Servan Peca
Dossier. Depuis les restrictions sur l’utilisation du 2e pilier pour acquérir un bien, les dons et les prêts familiaux se sont substitués à l’épargne retraite. Enquête dans les méandres de ces nouveaux dossiers hypothécaires. Et analyse du marché canton par canton.
Sergio ne voulait d’abord pas parler. Et s’il a fini par accepter de raconter son expérience, c’est à une condition: que l’on utilise un prénom d’emprunt. Sergio n’a pourtant commis aucun crime ni délit. Avec son épouse et son enfant, il fait partie de ces ménages suisses qui ont raclé les fonds de tiroirs pour rassembler la somme nécessaire à l’achat d’un logement. S’il ne veut pas que l’on puisse le reconnaître, c’est parce qu’il sait «ce que les gens penseront de lui»: «Ils vont considérer que si je n’ai pas les moyens, je n’ai qu’à rester locataire.»
Au début de 2015, Sergio a pourtant fait le pas. Il s’est acheté un appartement de 4,5 pièces dans la région d’Yverdon-les-Bains (VD). Prix de vente: 530 000 francs. Pour que sa banque accepte de lui octroyer une hypothèque, il devait apporter 106 000 francs, soit 20% de la valeur de l’appartement.
Sans héritage ni épargne importante, cet employé d’une société informatique aurait pu piocher dans son deuxième pilier. Depuis 1995, les fonds de prévoyance professionnelle peuvent être retirés de manière anticipée pour acquérir un logement. C’était, à l’époque, une manière pour les autorités fédérales d’encourager l’accès à la propriété. Autrement présenté, c’était un bon moyen de relancer le marché immobilier après la crise du début des années 90.
Depuis, les prix sont nettement remontés. Au cours de la dernière décennie, ils ont même grimpé de 44% en moyenne suisse et de 56% dans la région lémanique, par exemple. Un rythme trop rapide, aux yeux de la Banque nationale suisse (BNS) et des autorités fédérales. Une surchauffe, pour ne pas dire une bulle, qui a décidé ces institutions à... décourager l’accès au crédit (lire Les sept freins à l'achat d'un bien). Depuis juillet 2012, le recours aux fonds du deuxième pilier est donc limité. Les emprunteurs doivent produire au moins 10% de fonds propres ne provenant pas de leur épargne retraite.
Concrètement, Sergio n’a pu récupérer que 53 000 francs via un retrait anticipé auprès de sa caisse de pension. Les 53 000 francs restants, c’était à lui de les trouver. Ailleurs. «Mes parents ont pu me prêter 45 000 francs, détaille-t-il. Le reste, je l’ai pris sur mon compte d’épargne.»
Son cas est loin d’être une exception. Depuis l’introduction de cette restriction, les plans B se sont multipliés dans l’immobilier. Souvent, les aides financières familiales s’imposent. Les parents font une avance sur héritage ou accordent un prêt. Ce sont, de loin, les deux modes de financement alternatifs les plus répandus, auxquels on peut ajouter les retraits de capital issu du troisième pilier. Ce sont les fonds que les banques acceptent. Des solutions plus bancales, il en existe quelques-unes. «On a vu apparaître des promoteurs qui prêtaient les 10% manquants à leurs acheteurs», raconte par exemple l’économiste immobilier de la Banque cantonale vaudoise (BCV) David Michaud.
A la BCV, la limite de 10% de fonds propres issus du deuxième pilier existe déjà depuis l’an 2000. L’idée sous-jacente: favoriser les particuliers qui ont su épargner. «Nous n’avons pas de statistique précise sur les modes d’apport de nos clients», précise néanmoins David Michaud. Au niveau national non plus, ce genre de données n’existe pas. En revanche, les dernières statistiques de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) détaillent les versements anticipés du deuxième pilier.
Chaque année, entre 2,1 et 2,7 milliards de francs font l’objet d’un retrait anticipé. Entre 2000 et 2010, leur nombre a varié entre 30 000 et 38 000, soit environ 70 000 francs par retrait. L’année 2013 n’a en revanche donné lieu qu’à 24 000 retraits, pour 1,75 milliard de francs. Le recul atteint presque 25%, par rapport à 2012.
Pour l’OFAS, pas de doute: la nouvelle disposition sur la provenance des fonds propres motive cette forte baisse. Une partie de cette variation peut aussi être expliquée par un effet d’anticipation. En effet, lors de notre enquête, nous avons pris connaissance de plusieurs cas de propriétaires qui se sont dépêchés d’acheter – d’apporter 20% de fonds issus de leur deuxième pilier – avant que la nouvelle règle n’entre en vigueur.
Des revenus qui ne suivent pas les prix du marché
Sergio, lui, n’a pas anticipé. A l’automne 2014, avec ses 106 000 francs en poche, il se rend à la banque. Son dossier hypothécaire a été accepté sans trop de difficultés, s’étonne-t-il encore aujourd’hui: «Je pensais qu’ils seraient plus méfiants vis-à-vis de quelqu’un qui a dû aller chercher de l’argent à gauche et à droite.»
Si cette part de subjectivité ne peut pas être écartée, Roland Bron a confiance en la probité des banques. «L’appréciation du conseiller est une chose, mais chaque dossier passe ensuite entre les mains d’un analyste des crédits, qui se base sur des chiffres et des faits concrets», témoigne le directeur romand de VZ, une société spécialisée dans le conseil financier. Et de préciser par exemple: «Pour qu’un prêt familial puisse être considéré comme des fonds propres, il doit être sans intérêts et non remboursable.»
Si de nombreux experts considèrent aujourd’hui que la règle des 10% a porté un gros coup à la demande, en éliminant des candidats potentiels, David Michaud a un avis un peu différent. Pour l’économiste, c’est surtout la progression, soutenue, des prix des logements qui n’a pas été accompagnée d’une hausse similaire des revenus.
La règle d’or, c’est que les charges d’un logement (taux d’intérêt calculé à 5%, 1,25% d’amortissement annuel et 1% de frais d’entretien) ne doivent pas dépasser un tiers des revenus. En se basant sur les statistiques des revenus nets, les calculs de la BCV montrent que la capacité des ménages locataires vaudois à assumer les charges d’un appartement en PPE valant 1 million de francs en 2015 n’avait pas été aussi basse depuis plus de vingt ans. En 1992, 8% d’entre eux pouvaient se le permettre. Cette part a augmenté jusqu’à 25%, en 2001. Mais aujourd’hui, du fait de l’évolution des prix, seuls trois ménages locataires vaudois sur 100 sont virtuellement capables d’assumer ladite tenue des charges pour cet appartement. Et ce, en dépit de taux d’intérêt toujours très bas (il est possible d’emprunter à dix ans à moins de 2%).
Des critères à assouplir
Les éléments qui feraient évoluer la situation sont identifiés: une hausse des salaires ou un assouplissement des critères d’octroi de crédit. Un autre semble se dessiner à moyen terme: une mutation de l’offre, «davantage orientée vers le segment locatif». «Dans la propriété, les surfaces pourraient aussi diminuer, ce qui rendrait les prix plus abordables, relève David Michaud. Sans cela, le marché s’acheminerait probablement vers une baisse des prix.»
De manière générale, Roland Bron, l’expert de VZ, est plutôt prudent lorsqu’il s’agit d’utiliser les fonds du deuxième pilier. Parce que si le versement anticipé n’est pas remboursé, il entraîne une forte diminution de la rente à la retraite, et peut-être plus encore en cas de décès ou d’invalidité. De plus, ajoute-t-il, le retrait est non seulement taxé par un impôt spécifique, mais il augmente également la fortune imposable du ménage, alors que ce même montant, lorsqu’il conserve son statut de capital retraite, bénéficie de conditions fiscales spéciales: il n’est pas imposé. Pour Roland Bron, le bon sens doit l’emporter: «Lorsque leurs dossiers sont vraiment limites, les clients doivent parfois se résoudre à attendre, soit que les prix baissent, soit d’accumuler plus de fonds propres.»
Sergio n’a pas voulu attendre ni réduire ses ambitions, il avait trouvé son bonheur. Il est très heureux d’avoir fait le pas. «Personne ne sait que mon dossier était limite.» A part sa banque et ses parents.
Logement: les cantons les plus accessibles et les plus chers
Ces deux tableaux montrent à la fois une photo de la situation du marché immobilier et son évolution. Pour les PPE: la partie en bas à gauche montre les cantons où la recherche d’un logement est la plus facile, où les conditions s’améliorent. A l’inverse, c’est dans le canton de Genève qu’il est le plus difficile d’acheter un appartement. Pour la location: la partie en bas à gauche affiche les cantons où dénicher une habitation est le moins compliqué et où cet exercice devient plus aisé. A l’inverse, c’est toujours à Genève que le marché est le plus tendu.
Note: le tableau est dressé sur la base des annonces de logements à vendre ou à louer et sur les abonnements de recherche de logements sur les sites internet spécialisés, et compare les situations de janvier 2015 et de janvier 2016. Source: Wüest & Partner