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La Suisse est-elle raciste envers les Français?

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Jeudi, 14 Avril, 2016 - 05:49

Interview. Installée en Suisse depuis 2008, la journaliste Marie Maurisse publie une enquête très étayée sur les différences culturelles entre les Suisses et les Français.

La Suisse est devenue la première terre d’immigration du peuple français. Ils sont près de 400 000 à travailler en Suisse, et 200 000 à y vivre. Si bien que notre pays abrite la plus grande communauté française, hors du territoire, devant celle de New York ou de Pékin. En période de marasme économique, la Confédération leur apparaît comme un nouvel eldorado. Marie Maurisse, correspondante en Suisse pour Le Monde, et collaboratrice de L’Hebdo, a écrit une enquête fouillée pour leur dessiller les yeux.

Non, il ne faut pas se fier aux apparences, le paradis helvète peut se révéler un enfer pour le migrant français. Elle en sait quelque chose, elle qui vit depuis 2008 dans le canton de Vaud, entre Montreux, Cully et maintenant Lausanne. Elle publie aux Editions Stock le fruit de ses investigations: Bienvenue au paradis! Enquête sur la vie des Français en Suisse, un livre choc.

A vous lire, la Suisse serait une «prison dorée» sans chaleur humaine, où les rues sont désertes dès 22 heures… Cela fait froid dans le dos!

Si l’on part s’installer dans un pays lointain, dont on ne parle pas la langue, on peut s’attendre à devoir s’adapter. Ce qui trompe les Français qui viennent en Suisse, c’est qu’ils croient arriver en terrain connu. C’est faux, la culture entre les deux pays diffère beaucoup. Le terme «cage dorée» revient fréquemment dans la bouche des Français vivant en Suisse que j’ai pu interroger. Ici, on a la liberté et la puissance économique d’entreprendre. On est moins muselés qu’en France. C’est un appel fabuleux pour les Français! Mais il manque un tas de valeurs auxquelles les Français sont très attachés, ce qui peut donner lieu à des situations inconfortables.

Quelles valeurs manquent aux Suisses?

Dans les rapports humains, il est déconcertant de constater que les conversations sont moins faciles, ou que les invitations sont plus rares. Certains Français m’ont raconté qu’ils avaient invité leurs voisins suisses. Et attendu désespérément une invitation en retour, qui n’est pas venue. En France, on aime beaucoup accueillir chez soi. C’est un pays de repas partagés, de convivialité. En Suisse, cela existe aussi, mais prend plus de temps. Il faut comprendre ce pays, savoir où l’on va débarquer, avant d’y aller.

Il y aurait, d’après vous, plus de points communs entre la Suisse et le Japon qu’entre la France et la Suisse. Pourquoi une telle différence entre deux «cousins» qui parlent la même langue?

Il y a deux choses essentielles selon moi. D’abord la retenue, la pudeur et la modération des Suisses, liées au protestantisme. Lorsque l’on parle avec un Suisse, cela n’a rien à voir avec la conversation que l’on pourrait entretenir avec un Français. Les codes changent. Je fais des généralités, bien évidemment, mais lorsque l’on s’adresse à un Suisse, le dialogue est plus lent, plus posé, moins spontané. Moins brutal. Il faut modérer ses propos, avoir des égards avant de formuler une critique.

Dans mon pays d’origine, tout va plus vite, les rapports humains, la politesse sont moins codifiés. Enfin, deuxième différence de taille, la Suisse est un pays ultralibéral, politiquement et économiquement. Tout l’inverse de son voisin. En France, nous avons connu des guerres, une riche histoire syndicale. Il y a une très forte idée du collectif. Chez vous, pays morcelé, l’individu est au cœur du système. Il se sent responsable de la bonne marche du pays. L’individu porte en lui l’idée de la loi. Le rapport à la politique, à l’école, au travail s’en trouve modifié. Je dirais qu’il y a des plus et des moins dans chacun des deux systèmes.

Le Suisse n’hésiterait pas à exercer la délation…

C’est ce qui choque le plus les Français: que le Suisse puisse dénoncer son voisin à la police, parce que ce dernier est mal garé. C’est inimaginable en France. Nos familles ont connu la guerre, l’Occupation. Dénoncer son voisin, c’est, historiquement, une notion insupportable. La Suisse est une société du contrôle. J’ai écrit pour Le Monde un reportage sur les sacs poubelles helvètes, qui sont taxés, et sur la police des poubelles. Cela a beaucoup impressionné les lecteurs.

Cette incompréhension existe-t-elle aussi entre les régions de l’Hexagone? Que disent les Parisiens, lorsqu’ils entendent votre accent du Sud?

Marseille et Paris se détestent, Toulon et Bordeaux sont en concurrence… De nombreux villages ne peuvent pas se sentir. Il est vrai que lorsque je suis à Paris, j’entends beaucoup plus de remarques sur mon accent que lorsque je suis à Lausanne. Les Suisses sont assez ouverts aux régionalismes français. Paris est un ennemi commun… Les Suisses se sentent plus proches d’une Toulousaine que d’une Parisienne!

Pourquoi habitez-vous en Suisse?

C’est devenu mon pays d’adoption. J’y suis venue pour rejoindre mon compagnon, un Franco-Allemand, il y a sept ans. Je me suis adaptée, transformée. Finalement, ce qui m’avait étonnée au début, dans les rapports humains, me plaît aujourd’hui: le respect accordé à l’autre. Ici, on laisse davantage parler l’autre, on l’écoute plus. C’est beaucoup plus doux. Dans le monde du travail, on peut évoluer plus vite, la compétence est reconnue bien avant les diplômes. Enfin, ce que j’adore, c’est l’accès donné à la culture. Rien que sur le bassin lémanique, nous avons accès à une offre d’excellente qualité.

Quitte à vous installer dans un pays où, vous le rappelez, les prix des produits de base sont 41,4% plus élevésque la moyenne européenne?

Je n’ai jamais voulu être frontalière. La France voisine ne me paraît pas si belle que la Suisse. Faire les trajets, changer de pays tous les jours, cela m’aurait mise mal à l’aise. Même si je comprends que des gens le fassent. Je me suis dit: «Tu habites là, tu vas en payer le prix.»

Vous écrivez que même l’accouchement est douloureux en Suisse. On demanderait aux femmes de souffrir en enfantant… On a vu mieux, comme «paradis».

J’en sais quelque chose, j’ai accouché en Suisse il y a deux ans! En Suisse alémanique surtout, le recours à la péridurale est très restreint. C’est comme si on devait toujours accoucher dans d’atroces souffrances. Et si on demande la péridurale, c’est qu’on est douillette! Plus généralement, le statut de la femme est très différent entre les deux pays. En Suisse, on considère encore globalement que la femme doit rester à la maison et faire des enfants. De l’autre côté de la frontière, avoir un travail et un enfant en même temps va davantage de soi. En général, je dirais que du point de vue de l’accouchement, de la garde, des tarifs des crèches, de l’organisation du travail et de la prise en charge de la mère, il est beaucoup plus difficile d’avoir un enfant en Suisse qu’en France.

Pourquoi avoir écrit ce livre?

Pour digérer ces sept ans passés en Suisse. Je suis arrivée au bout d’un cycle d’acculturation. Aujourd’hui, je m’y sens chez moi. Mais cela n’a pas toujours été facile. Ce livre m’a permis de tirer des leçons, de prendre du recul. Et cela me tenait à cœur de raconter la vraie vie des Français venus en Suisse pour des raisons économiques, et qui sont victimes de discrimination.

Justement, à vous lire, les immigrés français seraient l’objet d’incivilités et de racisme en Suisse.

Pas tous, mais un sentiment anti-français s’est développé, on ne peut le nier. Il y a eu un changement en 2009, lorsque la Suisse a signé les accords sur la libre circulation. Les frontières se sont ouvertes et le nombre de Français qui ont débarqué a explosé. C’est justement à ce moment-là que je m’installais dans le canton de Vaud. J’ai pu observer que de plus en plus de Français voulaient venir en Suisse, qu’ils considéraient comme un eldorado. Et j’ai constaté le rejet parfois assez fort de la part des Suisses.

Il y a peu d’études sur le sujet. Cela me semblait important de dire aux Suisses: attention! Le discours anti-français n’est pas différent d’un discours anti-arabe ou anti-chinois. Il faut être prudent avec ce genre d’approche, même si c’est formulé sur le ton de l’humour. Quand on dit qu’on est Français, on nous soupçonne aussitôt d’aller faire nos courses en France voisine, de compter nos sous… (soupir), c’est pénible. Le Français qui vient ici pour travailler met le poing dans la poche. Il est déjà perçu comme un «emmerdeur», alors il a de la peine à dire: «Lâchez-moi la grappe avec vos blagues!»

Vous écrivez que les Français sont en Suisse ce que les Roms sont en Italie…

Oui, le Français est le bouc émissaire du Suisse. Cela peut aller de la taquinerie au véritable agacement, jusqu’à l’agressivité. Pour moi, c’est du racisme.

Plus généralement, l’étranger est un sujet problématique pour la Suisse, aujourd’hui. Mais rares sont les gens qui s’en offusquent publiquement. On laisse l’agacement s’exprimer librement, y compris par rapport au Français. Je n’aimerais pas donner de leçons, la France non plus n’est pas exemplaire dans le domaine… Mais il faudrait que la Suisse, pourtant multiculturelle, admette qu’elle a un problème avec ses étrangers.

Ce racisme a pu aller jusqu’au meurtre. Vous revenez ainsi sur un fait divers genevois, l’assassinat d’Alexandre Gatti, que vous vous gardez d’ailleurs pudiquement de nommer dans le livre.

Oui. C’est le cas de ce Lyonnais, cadre des Transports publics genevois assassiné par un partisan du MCG. Le chapitre qui lui est consacré est pour moi le plus important du livre. Je voulais montrer que le racisme ambiant peut parfois déboucher sur quelque chose de plus violent. Mais il n’y a pas beaucoup d’exemples. La Suisse, ce n’est pas non plus le Ku Klux Klan! Toutefois, sous ses dehors tranquilles et paradisiaques, ce pays peut se révéler violent pour les immigrés français. Dans ce cas précis, on ne peut pas dire que ce soit un meurtre racial, et pourtant le contexte politique anti-frontalier que l’on rencontre à Genève a beaucoup joué dans cette histoire.

Là non plus, on ne l’a pas assez dit. Je ne pense pas que le meurtrier aurait tué son chef d’équipe si ce dernier avait été Suisse. Et s’il n’y avait pas ce discours décomplexé anti-frontalier, il y aurait peut-être moins de violence au travail, notamment à Genève, entre résidents et frontaliers. Une étude existe, à ce propos, qui prouve que les employés français subissent plus d’incivilités dans les entreprises suisses que les autochtones. Le meurtrier, pour revenir à lui, a reçu de nombreuses lettres de soutien pour avoir abattu un frontalier.

Comment avez-vous réagi à la couverture de «L’Hebdo», «Au secours! Mon chef est Français», qui avait beaucoup fait parler d’elle sur les réseaux sociaux? C’était en juin 2015, et vous étiez en train de rédiger votre essai…

Je l’évoque dans le livre. Je sais, pour connaître les gens qui font votre journal, que ce n’était pas mal intentionné mais à caractère humoristique. Mais c’est, encore une fois, un thème sensible. Le traiter ainsi, c’était s’aventurer sur un terrain glissant. La stigmatisation d’un groupe social basé sur ses origines, je le répète, c’est du racisme. Dire que les Français fonctionnent par cooptation, c’est délicat. Beaucoup travaillent en Suisse de manière très discrète, savent se faire tout petits, respectent avec une grande joie les us et coutumes helvétiques. Ce n’est pas parce qu’un ou deux directeurs de ressources humaines se la pètent qu’il faut en tirer des généralités.

Pensez-vous que c’est la première fois dans l’histoire que les Français se trouvent dans la position d’immigrants peu qualifiés? Comme les Maghrébins qui immigrent en France…

Il me semble que c’est une première, en effet. Les Français ont émigré pendant la colonisation. Mais ils étaient en position de force. La France a changé et elle doit en prendre conscience. Il faut qu’elle réalise que certains de ses citoyens sont aujourd’hui obligés d’aller travailler en Suisse pour survivre. Longtemps, les migrants français qui venaient ici étaient des experts. Des chirurgiens, des ingénieurs, des professeurs d’université, etc. Ces dernières années, il y a eu un afflux de Français peu formés, voire pas formés, ou dans des branches dans lesquelles il existe une concurrence forte. Ces gens bossent, ils ne font pas semblant! Ils sont moins payés que les Suisses, et en plus on les rabroue.

A quoi sert ce dénigrement? Pour l’expliquer, vous avez recours à l’ethnopsychiatrie, dans un chapitre passionnant.

L’ennemi est toujours utile pour resserrer les liens de la communauté. En Suisse alémanique, on se focalise sur l’Allemand. C’est un mécanisme connu. La Suisse est un pays tellement divers, multiculturel et plurilingue – entre un Zurichois et un Valaisan il y a quand même pas mal de différences! Elle a donc besoin de s’unir, contre une Europe perçue comme menaçante. 


PROFIL

Marie Maurisse

Originaire de Toulouse, la Française de 33 ans est arrivée en Suisse en 2008. Elle a travaillé comme journaliste au sein de la rédaction de L’Hebdo, avec laquelle elle collabore toujours. Elle est aujourd’hui correspondante du Monde en Suisse et vit à Lausanne.

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François Wavre / Lundi13
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