Eclairage. Soumise en votation le 5 juin prochain, l’initiative «Pro Service Public» déchire les magazines de consommateurs et la gauche.
Qui croire? Le 5 avril dernier, la conseillère fédérale Doris Leuthard ouvrait la campagne contre l’initiative «Pro Service Public» lancée par des journaux de consommateurs. «Le service public est excellent en Suisse et tout le monde peut accéder aux prestations. Cette initiative est donc inutile», martèle-t-elle. Ce n’est pas précisément l’avis de tous les clients des trois entreprises que sont La Poste, les CFF et Swisscom. Le 19 mars dernier, une centaine de personnes ont marché de Serrières à Neuchâtel pour protester contre la fermeture de quatre offices postaux. Et sur les sites ma-poste.ch et mon-train.ch, les commentaires fusent pour critiquer la baisse de qualité des prestations. «Ni grincheux, ni râleurs, ni pinailleurs! Nous sommes juste des clients», s’exclame un internaute.
Quel abîme entre le discours officiel, selon lequel la Suisse serait la championne du monde du service public, et le ressenti des utilisateurs des anciennes grandes régies! Celles-ci sont aujourd’hui toutes profitables: 246 millions en 2015 pour les CFF, 645 millions pour La Poste et même 1,3 milliard pour Swisscom. Grâce à cela, la Confédération a pu engranger près de 700 millions de francs de dividende. Pas vraiment étonnant que le Conseil fédéral s’en frotte les mains.
Et le consommateur, dans tout cela? N’est-il qu’un râleur qui se plaint la bouche pleine? Un oublié de la modernité qui n’est pas connecté «7/7 24/24» ou, très crûment dit, un loser rétrograde? Au début des années 2010, les magazines du groupe Konsumenteninfo AG constatent que les plaintes concernant le service public grimpent en flèche. Comme ni le monde politique ni les syndicats ne font mine de s’en alarmer, ils lancent l’initiative populaire «Pro Service Public». En s’adressant à leur public de 2,5 millions de lecteurs, ils recueillent 120 000 signatures en un peu plus d’un an, ce qui témoigne de leur force de mobilisation.
Explosion des tarifs
En Suisse romande, c’est la rédactrice en chef de Bon à savoir, Zeynep Ersan Berdoz, qui incarne l’initiative. Cette journaliste de Blonay, mère de deux filles adultes, n’a pas vraiment le profil des nostalgiques qui pensent que tout était mieux du temps des PTT. Très présente sur les réseaux sociaux, elle vit avec son temps. A sa tête depuis dix ans, elle a sans cesse développé un magazine qui compte aujourd’hui 100 000 abonnés et touche 400 000 lecteurs. L’an dernier, elle a créé une plateforme, Plaintes.ch, qui recueille 50 réclamations par semaine, lesquelles sont transmises aux entreprises incriminées avec un délai pour y répondre. A cela s’ajoutent les 150 doléances hebdomadaires transmises directement à la rédaction.
Zeynep Ersan Berdoz est donc bien placée pour prendre le pouls des consommateurs à propos du service public. Son état des lieux? «Globalement, le service public se porte plutôt bien, indiquet-elle. Mais il y a des dérives, notamment une diminution drastique des prestations et une explosion des tarifs. Il est donc indispensable de définir le service public dans la constitution afin qu’il soit accessible à tous à un prix abordable.»
Du côté de La Poste, le nombre de boîtes aux lettres a diminué de 30% et celui des offices de 37% en dix ans. Quant au prix de l’abonnement général des CFF, il a augmenté de 30% depuis 1999, soit quatre fois plus que la moyenne des prix en Suisse. Cela sans parler des tarifs de Swisscom qui, en dépit des baisses consenties, restent largement supérieurs à ceux des pays voisins.
Malgré toutes ces tendances inquiétantes, les magazines de consommateurs se retrouvent aujourd’hui bien seuls dans cette campagne. Jamais les avocats naturels du service public, à savoir la gauche et les syndicats, ne sont montés dans le bateau pour soutenir l’initiative. Au contraire, ils l’ont très vite combattue assez férocement.
En cause, la toute première phrase du texte de l’initiative, qui amenderait l’article 43 de la Constitution fédérale: «Dans le domaine des prestations de base, la Confédération ne vise pas de but lucratif et ne procède à aucun subventionnement croisé au profit d’autres secteurs de l’administration.» Cette phrase donne lieu à des débats parfois hargneux entre les initiants et la gauche, qui l’interprètent très différemment.
Très vite, le PS s’est distancié de l’initiative. Son président, Christian Levrat, n’y a jamais cru. L’ancien président du Syndicat de la communication, naguère tribun bloquant des centres de tri aux aurores et figure de proue de l’initiative «Pour une Poste forte», aurait pourtant été l’allié naturel des magazines de consommateurs. Les deux parties se voient en 2014, mais sans résultat.
Aux yeux des camarades, cette initiative affaiblit ce qu’elle prétend promouvoir. En cas de oui, le prix des timbres ne baissera pas, les toilettes des trains ne seront pas plus propres et aucune connexion internet ne deviendra plus rapide. Deux points inquiètent le PS: l’abandon du but lucratif pour les entreprises et celui des subventionnements croisés. «Cette initiative empêchera les entreprises de procéder aux investissements nécessaires pour garantir un service public de qualité. Elle ne vise que le prix des prestations, alors que leur qualité est au moins aussi importante», estime le Fribourgeois Christian Levrat. Quant au conseiller national vaudois Jean Christophe Schwaab, il renchérit: «Si on interdit les subventionnements croisés, qui permettent à un secteur rentable de financer un autre qui ne l’est pas, on tue la Suisse. Cette initiative est une attaque contre la solidarité confédérale.»
Impôt déguisé
Aujourd’hui, les initiants se sentent mal compris. «Nous ne disons nulle part qu’il faut interdire les bénéfices. Nous voulons simplement qu’ils soient réinjectés dans l’entreprise qui les a générés pour financer le service universel et les projets de développement. En revanche, ils ne doivent pas être versés dans les caisses de la Confédération, car ils constituent dans ce cas un impôt déguisé», précise Zeynep Ersan Berdoz.
Ces déchirements au sein du camp des défenseurs du service public prennent l’allure d’un immense gâchis. Car le PS comme les magazines de consommateurs se rejoignent sur deux questions au moins. Ils sont d’accord d’introduire une disposition pour ancrer le service universel dans la Constitution. «Oui, ce serait souhaitable», note Jean Christophe Schwaab. En automne 2015, une motion de commission allant dans ce sens n’a pas trouvé grâce devant les Chambres.
Les deux parties sont aussi d’accord pour dénoncer la dérive des revenus accordés aux patrons des trois anciennes régies fédérales. L’initiative exige de les réduire au salaire annuel d’un conseiller fédéral, à savoir 475 000 francs. Or, les CEO de La Poste et des CFF, Susanne Ruoff (985 000 francs) et Andreas Meyer (1,046 million), gagnent deux fois plus. Quant au grand patron de Swisscom, Urs Schäppi, il touche même quatre fois plus (1,832 million).
Ayant été rejetée par tous les parlementaires sans exception, l’initiative «Pro Service Public» court à la défaite. Secrétaire général de la Fédération romande des consommateurs, Mathieu Fleury ne soutient pas non plus ce texte. «Le service public est un combat juste et important. Mais tenter de le promouvoir dans un seul article constitutionnel au sein de trois entreprises qui font face à des réalités très différentes n’est pas la bonne solution», constate-t-il. Pour lui, les CFF sont victimes de leur succès et il s’agit de se battre pour que le prix des billets demeure un «prix politique», soit acceptable pour tous les usagers.
La Poste, quant à elle, a un problème de communication: si elle a bien étoffé son offre pour répondre à l’évolution du comportement de ses clients, ceux-ci ignorent souvent ces nouvelles prestations. Enfin, Swisscom, de par sa position historique dominante, n’a toujours pas de rivaux sérieux. «C’est un problème de concurrence, pas de bénéfices», explique Mathieu Fleury. L’initiative «Pro Service Public» a beau avoir peu de chances de l’emporter le 5 juin prochain, elle rend tout de même les entreprises concernées très nerveuses. Les CFF comme La Poste ont envoyé un courrier à l’ensemble de leur personnel pour l’inciter à la rejeter.
«Nous respectons la liberté d’expression de nos collaborateurs et n’avons donc donné aucune consigne de vote. Mais La Poste a tenu à présenter de manière factuelle et objective les conséquences de cette initiative si elle était acceptée», se défend-elle. Ce n’est pas l’avis de Zeynep Ersan Berdoz: «Cette lourde pression sur les employés enfreint clairement les règles de la démocratie.»