Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Les bébés de Daech

$
0
0
Jeudi, 28 Avril, 2016 - 05:50

Katrin Kuntz

Reportage. Le prétendu Etat islamique contraint ses esclaves sexuelles à avoir des relations protégées afin qu’elles demeurent disponibles. Beaucoup de ces femmes captives se retrouvent malgré tout enceintes. Quel est le sort de leurs enfants?

La nuit, lorsque Khaula s’endort enfin, elle rêve souvent de son enfant. Elle a eu son bébé, une fillette, après huit mois de captivité aux mains de l’Etat islamique. Le géniteur était son bourreau, un combattant de l’EI originaire de Mossoul. Il voulait qu’elle, la Yézidie, lui fasse un fils, il avait déjà assez de filles. C’était il y a un an. Khaula vit aujourd’hui seule en Allemagne, sans son enfant. Elle partage un foyer avec d’autres femmes libérées, en un lieu tenu secret dans le Bade-Wurtemberg. Khaula n’est pas le vrai nom de cette femme de 23 ans aux boucles sombres, car même ici elle reste sous la menace de sympathisants de l’EI.

Le land du Bade-Wurtemberg a accueilli un millier de femmes et d’enfants fuyant l’Irak afin qu’ils se remettent de ce qu’ils ont subi. Ces femmes ont été choisies en Irak par Jan Ilhan Kizilhan, psychologue spécialiste des traumatismes, qui s’est rendu là-bas une dizaine de fois. Auparavant, il a travaillé avec des femmes violées au Rwanda et en Bosnie. «Seules des femmes lourdement traumatisées ont pu venir en Allemagne, explique-t-il. Parmi elles, une Yézidie dont l’enfant a été enfermé par un djihadiste dans une boîte de tôle et exposé au soleil jusqu’à ce qu’il meure; une autre a vu son nourrisson battu à mort par son géniteur.»

En août 2014, l’EI s’emparait de la région du Sinjar, dans le nord de l’Irak, et tuait ou enlevait des milliers de femmes et de jeunes filles pour en faire des esclaves sexuelles à la merci de ses combattants. Des centaines de femmes qui ont réussi à échapper à leurs tortionnaires sont revenues enceintes. On pense que leurs enfants sont aujourd’hui des centaines en Syrie, en Irak, peut-être en Turquie, au Liban ou en Europe.

Le viol vu comme arme de guerre est aussi ancien que la guerre elle-même mais, sous l’égide de l’EI, il devient plus perfide encore: Daech oblige les Yézidies capturées à se protéger pour s’assurer que le commerce de ces femmes, qui sont revendues plusieurs fois entre les combattants, ne soit pas perturbé par une grossesse. Elles témoignent qu’elles ont reçu des pilules anticonceptionnelles de leurs geôliers: certaines les avalaient, d’autres les recrachaient en secret. L’une témoigne qu’elle était sodomisée pour éviter tout risque de grossesse.

L’histoire de Khaula

Les enfants de Daech n’ont en général pas plus de 18 mois. Ils sont la preuve d’une humiliation et un moyen de décomposer la société kurde. Il est difficile de dénicher ces enfants, car leur existence est taboue. Mais que signifient-ils pour les mères libérées? Et comment Daech réagit-il à ses esclaves enceintes? Les réponses ne s’écrivent pas en noir ou blanc. Voici l’histoire d’une population asservie, profondément blessée, qui montre une résilience stupéfiante.

Dans son foyer du Bade-Wurtemberg, Khaula commande un jus de pomme et une escalope aux haricots qu’elle ne mangera pas. Son récit durera plusieurs heures, elle ne pleurera pas, on dirait qu’elle narre le destin de quelqu’un d’autre. «Je vous raconte afin que ma famille, toujours détenue en Irak, ne soit pas oubliée.»

Le 3 août 2014, l’EI s’est emparé du village de Khaula. En l’espace d’un mois, 5000 personnes ont disparu. Khaula fut jetée dans un bus avec d’autres femmes et adolescentes, direction une prison. Vendue, elle devint propriété, à Mossoul, d’un combattant de l’EI nommé Abou Omar, âgé de 45 ans, qui l’a acquise pour 1,5 million de dinars irakiens, soit près de 1600 francs. Il lui dit «Tu m’obéis», avant de l’enfermer dans une habitation et de la déflorer brutalement.

Il l’a traînée par les cheveux jusqu’à son lit, étranglée, insultée et obligée à écouter les cris des autres femmes violées simultanément dans la même maison. Au bout de quatre mois, il a emmené Khaula dans sa propre maison où l’attendait son épouse, enceinte. Khaula devait l’aider, nettoyer, cuisiner. Khaula tenta de se pendre après avoir été battue par l’épouse, jalouse. L’homme avait déjà cinq filles. Il dit à Khaula: «Je veux que tu me fasses un fils.»

Exfiltration au kurdistan

L’Etat islamique a publié une notice sur la manière de traiter les femmes esclaves, que l’on a pu lire sur la Toile après la conquête de Sinjar. Il spécifie que les rapports sexuels sont licites. Le sort d’une esclave enceinte figure sous la rubrique «Valeur marchande». Question: «Si une prisonnière attend un enfant de son propriétaire, ce dernier peut-il la revendre?» Réponse: «Il ne peut pas la vendre si elle devient la mère d’un enfant.»

Donc, sa valeur marchande tombe à zéro, mais son statut s’améliore: en tant que mère, elle acquiert une position à mi-chemin entre esclave et femme libre. Elle n’est plus commercialisable, ne figure plus au bazar des vierges à l’aide duquel l’EI séduit ses jeunes recrues. La notice précise que, lorsqu’un homme acquiert une esclave sexuelle, il doit renoncer à avoir des rapports avec elle pendant un cycle menstruel ou deux. Cette abstinence, que le droit islamique appelle istibra, doit assurer que le ventre de l’esclave est «vide» et que le nouveau propriétaire ne se retrouvera pas avec un enfant non désiré.

Lorsqu’elle s’est sue enceinte, Khaula, à l’instar d’autres femmes esclaves, a tout fait pour perdre le fœtus. En vain. «Je ne veux plus voir ton ventre», dit l’épouse jalouse du djihadiste. Elle lui a apporté un téléphone, et Khaula a composé le numéro de son frère à Dahuk, au Kurdistan irakien, qui lui a donné l’adresse d’une connaissance. Elle a revêtu une burqa et accepté l’argent que lui a remis l’épouse. Elle fut prise en charge par un réseau spécialisé dans l’exfiltration de femmes vers le Kurdistan. On dit que 2000 femmes ont ainsi pu fuir les possessions de Daech, mais l’ONU estime que 3500 autres Yézidies sont toujours aux mains de leurs ravisseurs, d’autres sources parlent de 7000.

Dahuk, à 75 kilomètres de Mossoul, est le havre des survivantes de la terreur de Daech. Une mégapole de tentes où se retrouvent les femmes enceintes. C’est ici que sont pratiqués les avortements des rejetons de terroristes. Ou alors les adoptions. Khaula en était au sixième mois. Un soir, son oncle l’a prise à part: «Par pitié, pas d’enfant de Daech.» Elle a décidé d’avorter, une femme médecin lui a donné un remède destiné à provoquer les contractions. Elle mit au monde une petite fille, mais il y eut des complications: le bébé est mort.

Son cousin vint la chercher avec un linceul de plastique. Ils ensevelirent la petite prématurée au bord d’une route. «J’ai tué un enfant», se dit Khaula. Son oncle a sacrifié un mouton, elle s’est rendue à la source sacrée pour se laver puis a reçu la bénédiction de Baba Cheikh, le chef spirituel des Yézidis qui, depuis 2014, accueille par centaines des femmes déshonorées dans la communauté. Si son enfant avait survécu, il serait sans doute devenu le pupille de deux hommes qui, à Dahuk, prennent soin des bébés de Daech et de leurs mères: le Dr Nezar Ismet Taïb, qui dirige une clinique pour femmes survivantes, et le juge Mohammed Hasan, qui s’occupe de faire adopter les orphelins. Anonymement car, pour une famille yézidie, il est hors de question d’adopter l’enfant d’un musulman. Et pour l’enfant aussi, il vaut mieux ne jamais connaître la terrible vérité.

Sajedah , une «sœur» de Khaula

Les enfants amenés au Dr Taïb et au juge Hasan sont chanceux. Mais toutes les femmes ne s’adressent pas à leur organisation. Certaines sont trop traumatisées pour le faire. C’est le cas de Sajedah, jeune Yézidie de 18 ans qui vit dans une bicoque en périphérie de Dahuk. Sa fillette, Nura, se balance dans son berceau. Age: 5 mois. Sommeil: bon. Faim: souvent. Humeur: moyenne, car elle tousse. Les voisins murmurent que Nura est une enfant de Daech. La nuit tombe, la famille se réunit autour du berceau: des grands-parents, des tantes et des oncles. Et Sajedah qui paraît livide sous le néon. Elle sourit de-ci, de-là, puis son visage se fige en un masque.

Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure qu’elle nous confie: «Le bébé dans le berceau est mon enfant.» Elle vit en liberté depuis six mois, elle a mis au monde Nura après quatorze mois d’enfer, aux mains de son dernier bourreau dans la ville de Tall Afar. Enceinte jusqu’aux oreilles, elle lui a échappé cachée dans une citerne à eau, avec l’aide du réseau kurde opérant au sein de l’EI. Sajedah paraît gravement traumatisée. Il n’est pas sûr que son histoire soit exacte, car elle s’effondrerait plutôt que d’admettre que son bébé est l’enfant d’un combattant de l’EI. Elle parle de son mari, Misban, qui a disparu au combat contre l’EI. C’est son héros, elle a tatoué son nom sur son bras avec une aiguille et une pâte à base d’herbes.

Quand Daech s’est emparé de leur village, en août 2014, les habitants ont été emmenés en pleine nuit vers des centres de collecte. Pendant six mois, le jeune couple aurait été déplacé plus d’une fois. «C’est pendant ce temps que nous avons conçu notre enfant», dit Sajedah. Lorsque plusieurs familles ont réussi à s’enfuir, l’EI a séparé les couples. Après neuf mois de captivité, elle fut vendue pour la première fois, enceinte déjà d’environ quatre mois. Mais le premier djihadiste qui l’acheta la soumit à un examen aux ultrasons et la restitua comme on rend une marchandise défectueuse. Le deuxième lui frappa brutalement le ventre dans l’espoir de lui faire perdre son bébé. Le troisième ne la garda que cinq jours. Le quatrième, plus âgé, la soumit à son tour à un examen aux ultrasons. Il vit que ce serait une fillette. «Je vais la tuer, puis je te revendrai», aurait-il dit. On était à dix jours de la naissance.

Le besoin d’être reconnue

Lorsque celui-là dut s’absenter, Sajedah se connecta à son ordinateur, activa son compte Facebook et le réseau kurde parvint à la sauver. Nura est née à l’hôpital de Dahuk. «Je suis sûre que Nura est l’enfant de mon mari, murmuret-elle, mais, hormis mes parents, personne ne me croit.» Sajedah aurait voulu tuer son bébé avant de se suicider, mais sa mère l’a surprise dans ses préparatifs. Lorsqu’elle pleure, Nura subit de mauvais traitements de sa mère. Quand le père de Sajedah évoque les papiers d’identité qu’elle ne reçoit pas parce que nul ne connaît son mari, Misban, elle se lève comme une furie et tourne en rond dans la pièce. Il y a quelques semaines, quand une ONG l’a invitée à prendre un cours d’anglais à Erbil avec d’autres femmes qui ont survécu à Daech, elles en ont toutes profité pour prendre du bon temps ensemble, comme naguère, dix jours durant. Mais Sajedah n’a pas emmené son enfant.

En remontant dans le bus pour rentrer chez elle, cette femme fière qui rêvait de devenir avocate n’eut qu’une pensée: être une bonne mère pour Nura. Mais elle sait que ce sera dur.

© DER SPIEGEL
Traduction et adaptation gian pozzy

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Maria Feck / Laif
Maria Feck / Laif
Rubrique Une: 
Pagination: 
Pagination masquée
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles