Propos recueillis par Michael Furger
Interview. C’est un séisme politique qui fait trembler l’Autriche. Les partis gouvernementaux sont laminés, le parti d’extrême droite FPÖ est plus fort que jamais et s’empare du pouvoir. Que se passe-t-il? Le politologue autrichien Christian Rainer pense que le peuple n’a pas pris ses distances avec l’idéologie national-socialiste.
Christian Rainer, comment se porte l’Autriche?
En fait, elle va très bien mais, mentalement, elle va affreusement mal.
Pourquoi?
Politiquement, nous sommes au bord du précipice. Depuis les élections du 24 avril, la formation la plus forte est un parti de la droite radicale avec quelques individus qui ont grandi dans un milieu de teinte brune. Or nous avons le taux de chômage le plus bas d’Europe. La croissance économique a certes ralenti, mais ne me dites pas qu’en Autriche quelqu’un le ressent.
D’où vient alors cette ambiance délétère?
Il y a trois raisons à cela: d’abord la crise migratoire. Le flux des migrants par la route des Balkans a abouti pile sur nous. Le monde politique a certes plutôt bien agi. Il a d’abord affiché une culture de bienvenue, puis nous avons corrigé le flux à un débit supportable au bon moment en étanchéifiant les frontières. Les réfugiés n’ont pas été visibles dans le quotidien des gens.
Pourquoi, alors, les partis gouvernementaux ont-ils été aussi brutalement châtiés aux élections?
Il y a chez nous un proverbe qui suggère de s’adresser au maître forgeron plutôt qu’à l’apprenti. Autrement dit, quand bien même le gouvernement a réagi résolument au flux de migrants, le peuple a finalement choisi l’expert, soit le FPÖ xénophobe. La deuxième raison est le personnel politique: le FPÖ a des figures charismatiques. C’était le cas de Jörg Haider, c’est aujourd’hui celui de Heinz-Christian Strache, la version vulgaire de Haider, et désormais celui de Norbert Hofer, le candidat à la présidence. Les Autrichiens aiment les figures charismatiques. Ces gens-là ont beau jeu face au personnel usé des grands partis qui assume honorablement ses engagements.
Et la troisième raison?
La troisième raison est l’ennui.
Pardon?
Depuis septante ans, le pays a été gouverné presque tout le temps par une coalition formée de l’ÖVP bourgeoise et de la gauche du SPÖ. Ces gouvernements ont fait leur boulot pas mal du tout, mais la population est fatiguée de ces partis et de leurs représentants.
Ce serait donc par ennui que les Autrichiens portent un parti de la droite radicale au pouvoir?
Oui. En Suisse, c’est sûrement difficile à comprendre parce que chez vous l’ennui a une connotation positive. Chez nous, l’ennui incite à la prise de risque. Voyez-vous, en Autriche, un directeur d’école doit être inscrit dans le bon parti pour obtenir le poste. Si vous êtes médecin et que vous voulez faire carrière dans un hôpital de Vienne, mieux vaut avoir la carte du Parti socialiste. Et si vous avez besoin d’un appartement à Vienne, la proximité avec un parti sert aussi. C’est de cela que les gens sont fatigués.
On reproche au gouvernement du chancelier Werner Faymann de ne pas réaliser de réformes.
Oui, certains problèmes ne sont pas résolus. L’instruction publique doit être urgemment réformée. Elle date du XVIIIe, siècle de Marie-Thérèse. Le gouvernement manque de vision mais il gère de manière satisfaisante. Comme je le disais, l’Autriche va bien.
Quelle est l’importance de cette élection à la présidence?
C’est une ère nouvelle qui s’ouvre. Nous aurons un président qui n’appartient pas à un des deux partis au pouvoir depuis septante ans. En soi, c’est une rupture. Mais si c’est Norbert Hofer, du FPÖ, qui est élu – et il a 80% de chances de l’être –, la rupture sera profonde. Le président a certes surtout des tâches de représentation, mais il a aussi le pouvoir constitutionnel de destituer le gouvernement et de charger quelqu’un d’autre d’en constituer un nouveau. Hofer a annoncé qu’il le ferait peut-être. Ce nouveau gouvernement n’aurait sans doute pas de majorité, ce qui entraînerait de nouvelles élections. Or, en ce moment, le FPÖ les remporterait à coup sûr. Par ce tour de passe-passe constitutionnel, Hofer pourrait donc porter son parti au pouvoir. Alors la situation en Autriche deviendrait, disons, intéressante.
Qu’est-ce à dire?
L’Autriche aurait un président au passé nationaliste et un chancelier, en la personne de Heinz-Christian Strache, qui a flirté avec les néonazis. De tout temps, le FPÖ a recruté son personnel de confiance dans des associations d’étudiants qui, pour une part, se réclament d’un nationalisme teutonique niais.
Pourquoi cet héritage idéologique se maintient-il si bien en Autriche?
L’Autriche n’est pas fasciste. Sur les 35% qui ont voté pour le candidat Hofer le 24 avril, il n’y a sans doute qu’un socle de 3 à 5% que l’on peut qualifier de fasciste. Mais le reste a montré une sensibilité étonnamment congrue face au personnel suspect du FPÖ.
Pourquoi?
Parce que les Autrichiens n’ont, trop longtemps, pas voulu assumer leur histoire. Jusque dans les années 1980, l’Autriche se voyait comme une victime du nazisme, ce qui était faux. Elle était à la fois coupable et victime. Ce n’est qu’avec l’affaire Kurt Waldheim, en 1986, que le travail de mémoire a commencé. Trop tard. En outre, il a longtemps manqué à l’Autriche cette grande bourgeoisie qui diffuse les idées et a conscience de l’histoire. Jusqu’en 1918, elle était une monarchie absolue. Et les rares grands bourgeois qui l’habitaient ont été ensuite exilés ou tués.
Les Autrichiens se disent donc qu’ils n’ont pas été nazis.
Exactement. C’est pourquoi, contrairement à l’Allemagne, il n’y a pas eu de prise de conscience. Et c’est pourquoi il peut exister ici un parti aux incessantes éructations brunes. A tout bout de champ il y a un petit scandale parce que au sein du FPÖ quelqu’un dit que, finalement, le nazisme n’était pas si mal. Haider disait qu’au moins, dans le Troisième Reich, il y avait une politique de l’emploi efficace.
Et l’électeur s’en accommode.
L’Autrichien dit: «Le national-socialisme ne me concerne pas, je ne m’en mêle pas.» C’est pourquoi le pouvoir d’attraction des figures charismatiques du FPÖ déploie ses effets sans obstacle. La question qui se pose est de comprendre pour quelles raisons la population ne ressent pas comme fondamentalement immonde le populisme imbécile du FPÖ.
Imbécile?
Oui. Un populisme à quatre sous, brutal dans sa manière, idéologiquement plat, myope quant aux conséquences qu’entraîneraient les mesures qu’il demande. Je ne cesse de m’étonner de voir combien les Autrichiens se font berner. S’il faut du populisme, au moins que ce soit du populisme intelligent.
Par exemple?
En Suisse, l’UDC s’y prend tout différemment. Elle n’est aucunement comparable avec le FPÖ. A mon avis, l’UDC a une vision conservatrice de la société. C’est un parti conservateur qui recourt à des ficelles populistes; un parti avec une idéologie, un modèle de société et une conscience de l’histoire. Tout ce qui manque au FPÖ. Il n’est que xénophobe, il n’a pas de solutions à proposer à tant d’autres questions politiques. Sa xénophobie extrême n’a rien à voir avec l’attitude critique de Blocher et de la Weltwoche face aux étrangers.
Le FPÖ a déjà été au gouvernement il y a seize ans, partenaire des conservateurs de l’ÖVP. Il est alors tombé de haut.
On croyait alors qu’on pourrait ramener le FPÖ à de meilleurs sentiments en l’associant aux responsabilités gouvernementales. Le FPÖ a peu de personnel politique, peu de spécialistes, peu d’expérience. En 2000, la tactique a fonctionné. Ils se sont bagarrés entre eux et Haider a scindé le parti en deux.
A-t-on aujourd’hui un scénario consistant à conférer au FPÖ des responsabilités gouvernementales?
Une politique fonctionnelle avec du personnel compétent reste la meilleure variante. Parmi les gens du FPÖ qui étaient aux manettes il y a seize ans, certains ont toujours des ennuis avec la justice. Le plus grand scandale financier depuis 1945, la faillite de la Kärntner Landesbank Hypo, était le fait de Haider et de son parti. Elle coûte entre 10 et 20 milliards d’euros au contribuable.
Quel genre d’homme est Norbert Hofer?
Son peintre préféré est Odin Wiesinger, 55 ans, qui a exalté le nationalisme allemand en peignant notamment des cartes de la Grande Allemagne. Cela ne signifie pas que Hofer soit adepte de l’idéologie pangermanique, mais il lui manque la capacité de différencier. Ne serait-ce que pour ça, je le tiens pour une menace pour la sécurité politique.
Que se passerait-il avec le FPÖ au pouvoir?
Nous vivrions à mi-chemin entre le chaos et l’inconfort. Voyez la Hongrie, la Pologne et la Turquie: les premières victimes sont habituellement les journalistes. La liberté de presse serait limitée. En 2001, un des premiers actes du gouvernement auquel le FPÖ participait a été de chambarder la radiotélévision d’Etat ORF en y installant une directrice générale et un rédacteur en chef conservateurs. C’était un gouvernement, disons, encore modéré. Là, il y aurait des changements au sein de la justice et de la police: davantage de répression et de mouchardage.
Quelles seraient les conséquences pour l’Europe?
Le FPÖ menacerait sans cesse d’organiser un vote sur la sortie de l’Autriche de l’UE. A ce jour, la droite extrême en Europe n’a pas accès au niveau des gouvernements. Grâce au FPÖ, des gens comme Marine Le Pen, Geert Wilders ou Frauke Petry, de l’AfD, obtiendraient d’un coup l’accès au premier cercle du pouvoir dans l’UE, soit aux réunions des chefs d’Etat et de gouvernement.
Ce serait grave?
C’est un peu effrayant. Norbert Hofer a déjà annoncé qu’il prendrait part à ces réunions. La Constitution le lui permet. Il ne pourrait pas voter mais s’asseoir à la table d’Angela Merkel et de François Hollande: il serait alors l’oreille des populistes de droite au sein du pouvoir européen.
© NZZ am Sonntag
Traduction et adaptation Gian Pozzy