Dossier. Deux musées, Chaplin’s World et le Nest du groupe Nestlé, ouvrent da ns la «ville d’images» avec la promesse de centaines de milliers de visiteurs supplémentaires. Un enjeu en phase avec la stratégie de Suisse Tourisme, qui v eut séduire les «culture travellers» curieux, au fort pouvoir d’achat et pas pressés.
Le 12 avril dernier, Suisse Tourisme présentait au Musée de l’Elysée de Lausanne son offre estivale 2016. Un lieu symbolique. Si l’organisation promeut comme l’an dernier son Grand Tour – 1600 kilomètres de découvertes à travers la Suisse –, son thème est cette fois plus précis: l’art et la culture. Bien sûr, la diversité de l’offre des musées sur un aussi petit territoire n’a pas d’égale en Europe. Il se trouve aussi que le tourisme itinérant, ou de circuits, connaît une forte croissance dans le monde (+32% en 2010 et 2015). Et que dans cette forme de voyage, un segment intéresse particulièrement les professionnels: le culture traveller, l’amateur de découvertes artistiques, de nourriture pour l’esprit.
Un hôte plutôt doté d’un bon pouvoir d’achat, utile en temps de franc fort, et qui prend en général son temps, ce qui profite à l’étalon comptable du tourisme: les nuitées hôtelières. «Nous sommes entrés dans une phase d’ébullition des propositions muséales, avec cette année de nouvelles ouvertures à Bâle, à Zurich ou à Coire, en attendant le Pôle de Lausanne, note Véronique Kanel, porte-parole de Suisse Tourisme. Dans les cinq années à venir, les villes suisses investiront 1,5 milliard de francs dans leur offre culturelle et artistique. Nos musées, ou nos châteaux, ont de plus une taille humaine: ils se visitent en quelques heures, alors qu’il faut des jours pour des monstres comme le Louvre.»
Ville d’images
Suisse Tourisme, qui a un budget de 57 millions pour sa campagne d’été 2016, va promouvoir dans le monde une dizaine de musées suisses d’art, dont celui de l’Elysée. Toutefois, pas de traces dans cette offre de deux nouvelles ambitieuses institutions à Vevey et aux environs: Chaplin’s World, inauguré le 16 avril, et le Nest, musée de Nestlé, qui le sera le 2 juin. Même si la cité vaudoise (19 000 habitants) figure sur le trajet du Grand Tour, ces deux musées n’ont pas comme première identité l’art. Leur propos est culturel, au sens large, l’un proposant de se familiariser avec l’œuvre et la vie d’un génie du cinéma, l’autre se retournant sur 150 ans d’histoire de la multinationale tout en regardant vers l’avenir.
Les fréquentations attendues pour Chaplin’s World et le Nest avoisineront le demi-million de visiteurs par année, voire davantage. C’est dire si Vevey incarne dans son petit périmètre lémanique les promesses du tourisme culturel.
Un enjeu de taille pour l’ex-ville laborieuse, jadis réputée pour ses innombrables fabriques et manufactures, longtemps snobée par sa voisine Montreux, elle dans le haut de gamme touristique. Il y a vingt ans, devant le recul de son industrie, Vevey a adopté une identité culturelle, avec un slogan, «ville d’images». En tablant sur ses musées (Jenisch, de l’appareil photographique, historique), son école et son festival de photo.
Une reconversion lente, mais qui commence à porter ses fruits. Lors de sa dernière édition, en 2014 (la prochaine aura lieu en septembre de cette année), le festival Images a attiré près de 100 000 visiteurs dans ses lieux intérieurs, bien davantage dans l’espace public, tant l’événement présente des photos essentiellement en plein air. «Le festival est le bras armé de la «ville d’images», explique Stefano Stoll, directeur de la manifestation biennale. Il a été conçu dans une stratégie de marketing urbain: c’est un produit culturel pensé pour le développement touristique, culturel et économique de Vevey. Nous avons procédé par cercles concentriques.
L’édition 2008 visait le public de la région, 2010 la Suisse romande, 2012 la Suisse alémanique, 2014 le public international. Cet élargissement progressif de l’audience est indispensable: il faut d’abord convaincre les habitants d’ici, ce sont eux qui assurent la promotion du festival par le bouche à oreille, par l’accueil des visiteurs.» Chaplin’s World et le Nest adopteront eux aussi ces cercles concentriques, d’abord focalisés sur le public régional, ensuite national et international.
En 2014, le festival Images, dont l’entrée est gratuite, a généré 2 millions de francs de retombées financières dans la région et 3500 nuitées supplémentaires. «Pour nous, cela signifie que la haute saison touristique se prolonge désormais jusqu’à début octobre», note Jay Gauer, directeur de l’Hôtel des Trois Couronnes, à Vevey, partenaire (et lieu d’exposition) du festival de photo.
Améliorer l’accueil
La ville lémanique verra ainsi son identité visuelle renforcée par l’arrivée de Chaplin’s World et du Nest, dont les propos muséographiques sont très axés sur les images, anciennes, contemporaines ou multimédias. Encore faut-il être prêt à accueillir des palanquées de visiteurs, de passage ou désireux de prolonger leur séjour sur une Riviera aux multiples atouts culturels, du château de Chillon (372 000 entrées l’an dernier) au Montreux Jazz Festival. «Vevey n’était pas préparée à recevoir 500 000 visiteurs de plus, relève Christoph Sturny, directeur de Montreux-Vevey Tourisme. La ville avait supprimé des places pour les cars, sa signalétique était lacunaire, ses infrastructures pas toujours en bon état. Il y a un an et demi, nous avons réuni tout le monde pour améliorer la situation.»
Ainsi est né le programme Enjoy Vevey, confié au spécialiste en marketing touristique Stéphane Fellay, auparavant à l’œuvre à Fribourg. Parmi les mesures en cours de réalisation: la rénovation du débarcadère CGN et du mobilier urbain, de nouveaux emplacements pour les cars, surtout la création d’une signalétique culturelle pour les piétons qui sera en place à l’été. Corsier-sur-Vevey, qui accueille Chaplin’s World, a de son côté consenti 3 millions de francs pour améliorer les accès routiers au musée, créer des places de parc, mieux préparer le village à l’afflux de touristes.
Coordination à revoir
Reste à réaliser les promotions et circulations communes entre les deux nouveaux musées ainsi que les autres institutions, ou des billets communs. Le géant Nestlé irrigue certes le nouvel organisme culturel régional, lui qui a payé les études liminaires de Chaplin’s World, soutient le festival Images comme le Musée Jenisch, sans compter la création de son propre musée.
Cela ne suffit pas. «Nous sommes victimes de notre système fédéraliste, constate Stéphane Fellay. Les investissements touristiques émanent de municipalités, organisations ou acteurs morcelés, ancrés sur des microterritoires qui ne se coordonnent pas toujours bien entre eux. Or le touriste n’a pas de frontière. Il a besoin qu’on lui facilite la tâche avec des offres groupées, de Lausanne à Villeneuve. Mais cela vient. Lentement.»
Insuffisance numérique
Autre lacune, selon Christoph Sturny: le manque d’hôtels dans le moyen de gamme au sein de la région, plutôt portée sur les quatre ou cinq-étoiles. «Bâle ou Zurich ont compris cela depuis longtemps, elles qui visent aussi le tourisme d’attractions et de culture. Si l’on veut que les visiteurs restent à Vevey ou ailleurs sur la Riviera vaudoise, il faudrait élargir l’offre du prix des nuitées.» Celles-ci sont plutôt stables: 672 593 nuitées ont été enregistrées l’an dernier dans la région Montreux-Riviera (99 768 pour Vevey), en baisse de 1% par rapport à l’année précédente. Mais cette perle lémanique peut mieux faire.
Comme elle pourrait mieux s’inscrire dans l’ère numérique, à l’exemple du site web de Suisse Tourisme, très réussi. Le voyageur contemporain avance le nez sur son smartphone. Or rien, ou presque, n’est encore prévu à Vevey pour guider – via un écran nomade – le visiteur dans l’agenda et l’offre culturels. Un site web permettra bientôt de prendre connaissance, par l’image dans cette ville d’images, des principaux lieux de culture de la ville.
Montreux-Vevey Tourisme a certes innové en proposant une application qui donne la possibilité de suivre les traces des personnalités, écrivains ou artistes qui ont été inspirés par la région. Un exemple à suivre: la région a un énorme capital d’hôtes fameux qui, comme Rousseau et Byron, ont posé les prémices du tourisme tel qu’on le connaît aujourd’hui. Après tout, le Grand Tour des jeunes aristocrates européens au XIXe siècle avait pour première motivation la culture.
Toutes ces histoires, tout ce storytelling constituent un trésor qui ne demande qu’à être exploité.