Antoine Menusier
Décodage. Le refus, chez un homme, de serrer la main d’une femme qui n’est pas la sienne découle d’un propos attribué à Mahomet. Dans l’islam sunnite et sous l’influence du wahhabisme saoudien, le juridisme de la tradition prophétique, ces dernières décennies, a comme éclipsé le Coran. Un phénomène particulièrement ancré dans la jeunesse dont l’Etat islamique a su tirer profit.
Lorsqu’ils militaient au pôle jeunesse de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), Omero Marongiu-Perria et ses camarades s’appliquaient à ne pas serrer la main des femmes. «On employait des stratégies pour éviter de devoir le faire, se souvient-il. Quand cela arrivait malgré tout, on s’en sortait en se disant que c’était un petit péché.»
Devenu sociologue de l’ethnicité et des religions, n’appartenant plus à l’UOIF, une structure proche des Frères musulmans, Omero Marongiu-Perria, fils d’immigrés italiens converti à l’islam à 18 ans, se conformait à l’époque aux hadiths. Comme les deux adolescents musulmans de l’école secondaire de Therwil, dans le canton de Bâle-Campagne, il adhérait à la sunna, la tradition prophétique, soit l’ensemble des paroles, actes et préceptes attribués à Mahomet.
L’un des hadiths réglant l’«échange de poignée de main entre un homme et une femme» dit ceci: «Que l’on enfonce une aiguille de fer dans la tête de l’un d’entre vous vaut mieux pour lui que de toucher une femme qui n’est pas la sienne.» Ce propos prêté au Messager de Dieu, dont on peut penser qu’il vise à prévenir l’adultère et la relation sexuelle hors mariage, se veut dissuasif.
C’est peut-être à ce passage de la sunna que les deux frères de Therwil se réfèrent pour se soustraire à la coutume scolaire qui entend qu’un élève salue ses professeurs, hommes et femmes, en leur serrant la main. Le Conseil central islamique suisse (CCIS), d’obédience salafiste et par là même soucieux d’une stricte observance des hadiths, a apporté son soutien au duo frondeur. A l’heure du succès de Game of Thrones, le CCIS n’ignore rien de l’attrait qu’exerce l’islam, dans sa version la plus fantasmagorique et virile, sur une partie de la jeunesse en recherche d’absolu. La foi est ici un marché presque comme les autres, avec ses parts à conquérir. Les salafistes savent y faire.
Un rapport de force politico-religieux
«Il y a 40 000 hadiths, dont 4000 ont un caractère normatif, explique Omero Marongiu-Perria. Les 36 000 autres renferment des éléments de bienséance, contiennent des récits prophétiques, parlent de la fin du monde.» Les hadiths et le Coran sont les deux sources scripturaires de la foi. L’islam sunnite, qui englobe 80% des musulmans de la planète, les conçoit comme un tout indissociable. La tradition prophétique, qui a pour but d’«expliquer le Coran», a fait l’objet de compilations à partir du VIIIe siècle de l’ère chrétienne, jusqu’à la moitié du IXe (IIe et IIIe siècles de l’hégire).
La «science du hadith» est très codifiée. Elle trie entre les hadiths «authentiques» et «non authentiques», il y en a de «solides» comme il y en de «faibles». Cette hiérarchisation dépend de la fiabilité de la chaîne de transmission orale, autrement dit de la qualité des transmetteurs, depuis l’époque du prophète jusqu’à l’inscription de ses supposés dits et actes, parfois deux siècles plus tard. Les historiens de l’islam considèrent les hadiths comme l’enjeu d’un rapport de force politico-religieux dans les premiers siècles d’après la révélation coranique, ils ne leur prêtent généralement pas de valeur scientifique et les tiennent au contraire inventés pour une grande partie d’entre eux. Les croyants qui leur accordent foi sont d’un tout autre avis.
La hiérarchie qui prévalait dans cette profusion de règles et évocations divines aurait disparu. «Les prédicateurs saoudiens l’ont réduite à néant en ramenant tout au même niveau», observe Omero Marongiu-Perria. Le sociologue fait référence au quasi-monopole idéologique de la parole musulmane contemporaine, en main saoudienne depuis une quarantaine d’années, grâce aux pétrodollars et à son relais théologique, l’Université de Médine. «On constate une surenchère traditionaliste dans le monde arabe. Je parle de l’islam sunnite, celui qui nous concerne ici», note l’historien marocain Nabil Mouline, chercheur en France au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), auteur des Clercs de l’islam (PUF) et du Califat (Flammarion).
L’hérésie d’un état islamique
Cette surenchère n’est pas le seul fait de l’Arabie saoudite, où s’est développé le rigorisme wahhabite (du nom du prédicateur Mohammed Ibn Abd el-Wahhab) depuis, déjà, le XVIIIe siècle. «Elle est aussi alimentée par les Frères musulmans, apparus, eux, dans la première moitié du XXe siècle», relève le chercheur. La compétition entre wahhabites et «frères» peut être d’une extrême rudesse, comme dernièrement dans l’Egypte du maréchal al-Sissi, qui s’est appuyé sur les salafistes wahhabites pour écraser les Frères musulmans de l’ex-président Mohamed Morsi.
«L’escalade traditionaliste est le résultat de l’échec de la modernité dans les pays arabes à partir des années 1970, reprend Nabil Mouline. Les régimes autoritaires, que ce soit dans l’Egypte de Sadate, plus tard dans l’Irak de Saddam Hussein, dans la Libye de Kadhafi ou dans la Syrie du clan Assad, ont alors injecté du fondamentalisme religieux dans leur politique, pensant asseoir leur pouvoir.»
Doit-on parler d’un franc succès? L’Etat islamique, en restaurant l’institution califale, prétendue résurgence d’un mythique passé de conquêtes et de domination, s’est présenté comme l’original face à de pâles copies. Daech, l’autre nom de cet ensemble étatique autoproclamé, qui serait aujourd’hui en recul sur plusieurs fronts, fait assaut de hadiths à des fins de propagande et de recrutement. Il cite aussi des sourates du Coran, mais le texte coranique ne lui fournit pas toutes les sources souhaitées.
Aussi puise-t-il dans la tradition prophétique. «La presque totalité des imams et juristes musulmans du monde accuse l’Etat islamique d’hérésie. Il n’empêche, les textes dont il tire argument pour commettre ses actes existent», précise Nabil Mouline. Les bases scripturaires sont-elles, en l’espèce, solides ou faibles, authentiques ou non authentiques? C’est l’objet d’avis et de débats.
Daech n’a cure de ces arguties et met comme un point d’honneur à justifier, par des textes a priori sacrés, les mises à mort à la fois barbares et spectaculaires qu’il inflige. Exemple: l’exécution des homosexuels par précipitation dans le vide. Dans le numéro 4 de sa revue Dar Al-Islam, paru au premier semestre de 2015, l’Etat islamique se réfère à plusieurs hadiths, dont celui-ci: «Aboû Nadhra rapporte qu’il a questionné Ibn ‘Abbâs (cousin paternel du prophète Mahomet, ndlr) sur la peine de l’homosexuel. Il répondit: «On cherche la plus haute construction dans la ville, on le jette la tête la première puis on le lapide.» [Rapporté par Ibn Abî Chaybah].»
Même «souci» de licéité islamique pour l’exécution d’un pilote jordanien, brûlé vif en janvier 2015, Daech éditant une fatwa (un avis religieux) pour la circonstance: «[Le savant Shafi’i] Ibn Hajar, puisse Allah avoir pitié de lui, dit: «[Cette injonction] indique qu’il est permis de brûler vif, comme l’ont fait les Compagnons. Le Prophète a rendu aveugles deux hommes d’Arina [qu’il considérait comme des apostats et des criminels] au moyen d’un fer rouge. Khalid bin Al-Walid [l’un des Compagnons du Prophète] a également brûlé vifs des apostats.»
Ces exactions sont insoutenables, le cynisme de leurs auteurs ajoute à l’horreur. Les musulmans, à l’exception des membres de l’Etat islamique et de leurs aficionados, exècrent ces pratiques. La crise de l’islam vient d’une situation théologique totalement bloquée, estime Nabil Mouline: «Déclarer caducs, supprimer des passages de la sunna qu’on jugerait incompatibles avec le monde d’aujourd’hui, ou plus simplement hostiles à l’idée que nous nous faisons de l’humanité, cela signifierait une mise à plat globale du corpus. Or cela, les instances religieuses traditionalistes ne le veulent pas», affirme le chercheur.
La «normolâtrie»
L’esprit des hadiths, ce que l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou appelle la «normolâtrie», semble régner en maître. On en trouve des traces dans des jugements rendus au Maroc dans des affaires de mœurs, qu’il s’agisse de prostitution ou d’homosexualité, observe Nabil Mouline. «Le droit est ambigu, non seulement au Maroc, mais en Egypte aussi et même en Tunisie, dit-il. Des juges prononcent des peines qui s’inspirent de la charia, quand les articles de loi pourraient les conduire à être plus cléments, ou simplement à ne pas condamner du tout.»
En Europe, en particulier en France, les prédicateurs salafistes médiatiques, qui s’étaient signalés par des propos irresponsables sur l’enfer et la fornication avant la période des attentats, convoquant force hadiths, font pour une partie d’entre eux machine arrière toute. Tel autre, membre de l’UOIF, réalisant le potentiel explosif de certains de ces hadiths, en serait presque aujourd’hui à les soumettre un par un à la raison: même authentiques, ils sont sans objet s’ils nuisent à la paix civile. Ce n’est pas encore la révolution dans l’islam, mais c’est la prise de conscience, chez beaucoup, sans doute pas chez tous, qu’on ne peut plus dire n’importe quoi.