Décodage. La mère du conjoint est l’une des figures les plus diffamées du paysage sociofamilial, aujourd’hui comme hier. Qu’a-t-elle donc fait pour mériter cet opprobre? Et qui, de la bru ou du gendre, est son pire ennemi? L’historienne française Yannick Ripa propose des clés de lecture, à la lumière de l’évolution du pouvoir masculin.
Au jardin botanique de Genève, il y a un cactus mexicain géant en forme de pouf pour salle de torture. Il s’appelle coussin de belle-mère. Même si la langue française (et elle seule) les confond, on sait tout de suite pour qui est ce cactus-là: pas la marâtre, mais la mère du conjoint. Celle que toute jeune mère (bonne fête, hein!) court le risque majeur de devenir un jour.
La torture, ce n’est rien encore. Dans le répertoire très fourni des blagues de belles-mères, c’est l’appel au meurtre qui prédomine. La belle-doche est cette créature intrusive et disgracieuse que l’on promène de préférence sur les plus hautes falaises. Et si la maladroite glisse et tombe, on lui jette une bouteille de schnaps en ricanant: «Tenez, ça vous remontera…»
Ça ne vous fait pas rire? Mais ça ne vous indigne pas non plus vraiment. «De fait, aucune voix ne s’élève pour défendre les belles-mères; même les féministes ne semblent pas s’offusquer de cette agression que l’on peut pourtant qualifier de misogyne»: Yannick Ripa, spécialiste du XIXe siècle et de l’histoire des femmes, a choisi de s’étonner. D’où vient cette «entreprise de diffamation», cette «dictature des idées reçues» contre les belles-mères? Et pourquoi n’y a-t-il aucune blague agressive contre les beaux-pères?
L’étonnante histoire des belles-mères¹, publiée sous la direction de l’historienne française, aborde ces questions en ébauchant un tour du monde des belles-mères de l’Antiquité à nos jours. Il permet surtout d’observer l’évolution des couples conflictuels: tantôt le torchon brûle entre la belle-mère et sa bru, tantôt c’est la belle-mère de gendre que l’on cloue au pilori. Clé de lecture indispensable: l’évolution de la domination masculine, sur laquelle se décalque l’ensemble de cette chronologie.
Luttes de pouvoir
Il y a donc, postule Yannick Ripa, un «premier temps des belles-mères»: celui de la rivalité entre elles et leur bru. La situation type est celle de la famille traditionnelle élargie, où la jeune mariée vit sous le toit des parents de son époux. Enjeu: «Posséder une parcelle du pouvoir masculin – celui du fils pour l’une, de l’époux pour l’autre.» Dans ce match inégal, c’est le plus souvent la mère qui remporte la mise: gardienne des valeurs, personnage clé de l’économie familiale, elle peut se transformer, pour la femme de son fils, en véritable persécutrice. Pis: orchestrer la rivalité et la haine entre ses différentes brus, en instaurant entre elles une hiérarchie destructrice. Moins de nourriture, plus de travail pour la dernière arrivée: dans la Grèce des montagnes des années 70, les anthropologues ont documenté un véritable enfer des brus.
Le deuxième temps des belles-mères est celui «des heurts entre elles et leur(s) gendre(s)». Il naît de l’avènement de la famille nucléaire, du mariage d’amour où l’intimité du couple est valorisée: entre le chef de famille et la reine du foyer, la belle-mère devient une intruse.
«Ma belle-mère était là/Après le mariage […] Quelle tristesse, quelle détresse/Pas moyen de s’embrasser/Et pas moyen de s’enlacer/Ma belle-mère est toujours là!» dit une chanson française du début du XXe siècle. On est à l’apogée de la fureur anti-belles-mères. A partir de l’Exposition universelle de 1889 et de l’invention du phototype, la production de cartes postales insultantes a explosé, le théâtre de boulevard n’est pas en reste. Intrigante, acariâtre et volontiers dotée de poils au menton, l’affreuse belle-doche ne se contente pas d’instrumentaliser sa fille pour sa propre promotion sociale dans la «pêche au bon mari». Une fois le mariage consommé, elle s’acharne à rester au centre du tableau: «C’est coriace/Ça vit cent ans/C’est de la race des éléphants/Il n’y a pas de par le monde/D’animal plus méchant.»
Mais si la belle-mère est une intruse pour le couple, pourquoi n’entend-on que les plaintes des maris? D’abord, répond Yannick Ripa, parce que le «chef de famille, désormais maître chez lui, n’entend pas partager son pouvoir avec la mère de sa femme». Mais aussi, simplement, parce que c’est lui qui se sent autorisé à crier le plus fort: les archives du divorce datant du tournant du XXe siècle abondent en épouses exaspérées qui désignent leur belle-mère comme cause première de leur malheur. Mais même si Madame rêve d’étrangler sa belle-mère, cela ne se fait pas de le dire.
Couple infernal, le retour
Y a-t-il, aujourd’hui, un troisième temps des belles-mères? A lire les magazines féminins et les chats sur la Toile, on dirait bien. Et c’est de nouveau le couple (infernal) belle-mère/bru qui tient la vedette. Ça y va sans vulgarité, mais sans ambiguïté non plus: «Ma belle-mère a gâché mon mariage», «Le plus gros défaut de votre homme? Sa mère», «Elle est envahissante, méchante, manipulatrice».
Retour en arrière? En apparence seulement, puisque les rapports de pouvoir ont complètement changé. Yannick Ripa se défend de toute interprétation concernant le temps présent, mais, pour L’Hebdo, elle constate: les championnes de la prise de parole sur la question sont aujourd’hui les femmes. «Elles travaillent, elles ont appris à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Alors, quand leur belle-mère essaie de leur donner un conseil, elles bondissent: «Ça ne te regarde pas, la mère, c’est moi. Elles supportent mal de céder ne serait-ce qu’une parcelle de leur pouvoir.»
Les gendres, qui vociféraient si fort il y a un siècle, ont-ils donc mis la sourdine? Selon Christiane Collange, qui a consacré un livre entier aux conflits entre belles-mères et brus (Nous, les belles-mères, Ed. Fayard), les époux contemporains tendent à éviter le conflit: «Ils sont plus faciles à vivre ou… plus lâches.» Surtout, ils restent souvent, malgré l’évolution des mœurs, en retrait sur le terrain privilégié du choc des cultures entre familles: la nourriture, le mode d’endormissement des bébés, l’éducation.
Conséquence: «Ce que je vois émerger aujourd’hui, ce sont des belles-mères qui font extrêmement attention au moindre des mots qu’elles prononcent et n’entrent chez leur bru que sur la pointe des pieds», dit Yannick Ripa. Il y a aussi les belles-mères solidaires, qui soignent les plaies de leur bru quittée par leur fils (lire encadré). «Dans la réalité, il y a une multitude de cas où les rapports sont excellents: le bonheur ne laisse pas de traces», précise l’historienne.
Le beau-père inexistant
Dans la représentation, et notamment au cinéma et à la télévision, la gamme des types de belles-mères s’est considérablement élargie. On notera l’entrée en scène de la belle-mère émancipée et volontiers rivale de sa fille, comme Catherine Deneuve dans Belle-maman. Le modèle égocentré et irresponsable (mère de la femme) se retrouve dans la série Parents mode d’emploi sur France 2, flanqué de son double inversé, la ménagère compulsive (mère du fils). Point commun? «Ce sont toujours les femmes qui sont négativées», observe encore Yannick Ripa, également auteure d’une Histoire des idées reçues². Les beaux-pères brillent par leur absence. Et cela depuis la nuit des temps.
Par quel miracle le père du conjoint échappe-t-il à l’opprobre séculaire? C’est simple, répond Yannick Ripa: il n’existe pas en tant que catégorie significative. «Les hommes ne se définissent pas en tant que beaux-pères. Ils acquièrent une identité par leur existence sociale, non par leurs liens familiaux. Dans la famille traditionnelle, le pouvoir de l’homme est établi, il ne l’exerce pas, comme pour la belle-mère, par procuration.» L’histoire est donc sans nul doute très riche en beaux-pères maltraitants que personne n’a jamais songé à désigner comme tels.
Ajoutez à cela que les hommes ont pour fâcheuse habitude de mourir avant les femmes et que les allocations retraite n’ont pas toujours été ce qu’elles sont: «Le nombre de femmes qui se sont retrouvées veuves et dépendantes du couple est simplement plus grand.» Encombrantes peut-être, mais à leur corps défendant. Et sans poils au menton.
¹ «L’étonnante histoire des belles-mères». Sous la direction de Yannick Ripa. Belin.
² «Les femmes dans la société. Une histoire des idées reçues». De Yannick Ripa. Belin.
«J’adore ma belle-mère»
Sonia, 40 ans
«J’entretiens une relation privilégiée avec mes beaux-parents. Nous partons régulièrement en vacances ensemble, avec les enfants, et c’est toujours très agréable. J’aime beaucoup l’un et l’autre mais, avec ma belle-mère, la proximité est plus grande. Elle a un peu remplacé ma mère, qui est tombée malade quand j’étais adolescente. Cette relation est en train de prendre une dimension supplémentaire, car mon mari m’a quittée récemment. Sans entrer en conflit avec lui, ma belle-mère me soutient: elle m’aide à maintenir une stabilité familiale autour de mes deux fils. Avant la rupture, nous avions prévu de partir en vacances tous ensemble au Canada: nous prévoyons de partir quand même, sans mon mari. J’espère que cette belle relation continuera, malgré la dislocation familiale. Et même si, un jour, j’ai une nouvelle belle-mère.»