Interview. Le grand reporter français signe «Frontières», un récit aux frontières des guerres et une réflexion sur la mondialisation.
En Afghanistan, il recueille la confession de Massoud. En mer de Chine, il participe aux opérations de sauvetage des boat-people vietnamiens. En Californie, il marche sur les traces de Jack London. Correspondant de guerre et grand reporter français, grandi quasi orphelin dans les montagnes du Mercantour entre France et Italie, Olivier Weber couvre de nombreux conflits, comme ceux de la Tchétchénie, du Sahara occidental, de l’Erythrée. Ecrivain, réalisateur, président du Prix Joseph Kessel, il a inauguré à Sciences-po Paris le cours Géopolitique des drogues et des guérillas. Ambassadeur de France itinérant dédié au trafic d’être humains, il a passé pour Frontières (Ed. Paulsen) deux ans aux frontières les plus difficiles de l’Irak, de l’Iran, du Pakistan, de Macao, du Cambodge, de l’Amazonie, du Haut-Karabakh ou du Maroc.
Depuis trente ans, vous sillonnez les zones du monde les plus reculées et conflictuelles. Pourquoi être reparti uniquement sur les frontières?
Je voulais revoir ce qui se passait dans ce monde dit de la mondialisation mais qui, en même temps, n’a jamais été aussi fermé. Depuis l’effondrement de l’URSS, en 1991, on a créé 26 000 kilomètres de frontières, sans compter les murs à l’intérieur des pays. Les frontières offrent des points de vue sociaux, culturels, économiques et géopolitiques qui nous décentrent des opinions façonnées par les capitales.
Partout, vous montrez ce monde qui vit de la frontière, les métiers de la frontière, à nuls autres pareils, légitimes et surtout illégitimes…
Passeurs, trafiquants, migrants, humanitaires... La contrebande est toujours l’activité la plus présente, souvent organisée par des responsables politiques ou religieux corrompus. L’Etat centralisé, souvent, ne veut pas de problèmes avec les gardes-frontières: il est lui-même parfois à l’origine des trafics. Le trafic de drogue est par exemple une source de revenus économiques importants, tout comme la traite des êtres humains, en augmentation constante. L’hypocrisie qui règne de part et d’autre des frontières est énorme. On a souvent de grandes fractures de part et d’autre d’une frontière, et les échanges, licites ou illicites, mettent de l’huile dans les rouages.
Au point que la vie économique de la frontière est souvent plus importante que son rôle politique…
Dans les années 1980, si l’Italie est devenue la 5e puissance économique mondiale, c’est grâce à son marché noir, qui représentait 40% de son PNB. La drogue de contrebande représente 60% du PNB de l’Afghanistan. La pression pour développer ces marchés est énorme. Surtout que la drogue représente la plus grosse péréquation entre le poids et la rentabilité: ce ne sont pas 10 000 camions de pétrole qui arrivent ou dix convois d’armes, mais un seul kilo acheté à 5000 dollars que l’on peut valoriser à un million d’euros à Lausanne ou à Paris! Je suis frappé par la violence économique qui règne à certaines frontières. Par exemple, lorsque vous êtes au Brésil et que vous regardez la Guyane française, de l’autre côté d’un simple fleuve, les rapports de PNB par habitant sont de 1 à 8 ou 10! Idem entre le Mexique et les Etats-Unis, ou Tanger et l’Espagne.
Ce qui ne fait pas de vous pour autant un tenant du mouvement No Borders, qui milite pour la liberté de circulation et l’abolition des frontières…
Absolument. J’ai été frappé par nombre de migrants, pourtant coincés aux portes de l’Europe, qui m’ont fait l’éloge de la frontière. Ils veulent passer mais ne remettent pas en question son existence. Ils respectent leur pays de départ, souhaitent y retourner un jour. No Borders est irresponsable et irréaliste: en abolissant les frontières, on crée du populisme, on détruit les cultures existantes. La frontière est définissante, elle permet de respecter l’Autre. Elle sépare mais relie aussi, en créant de l’altérité. Et il faut respecter le principe de l’intangibilité des frontières, même si leur tracé est discutable. En 2011, l’ONU crée le Soudan du Sud. Résultat: dix mille morts et une guerre civile un an après.
Le projet d’une Europe sans frontières intérieures vous fait donc sourire?
Le mythe du sans-frontiérisme crée du populisme et du repli sur soi. Il crée aussi une Europe à plusieurs vitesses. D’autant plus qu’elle est régie par un centralisme économique mais pas politique. Schengen, décidé il y a une vingtaine d’années dans un tout autre contexte, ne doit pas être gravé dans le marbre. Il faut être capable de réajuster le tir, sinon on favorise l’extrême droite, les violences sociales et l’infiltration par Daech. Les frontières de l’Europe sont devenues poreuses. La mer Egée est le fief des trafiquants d’êtres humains. Les passeurs sont les négriers des temps modernes. Comment protéger ceux qui fuient les dictatures, un Moyen-Orient en feu dont l’incendie a été allumé par les Occidentaux, depuis la guerre en Irak? Il faut réfléchir aux suites d’un conflit, avec ses migrations, ses masses d’hommes, de femmes et d’enfants sur le chemin de l’exil.
Vous êtes parti avec, dans votre sac, peu d’habits mais les livres de vos écrivains-reporters fétiches: Hemingway, Dos Passos, Aragon, Ibn Battuta… Pourquoi s’encombrer?
Ce sont des gens qui ont vécu et chanté la frontière. Je leur dois tout. Enfant, j’étais berger dans l’arrière-pays de Nice, près de la frontière italienne. Dès l’âge de 8 ans, j’ai voulu partir, écrire, voyager. Le grand reporter a été la première incarnation de ce rêve. Je lisais Goethe, trouvé à la bibliothèque du village, à mes chèvres. J’ai emmené ces livres pour leur rendre hommage. Et parce que, en tant que reporter de guerre, vous voyez des choses horribles, traumatisantes. Malaparte ou Kessel ont vécu la même chose. Puis ils sont passés au roman pour réinventer la vie et la mort.
Le métier de grand reporter de guerre suscite-t-il assez de vocations?
Il n’y a pas de grand ni de petit reporter. Le reportage commence dans les arrière-boutiques des capitales européennes, les restaurants et leurs plongeurs pakistanais. Il y a des violences qui ne sont pas des violences de guerre qu’il faut raconter. Le risque des reporters de guerre professionnels est de légitimer les conflits. La règle d’or du reporter est d’écrire avec son cœur et la plus grande honnêteté. On ne peut pas empêcher la subjectivité, mais il faut écouter tous les partis. Et puis il faut se battre contre la dictature de la vitesse, revendiquer du temps pour chercher, écrire.
Les moyens électroniques ont changé le métier: on peut vous sauver avec votre téléphone portable mais aussi vous repérer. Vous êtes surveillé dès votre arrivée à la frontière syrienne par exemple. Nous autres reporters sommes des transmetteurs. En tant que tels, nous devenons des cibles, des empêcheurs de dictatoriser en rond, des témoins gênants. Ou des monnaies d’échange... J’étais un jour, à Gaza, seul reporter étranger avec un journaliste de la BBC. Lui s’est fait enlever par un combattant palestinien et est resté six mois dans une cave, les yeux bandés, une ceinture d’explosifs autour du ventre. C’était lui ou moi.
Vous racontez la dromomanie des écrivains voyageurs Ryszard Kapuscinski ou Albert Dadas, grands marcheurs qui ne supportaient pas qu’une frontière leur résiste. Etes-vous atteint du même mal?
Je crois bien. J’ai un besoin irrépressible de parcourir le monde. Je suis persuadé que nous avons tous au fond de nous une nostalgie des origines. Nous sommes des peuples nomades qui avons été sédentarisés. Nos muscles ne sont pas faits pour rester assis. Je n’ai jamais été aussi heureux qu’en buvant du thé avec des paysans de Birmanie à 3000 mètres d’altitude.
Après la frontière de l’Ouest et la frontière de l’espace, quelle est la dernière, dernière frontière?
La compassion et l’altruisme. Après être allés au plus loin et au plus haut, nous devons maintenant nous plonger en nous et dans notre responsabilité d’êtres humains. Et remettre en question notre rôle sur terre. Qui ne peut se résumer à celui de massacreur d’espèces...
Quelle frontière traversée vous a demandé le plus d’efforts?
D’abord la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan dans les fameuses zones tribales et la passe de Khyber. J’ai franchi cette ligne plusieurs fois, mais à chaque fois c’était compliqué, en raison des trafiquants, des talibans, des fondamentalistes. Je l’ai franchie un jour, voilà quelques années, déguisé en Afghan et dans une ambulance, par des pistes abruptes, à deux pas de l’ancien fort de Lawrence d’Arabie. La frontière était tendue, avec des combats, et moi caché sous une couverture avant de prendre un sentier de crêtes.
L’autre souvenir, c’est le passage de la zone des trois frontières entre l’Irak, la Syrie et la Turquie. J’ai dû passer trois jours dans un marais avec de l’eau jusqu’au cou pour éviter l’armée irakienne, et le fait de penser à Dos Passos, qui avait franchi la même frontière dans les années 20, m’a redonné espoir! Ensuite des champs de mine et un fleuve franchi à la nage par deux degrés. Les deux résistants qui m’accompagnaient voulaient se suicider le soir même. Deux jours après, ils étaient toujours là et ont parlé de natation et de poésie soufie, ce qui détend toujours l’atmosphère.
Quelle frontière rêvez-vous encore de traverser?
Je suis allé au Mexique plusieurs fois, j’ai vécu en Californie, où je retourne assez souvent. Je connais la frontière entre les deux pays mais n’ai jamais pu la traverser à pied ou en bus. C’est ce que j’appelle une frontière drastique, l’une des plus violentes du monde, y compris sous l’angle de la violence économique. Sans doute pour un autre voyage...