Enquête. Toute une partie de la société ne supporte pas les bobos, ces bourgeois bohèmes cultivés, généralement aisés, sensibles à l’écologie, qui votent à gauche, défendent une société multiculturelle et des mœurs libérales. La droite nationaliste les discrédite systématiquement. Ce «bashing» qu’on connaissait en France sévit aussi en Suisse, comme d’ailleurs au Canada, en Allemagne ou en Pologne. Mais quand le populisme gagne du terrain, n’est-il pas l’heure de se réjouir de l’existence de cette classe moyenne qui résiste aux solutions simplistes? Un plaidoyer.
«Le bobo: cœur à gauche portefeuille à droite, gros complexe de supériorité morale, d’autant plus prêt à toutes les aventures politiques et sociétales, à revendiquer ses contradictions que ce sont les autres, forcément des ploucs, qui n’ont rien compris et en subissent les conséquences néfastes», lit-on dans une lettre de lecteur publiée par Le Temps le mois dernier.
Un autre courrier imprimé par le Journal du Jura, quelques jours avant le vote sur l’initiative de l’UDC pour le renvoi des étrangers criminels, deuxième du nom, n’est pas tendre non plus: «La criminalité dans notre pays, ces vingt dernières années, a explosé sous la pression de la migration incontrôlée de cultures contraires à nos valeurs, à notre religion chrétienne, à notre philosophie, cultures qui rejettent nos modes de vie et prétendent, avec l’appui des bobos et gauchos pullulant dans nos médias en particulier, qu’il nous appartient de faire un effort d’adaptation, au nom du vivre ensemble et du multiculturalisme…» Conclusion: «Le 28 février prochain, la majorité éclairée de l’électorat helvétique sifflera la fin de la soumission aux théories Bisounours naïves et aveugles en votant oui à une initiative UDC efficace et définitive.»
Bobo-«bashing» et réfugiés
Sur les réseaux sociaux, on assiste carrément à un déferlement d’attaques à chaque fois qu’il est question d’eux dans une émission de radio ou de télévision. Avec leur pendant: l’autodéfense. SolangeTeParle, vidéoblogueuse canadienne, s’est fendue d’un «Je suis bobo et je vous emmerde», plaidoyer désopilant.
Les bobos agacent. En France, la championne toutes catégories de ce petit mot devenu insulte reste la figure de proue du Front national, Marine Le Pen. Mais Nicolas Sarkozy s’est aussi moqué de François Hollande et de ses amis: «La gauche caviar, la gauche bobo, la gauche qui aime donner des leçons de morale, et qui n’a aucune leçon à donner…»
Actuellement, la crise migratoire a encore renforcé l’allergie. Outre-Rhin, les Allemands, qui se mettent en quatre pour accueillir des réfugiés, sont taxés de «Gutmenschen» (bonnes personnes), comme si c’était une tare d’être bon. Et que dire de la Pologne? Le parti conservateur Droit et justice (PiS) y a gagné les élections l’automne dernier. Parce que, à l’Est comme en France, aux Etats-Unis ou chez nous, toute une partie de la population n’a pas profité de la croissance, qu’elle reste au bord du chemin et se sent méprisée par les élites.
Après la Hongrie de Viktor Orbán, la Pologne est donc entrée dans le camp du repli eurosceptique. Et ne veut plus accueillir des réfugiés du Sud. Dans une interview accordée au tabloïd allemand Bild au début de l’année, le ministre des Affaires étrangères, Witold Waszczykowski, a décrit la tendance bobo version polonaise: «Comme si le monde devait évoluer, selon un modèle marxiste, dans une seule direction: vers un mélange des cultures et des races; un monde de cyclistes et de végétariens, qui n’aurait recours qu’à des énergies renouvelables et combattrait toute forme de religion…»
Visiblement, les autorités polonaises désapprouvent, elles qui encensent les familles nombreuses et catholiques. Elles ont d’ailleurs concocté une loi pour interdire l’avortement. Elles ont aussi changé les équipes dirigeantes des médias publics et foulent au pied la séparation des pouvoirs. Artistes et intellectuels commencent à craindre pour leur liberté d’expression. Et la gauche a carrément disparu du Parlement.
Pendant ce temps-là, en Suisse, malgré la hargne ambiante, le bobo ne se porte pas trop mal. Surtout en ville, son biotope préféré. A Lausanne, il vote toujours vert et socialiste, comme l’a montré tout récemment le résultat canon de la gauche aux élections communales. Et c’est en partie grâce à lui si une majorité de l’électorat a refusé sèchement l’initiative de l’UDC le 28 février.
Les bobos pour les nuls
Mais, avant de mieux comprendre l’aversion qu’ils suscitent, rappelons ce qu’on entend par «bobo».
D’abord, sachons que chacun a dans la tête sa propre définition. Mais l’acronyme tel qu’on le comprend aujourd’hui est né au tournant de ce siècle à New York sous la plume de David Brooks, journaliste et sociologue. Dans son essai Bobos in Paradise, il a caractérisé une nouvelle élite issue de la démocratisation des études des années 70 et qui a profité du développement économique des années 90. Un «establishment» qui ne doit pas sa position privilégiée à ses origines sociales mais à ses mérites. Il crée le mot bobo pour «bourgeois bohemian», mariant deux contraires. Ces Américains à sensibilité écologique qui découvrent le bio comme le goût du vrai cappuccino.
Des New-Yorkais installés à Brooklyn plutôt qu’à Manhattan. Un brin anticonformistes, un chouïa artistes, enrichis grâce à l’avènement de la nouvelle économie, soucieux de bien-être, de santé. Mais qui défendent des valeurs comme le partage, la culture, la tolérance, l’ouverture aux minorités ethniques ou sexuelles, ou encore l’égalité entre les sexes.
En France, Claire Bretécher avait déjà utilisé le terme dans les années 70 dans Les frustrés, série de bande dessinée parue initialement dans Le Nouvel Observateur pour épingler les anciens soixante-huitards embourgeoisés et intellectuels de gauche. Et certains voient en Michel Clouscard, sociologue et philosophe français, le pionnier de la chasse aux «bobos», lui qui développa une critique du libéralisme libertaire qui obéirait à l’idéologie du désir et servirait le capitalisme.
Mal reçu par plusieurs sociologues français, car le concept ne repose pas sur des travaux scientifiques, le bobo a souvent été taxé d’invention de journalistes. Pour ses critiques à la gauche de la gauche, il reste un représentant de la classe dominante et, surtout, un «gentrifieur» qui s’approprie des quartiers populaires, transforme des friches industrielles en vastes lofts, ou rénove d’anciennes demeures, privilégiant le renouvelable.
En Suisse, le sociologue à l’Université de Lausanne René Knüsel affirme que, à défaut de classe, on peut parler de groupe social «quand certains comportements sont adoptés par suffisamment de personnes pour que cela devienne quantitativement significatif».
Sorti en France il y a deux ans, La république bobo, livre de Thomas Legrand et Laure Watrin, encore des journalistes, décrit dans le détail ces personnes qui jouissent d’un capital culturel supérieur à leur capital économique, exercent souvent des professions intellectuellement créatives, surtout dans les médias, la publicité, l’édition, l’architecture, la culture et les nouveaux métiers nés avec l’internet et la digitalisation de l’économie.
On les trouve aussi dans l’agriculture alternative et l’artisanat réinventé, la fonction publique, la recherche, l’enseignement, la santé et encore le social. Cela dit, expliquent les auteurs, la vie du bobo ne tourne pas uniquement autour du boulot. Il a généralement plusieurs enfants, il s’investit dans la vie de famille comme dans celle de son quartier et des jardins partagés, il écume les marchés aux puces, brunche avec passion de produits de saison. Et quand il ne fait rien, le bobo médite ou pratique le yoga.
Et alors, direz-vous? Où est le mal?
Pourquoi tant de haine?
Trois types de critiques reviennent régulièrement.
D’abord, ce groupe serait déconnecté des réalités et même arrogant avec les petites gens. A l’aise avec la mondialisation et son époque, il respire l’air du temps. Ne comprend pas ceux qui se sentent largués, à Genève, Paris ou Varsovie.
Ensuite, comme on l’a vu, en prenant possession de certains quartiers, les bourgeois bohèmes contribuent à faire grimper les prix de l’immobilier, obligeant les classes populaires à s’éloigner dans la périphérie.
Enfin, les bobos pataugent dans les contradictions. Question écologie par exemple, reconnaissons que le bilan carbone d’un bobo adepte du vélo explose quand il prend l’avion. Or il le prend souvent, car les voyages, il adore ça.
Profiteurs et pourtant critiques
Le paradoxe est une clé pour comprendre l’exaspération. «Les gens de ce groupe ont acquis des biens par le jeu de l’économie libérale. Et, pourtant, ils dénoncent les limites de ce système. Ils profitent de la mondialisation tout en montrant ses dérives du doigt», observe René Knüsel.
On les considère souvent en traîtres. Comme l’interprète le conseiller d’Etat genevois Antonio Hodgers, élu vert. Lui roule à vélo, sac en bandoulière, mais ne se voit pas en bobo. Enfant de réfugiés qui dépendit plusieurs années de l’aide sociale, il s’estime plutôt issu de la classe migrante et populaire bien qu’il cultive des valeurs de durabilité. Mais pourquoi des traîtres? «On critique les bobos de toutes parts parce qu’ils ne rentrent pas dans la vision classique où l’ouvrier doit être à gauche et le bourgeois à droite.
La gauche leur reproche d’être bourgeois et la droite d’être bohèmes. Malheureusement, aujourd’hui, les bourgeois de droite deviennent de plus en plus conservateurs – contre la migration, notamment – et les classes populaires, qui craignent pour leur emploi et souffrent d’insécurité, sont attirées par les sirènes nationalistes et xénophobes. Marine Le Pen en France comme le MCG à Genève développent un fort discours social, en plus du discours nationaliste habituel. Les bobos, ouverts d’esprit, sociétalement libéraux mais socialement solidaires, se retrouvent ainsi pris en tenaille.»
Chez les socialistes, où les bobos sont nombreux aussi, au parti comme dans l’électorat, on se retrouve parfois avec des préoccupations aux antipodes. L’ouvrier, ou l’artisan, qui a besoin de sa voiture pour aller travailler peste quand il ne trouve pas de place de parc, alors que le bobo qui gagne beaucoup se plaint plutôt du fait que la crèche de ses enfants lui coûte vraiment très cher. La sécurité clive aussi. «Les bobos, de par où ils habitent, sont moins sensibles à cette question», relève André Mach, professeur de sciences politiques à Lausanne, et socialiste.
Inclassables et amoureux du beau
Difficile de caser ces bobos, qui n’entrent pas dans les catégories d’analyse classiques. Une partie de la classe moyenne? On détermine celle-ci par les salaires; or les leurs varient énormément, qu’ils soient patron de start-up, haut fonctionnaire ou graphiste free-lance. Et un même salaire ne permet pas le même train de vie si l’on habite Genève ou la campagne jurassienne. Enfin, ajoute René Knüsel, «les bobos n’ont pas une conscience de classe».
En effet: «Personne ne se réclame bobo», constate la chancelière du canton de Genève, Anja Wyden Guelpa. De plus, les bobos sont champions dans la compréhension des autres. Ils voient bien que penser à long terme et acheter bio sont un luxe quand on doit compter chaque sou. «Il est aussi plus facile d’entrer en interaction avec l’étranger et de vouloir l’ouverture quand on ne se sent pas menacé, quand on n’a pas peur pour son job», dit la socialiste, amoureuse des arts et mariée à un plasticien.
Une bobo typique? Elle rit: «Si on me dit que je le suis, je réponds: «Oui et alors?» Je n’ai pas honte d’aimer les belles chaussures. Et, oui, on habite la rue des Bains, on commande des paniers de légumes, j’aime les petites graines, et on a laissé tomber la voiture pour Mobility.» Anja Wyden Guelpa n’en défend pas moins sa position politique. «Etre à gauche, c’est vouloir redistribuer les richesses, ne pas laisser tomber les gens sous prétexte qu’ils n’ont pas de travail, qu’ils sont malades, faibles, ou qu’ils n’ont pas la niaque.»
Plaidoyer pour un bobo…
Alors bobo, c’est peut-être un groupe socioprofessionnel, certainement pas un défaut. «Heureusement que les gens à l’aise votent à gauche à l’heure où ceux qui n’ont pas un rond votent pour l’UDC», lâche Hans *, haut fonctionnaire à la Confédération. Sa compagne médecin et lui gagnent environ 400 000 francs par an. «Eh bien, je paie volontiers mes impôts, j’achète Surprise (ndlr: le journal vendu par les cas sociaux en gare de Berne). Zemmour et la nouvelle droite réactionnaire ne m’intéressent pas. Si bobo signifie ne pas avoir abandonné toute conscience sociale et écologique tout en s’intéressant aux arts, je suis bobo.»
Journaliste français vivant en Suisse depuis plusieurs années, Cédric * s’assume aussi: «En vertu de quoi, pour être de gauche, faudrait-il galérer dans des apparts pourris et ne manger que des pâtes Denner?» Il n’est pas riche, Cédric, comme ses amis bobos et barbus qui travaillent comme lui en petits indépendants. Mais il s’offre de temps en temps un vêtement de créateurs. «Devrais-je dès lors me dire de droite? Non. Il ne faut pas être pauvre pour vouloir la redistribution des richesses.»
La Lausannoise Nadine Richon travaille dans la communication, elle a signé un premier roman en 2014 et renchérit: «Un bobo ne peut pas voter à droite ou, éventuellement, chez les Vert’libéraux mais, en principe, il garde le cœur ancré à gauche car il ne veut pas profiter de la vie sans partager, redistribuer au sein d’un Etat protecteur. Le bobo n’est pas riche au point de faire de l’optimisation fiscale mais, en plus, il réprouve moralement ce genre de comportement.»
… qui aime payer l’impôt
C’est ainsi, l’impôt n’est pas honni par les bourgeois bohèmes. Tout au contraire. David Hiler, grande figure des Verts genevois et ex-ministre cantonal des Finances, sait pourquoi: «La pratique professionnelle influe sur les valeurs. Or ceux qu’on appelle bobos se retrouvent bel et bien face aux réalités de la société quand ils travaillent dans l’enseignement, le social ou la santé. Ils savent à quoi est utilisé l’impôt, ils voient chaque jour que c’est grâce à la formation qu’on vit confortablement et que chacun a accès à la haute technologie dans les soins hospitaliers par exemple.»
Et le géant vert de s’échauffer: «N’est-ce pas plutôt les traders qui sont déconnectés des réalités? Est-ce déconnecté que de se soucier du climat? Voudrait-on revenir en arrière, à l’inégalité entre hommes et femmes? Réintroduire la circulation en Vieille-Ville, tout arroser de pesticides, renoncer à la démocratisation des études, condamner l’homosexualité, fermer les frontières?» Il conclut: «Leurs valeurs sont positives.»
On pourrait ajouter que ce groupe social si conspué fait vivre le commerce local et l’artisanat, les designers, l’agriculture bio et le terroir. Qu’il rend les villes plus conviviales, empeste peu puisqu’il affectionne le vélo. Qu’il encourage l’innovation en privilégiant les énergies renouvelables quand il rénove. Que son prétendu angélisme envers les étrangers exprime un certain pragmatisme. Parce que le monde change et que les pays dépendent les uns des autres. Parce que nos sociétés vieillissantes auront besoin de personnes qui s’occupent d’elles et leur prodiguent des soins.
La méthode du discrédit
Ce bashing contre un électorat de gauche qui pécherait par angélisme n’a rien de nouveau. Anja Wyden Guelpa le rappelle: Christoph Blocher et l’UDC zurichoise affirmaient dans des annonces parues en 1993 déjà ce qu’on devait aux «Linken und Netten» (les gauchistes et les gentils): «Plus de criminalité, plus de drogues et plus de peur.» Lors d’une manifestation à Berne, la future chancelière avait acheté un pin’s. «On y lisait: «Ich bin ein Netter.» J’étais encore au collège à Sion, j’avais grandi à Brigue mais je ne me reconnaissais pas du tout dans ce mythe du chalet suisse inventé par Christoph Blocher.»
Attention, il y a de la méthode dans le dénigrement, toujours plus facile que la proposition en politique. Le journaliste Cédric, Français et donc familier des diatribes du Front national, met en garde: «Ces attaques s’inscrivent dans un discours global contre les élites à qui l’on reproche sans cesse d’être déconnectées du peuple, un discours construit par les populistes pour discréditer la gauche. A mon avis, tout cela nuit à la cohésion sociale.»
Rempart au populisme
Aujourd’hui, après les attentats de Paris et de Bruxelles, ou la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne, la tolérance est tout de même mise à rude épreuve. Il y avait beaucoup de bobos au Bataclan, beaucoup aussi sur les terrasses des cafés et bars branchés des Xe et XIe arrondissements de Paris. Tout l’enjeu consistera pour la gauche et les bobos à oser poser des limites, à défendre la liberté, l’égalité des sexes mais aussi la fraternité. A contenir le retour du religieux sans laisser croître l’islamophobie.
Et si «la crise des migrants se transformait en révélateur des contradictions entre le cœur à gauche et le porte-monnaie à droite», s’interroge le politologue André Mach, spécialiste des élites, «cet électorat bobo pourrait-il basculer à droite»? Dans un petit livre qui vient de sortir en France, Nicolas Chemla, consultant et spécialiste du luxe, prévoit déjà le crépuscule des bobos et l’émergence d’un nouveau groupe qu’il appelle le «boubour» pour bourgeois bourrin. A son avis, une «révolution réactionnaire est en marche», assumée par une race de bourgeois décomplexés, bling-bling, fiers de leur testostérone, «sans complexe et sans complexité».
Reste à espérer qu’il se trompe et que le bourgeois bohème tienne bon.
Car, jusqu’ici, qu’ils se reconnaissent ou non dans ce groupe social, ceux qui se comportent en bobos ne sont-ils pas ceux qui contribuent à faire rempart au populisme qui s’étend sur le continent?
Comme en Suisse lors du vote du 28 février contre l’UDC?
Et si les bourgeois bohèmes n’étaient autres que des héritiers des Lumières, ceux qui défendent des valeurs comme l’humanisme, des principes comme la séparation des pouvoirs?
En Europe, ce sera peut-être grâce aux Gutmenschen d’Allemagne et à leur chancelière Angela Merkel qui accueillent les réfugiés que les générations à venir ne se couvriront pas de honte le jour où elles liront les livres d’histoire retraçant les migrations des années 2015 et 2016.
* Noms connus de la rédaction.