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Une semaine sans bureau fixe

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Mercredi, 4 Mai, 2016 - 05:49

Flore Amos

Reportage. Les espaces de travail partagés sont en plein boom en Suisse, se positionnant comme modèle alternatif aux bureaux traditionnels et au travail à la maison. A quoi ressemble la vie de nomade des travailleurs qui occupent ces lieux? Immersion.

Le flash m’éblouit. Les traits tirés qui apparaissent progressivement sur le papier glacé du polaroïd témoignent du jour encore jeune. «Tu fais maintenant partie de la communauté», m’annonce David, tandis qu’il punaise le cliché sur un mur, mon visage rejoignant ainsi ceux d’une soixantaine de personnes. La communauté? Celle des architectes, ingénieurs, développeurs informatiques, journalistes.

Celle des indépendants, des employés ou des patrons. Celle des coworkers de Work’n’Share, dans le quartier lausannois d’Ouchy. Des travailleurs qui ont fait le choix d’abandonner les bureaux traditionnels pour une forme plus mobile, mais aussi plus communautaire, dans un espace partagé. Pendant une semaine, leur quotidien de nomades sera le mien. Pendant une semaine, je serai sans bureau fixe.

Il faut passer deux fois devant l’entrée de Work’n’Share, coincée entre un laboratoire médical et une brocante, pour la trouver. L’extérieur a l’aspect froid d’un ancien garage, ce qu’il a été avant de devenir un bureau d’architectes, puis un espace de travail collectif, il y a un an. Peu attrayant par ce jour de février gris, froid, pluvieux. A l’intérieur, en revanche, une odeur de café frais. Un sas d’entrée où les visages des coworkers punaisés sur le mur nous accueillent. Une cuisine dans laquelle certains prennent leur petit-déjeuner, installés sur des canapés. Et le cœur de Work’n’Share, enfin: la pièce de travail. Un sol jaune canari et de grandes fenêtres industrielles offrent au lieu une luminosité rare en cette fin d’hiver. Dans un coin, fixé au plafond, un treuil de garagiste, aujourd’hui peint en vert, témoigne du passé de l’endroit.

L’espace est silencieux. N’émergent que le murmure des doigts sur les claviers d’ordinateur et le chuchotement d’une conversation dans la cuisine, à côté. Et, surtout, il est vaste: 300 m2 dans lesquels une cinquantaine de travailleurs peuvent être accueillis. «Où se trouve la machine à café?» demande en anglais une nouvelle arrivante, qui vient pour la journée. Elle fait partie de la catégorie des visiteurs, qui paient 35 francs pour bénéficier des locaux. D’autres, les résidents, ont élu domicile à Work’n’Share et possèdent leur propre bureau pour un loyer mensuel de 410 francs. Entre les deux, les nomades, qui viennent régulièrement sans toutefois posséder de place attitrée.

Moyennant un loyer de 305 francs par mois, ils ont un accès illimité à l’open space, aux deux salles de conférences et peuvent s’y domicilier pour 108 francs de plus. «C’est le prix à payer pour trouver un bon équilibre. Un investissement que tu fais en ayant la conviction que tu seras plus productif», me raconte près de la machine à café Aline Jaccottet, journaliste free-lance et nomade depuis trois semaines. Cette dynamique trentenaire explique avoir rejoint Work’n’Share par nécessité, après trois mois à la maison: «Je ne supportais plus de travailler chez moi, je me sentais complètement isolée.» Au total, une soixantaine de coworkers sont inscrits à Work’n’Share. Une quarantaine sont nomades, onze seulement résidents.

Une communauté avant tout

«Nous voulions assurer un tournus parmi les travailleurs pour garantir la plus grande diversité de compétences, de professions et de nationalités possible», explique Sylvie Rottmeier, résidente et présidente bénévole de l’association qui chapeaute le lieu. Sans compter que les places fixes sont moins rentables que les nomades, sur lesquelles de l’overbooking est pratiqué. Chaque coworker, résident ou nomade, signe un contrat avec l’association, mais aussi avec le propriétaire du lieu, à qui il verse directement le prix de sa place de travail tous les mois. «La somme excédentaire par rapport au prix total du loyer est redistribuée à l’association, qui prend en charge les frais de fonctionnement», détaille Sylvie Rottmeier.

«Tu peux choisir n’importe quelle place, à l’exception des bureaux des résidents», m’informe en me tutoyant David, membre de l’association, nomade et développeur d’applications. Ceux-ci sont aisément reconnaissables, couverts de bibelots, de photos, de livres. Les autres sont épurés au possible. Je choisis de m’établir sur une table haute. «Veuillez laisser votre place de travail comme vous l’avez trouvée», indique une feuille A4. Vide, donc, toujours. Je branche mon ordinateur, portable évidemment, à la multiprise qui constitue l’unique objet de mon bureau. Le connecte au wifi. Et me voilà nomade!

A cette heure matinale, une vingtaine de personnes occupent déjà l’espace. Des hommes et des femmes. De jeunes entrepreneurs qui lancent leur start-up. Des quadras dynamiques à la tête de leur business. Des employés qui œuvrent pour une entreprise à distance. Certains sont en costume, beaucoup en baskets. La plupart viennent d’ailleurs, des Etats-Unis, d’Inde, d’Allemagne, de France… Le tout forme un vivier de connaissances d’une richesse rare. En témoignent les conversations, toujours animées, captées lors des pauses-café, des repas pris en commun, des apéros du vendredi soir. On parle présidentielle américaine, écologie, système de financement des start-up, recettes de cuisine…

«Un petit footing, ça te tente?» m’interpelle une de mes collègues éphémères, qui sautille déjà en tenue de sport. Chaque jeudi à midi, un groupe de motivés part courir sur les quais d’Ouchy. Et pour ceux qui préfèrent se laisser glisser, une journée de ski à Verbier est en préparation pour le dimanche à venir. Work’n’Share se veut une communauté avant tout. Et c’est ce que sont venus chercher la plupart des coworkers, fuyant à tout prix la froideur de certains open spaces dans lesquels on ne fait que louer une place. «Ici, tu trouves tous les avantages du travail en bureau traditionnel, sans les inconvénients», résume Aline Jaccottet. Une structure et des collègues avec qui échanger. Les relations hiérarchiques et la concurrence en moins.

Des risques

C’est que les modes de travail tendent vers toujours plus de flexibilité et de mobilité. Une étude du cabinet d’audit et de conseil Deloitte, publiée en février dernier, prévoit qu’en 2020 le nombre de bureaux fixes pour dix travailleurs passera de huit à sept. Il existait, en 2014, 30 espaces de coworking en Suisse. On en dénombre aujourd’hui une cinquantaine, dont une bonne vingtaine en Suisse romande. Soit, au total, l’équivalent de plus de 1000 places de travail. «Le développement des technologies numériques a entraîné une dématérialisation et une délocalisation des espaces de travail», analyse Nicky Le Feuvre, professeure de sociologie du travail à l’UNIL.

Si les espaces de coworking représentent une solution de rechange intéressante au travail à la maison pour contrer l’isolement, des mises en garde contre les dangers liés à cette pratique en expansion s’élèvent. «Il y a un risque d’effritement de la frontière entre l’espace de travail et l’espace personnel», avance Nicky Le Feuvre. «On ne peut pas tout réduire à un ordinateur», déclarait pour sa part, dans Le Temps, Brigitta Danuser, cheffe du pôle santé de l’Institut universitaire romand de santé au travail. Selon la chercheuse, les espaces de coworking ne devraient pas être utilisés trop régulièrement, au risque de devenir «des bureaux fixes qui ne le sont pas vraiment», dans lesquels les travailleurs n’ont plus la possibilité de s’installer et de créer un environnement familier.

Une stabilité dans l’instabilité

Effectivement, au fil de la semaine, ce sont souvent les mêmes visages que je croise. Si une majorité de travailleurs est étiquetée sous le statut de nomade, beaucoup d’entre eux se sont en réalité sédentarisés à Work’n’Share. Sans pour autant pouvoir y punaiser une photo de leur progéniture, y laisser leur boule à neige fétiche ou leurs lourds dossiers. Pourtant, c’est inconsciemment ce que l’on recherche: retrouver un espace à soi. Car, chaque matin, je rejoins automatiquement la même table haute. La place que j’ai élue comme étant la mienne pour cette semaine. Tout en étant consciente qu’un jour celle-ci pourra être occupée par quelqu’un d’autre. «Cela demande un exercice psychologique pour accepter cette part de non-routine, confie Aline Jaccottet. Il faut trouver une stabilité dans l’instabilité.»

Une stabilité à trouver peut-être grâce au rituel du repas de midi, partagé chaque jour entre coworkers. A la tasse à café que l’on accroche sous son prénom à la cuisine. A ce canapé, sur lequel on aime s’asseoir pour passer des coups de téléphone. Au léger ronronnement de l’aération qui devient rapidement familier. Aux photos affichées sur les murs. Et à tant d’autres détails encore. Des détails qui font que, finalement, ce n’est plus dans un bureau que l’on recrée son espace. Mais grâce à une communauté.


Coworking état des lieux en suisse

C’est aux Etats-Unis, en 2005, qu’apparaît le concept d’espace de travail partagé. Trois scientifiques de San Francisco occupant un loft décident d’en permettre l’accès à d’autres personnes durant la journée. Voilà qu’est né le coworking. Avec un léger temps de retard, celui-ci traverse l’Atlantique pour débarquer en Suisse. A Zurich, plus précisément, en 2007, où Citizen Space devient le premier espace de travail partagé du pays.

Un an plus tard, le concept s’implante en Suisse romande: l’Eclau, à Lausanne, permet à des indépendants de disposer de places de travail au sein d’un open space, dans un esprit communautaire et collaboratif plutôt que commercial.

Si la Suisse romande comptait seulement un espace de coworking en 2008, elle a bien rattrapé son retard, puisqu’on en dénombre 23 aujourd’hui. Selon une étude du cabinet d’audit et de conseil Deloitte sur l’espace de travail du futur, publiée en février dernier, et qui analyse notamment comment l’économie du partage est en train de transformer la population active en Suisse, 2015 aura été une année charnière, enregistrant un boom du nombre d’espaces de coworking. Si, en 2014, on dénombrait 30 bureaux partagés, un an plus tard, ce chiffre a quasiment doublé.

Des divers avantages que recouvre ce principe, certains mettent l’accent sur le partage, l’échange et la création de réseaux. D’autres sur la mise à disposition d’un environnement de travail professionnel dans un centre d’affaires. De la simple place de travail que l’on loue à l’heure, à la journée ou au mois à la communauté que l’on rejoint en intégrant l’un de ces espaces, en passant par les bureaux partagés qui proposent des coachings personnalisés: il y en a pour tous les goûts. Et pour tous les porte-monnaies, les prix évoluant entre 200 et 500 francs par mois pour une place flexible.

Et la tendance est appelée à évoluer. Selon l’étude Deloitte réalisée auprès des responsables de 38 espaces de coworking en Suisse, la moitié d’entre eux prévoient d’augmenter leur capacité d’accueil d’ici à deux ans. Parmi ceux-ci, un quart prévoient une hausse de 40% du nombre de lieux partagés dans le pays. 

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