Eclairage. Créé grâce à une riche bienfaitrice, l’Institut suisse de Rome marie les cultures et se situe à l’avant-garde de la convergence entre sciences et culture.
Rome abrite une petite enclave helvétique tout à fait précieuse et exclusive. La salle des gardes suisses au Vatican? Vous n’y êtes pas. Non loin de la très chic Via Veneto, la Confédération dispose d’un palais qui est assurément le bâtiment le plus prestigieux en sa possession à l’étranger. La Villa Maraini, construite au tout début du XXe siècle, est un petit bijou d’architecture néoclassique, aussi richement décorée à l’intérieur que lovée dans un jardin d’exception. Sa tour offre une vue à couper le souffle sur la ville, seule la coupole de Saint-Pierre, dit-on, est plus élevée de trois mètres.
On ne le sait pas assez, l’Institut suisse de Rome y a pris ses quartiers depuis 1949. Dans cette île préservée de l’agitation de la ville, près de 600 boursiers se sont succédé au fil des ans. Comment un tel joyau a-t-il pu se retrouver aux mains de la Confédération et à quoi l’institut sert-il aujourd’hui?
Roi du sucre
L’histoire est singulière, un condensé des rapports de la politique suisse à la culture et à la latinité. Elle démontre aussi comment l’obstination de quelques personnalités parvient parfois à déjouer les attentismes bernois. Elle a été retracée dans une monographie* très fouillée, parue en 2014, par Noëlle-Laetitia Perret.
Bizarrement, le Dictionnaire historique de la Suisse ne mentionne pas Emilio Maraini. Ce Tessinois a eu un destin hors norme. Né en 1853 à Lugano, il doit s’exiler pour gagner sa vie. Il fait d’abord carrière dans le commerce de denrées coloniales, puis est envoyé en Bohême pour étudier la production de sucre de betterave. Il fonde sa propre société et décide d’introduire cette culture prometteuse en Italie.
Produire du sucre dans la Péninsule, Camillo Cavour, un des principaux artisans de l’unité italienne, y avait déjà songé. Mais les expériences avaient tourné court pour des raisons climatiques. Maraini s’entête, rachète une usine à Rieti, modernise les installations, et réussit. En quelques années, il va devenir le roi du sucre. Figure industrielle éminente, il se voit gratifié du titre de Cavaliere del lavoro. Naturalisé, il est élu au Parlement italien en 1900 où il siégera jusqu’à sa mort en 1916.
Entre-temps, il s’est marié avec Carolina Sommaruga, une jeune femme originaire de Lugano comme lui. Le couple entreprend en 1902 la construction d’une villa à Rome. Il choisit le quartier à la mode, le Pincio, une colline quelque peu délaissée depuis l’Antiquité, connue des poètes et des voyageurs justement pour la mélancolie de ses ruines. C’est là que les hauts fonctionnaires et la bourgeoisie qui viennent s’installer dans la nouvelle capitale construisent de luxueuses demeures.
L’architecte mandaté n’est autre que le frère d’Emilio, Otto. Il s’inspire des villas à belvédère très en vogue à l’époque. Le bâtiment et ses dépendances dominent la Via Ludovisi (du nom d’une ancienne propriété), car ils sont édifiés sur un tas de gravats. Cette situation accroît la singularité de cette construction. Très vite, la somptueuse demeure connaît une vie mondaine intense et devient un lieu prisé d’échanges entre artistes et intellectuels. Le couple s’adonne aussi volontiers à la philanthropie: Emilio Maraini estime que ceux qui sont fortunés se doivent d’aider ceux qui le sont moins.
Mais le Cavaliere meurt prématurément en 1916. Restée veuve, Carolina Maraini-Sommaruga multiplie les dons de bienfaisance, notamment à l’égard de la Croix-Rouge italienne. Pour lui témoigner sa reconnaissance, le roi Victor-Emmanuel III l’anoblit. Elle devient comtesse, et nourrit peu à peu le vœu de léguer son domaine à la Confédération afin d’y établir un institut suisse sur le modèle de la Villa Médicis, toute proche, Académie de France à Rome depuis 1803.
Une résidence pour des artistes helvétiques? Dès les années 20, les diplomates en poste à Rome en font la proposition à Berne. Leurs arguments se heurtent à la sempiternelle posture des autorités fédérales lorsqu’il s’agit de culture: celle-ci est affaire des cantons. Et au nom de quoi réaliserait-on à Rome ce que l’on n’a pas imaginé entreprendre à Paris ou à Berlin?
La comtesse va pouvoir compter sur la ténacité de son neveu, Carlo Sommaruga, diplomate à ce que l’on appelle encore la Légation de Rome. Inlassablement, sans se décourager face aux résistances, il attire l’attention du Conseil fédéral sur l’intérêt du cadeau que sa tante envisage de consentir. Le projet devra attendre l’après-guerre pour se concrétiser.
Au sortir des combats, tout est à reconstruire dans une Péninsule dévastée. Durant cette période troublée, la Légation a rendu à tous les belligérants maints services de protection et de représentation de leurs intérêts. Tous lui en savent gré et attendent de la Suisse qu’elle continue à jouer un rôle éminent. Chargé de rétablir le crédit de la Confédération sur la scène internationale, le nouveau conseiller fédéral Max Petitpierre, chef du Département politique fédéral, perçoit tout l’intérêt de jouer la carte culturelle. Les Italiens consentent une exemption fiscale. Finalement, en 1947, le Conseil fédéral accepte le legs. Reste à organiser l’institut, alors que la donatrice continuera à y vivre jusqu’à sa mort, en 1959.
Ce ne sera pas une mince affaire, il n’y a pas de précédent. Non sans tensions internes, mais avec beaucoup de succès publics, l’ISR va se développer en conciliant les deux missions définies par Carolina Maraini-Sommaruga: accueillir de jeunes diplômés en art ou en architecture et favoriser le rayonnement scientifique et culturel suisse en Italie.
Nouvelle directrice
Près de septante ans plus tard, l’institut n’est plus seulement une résidence mais se veut aussi un lieu ouvert sur la ville et sur l’aire méditerranéenne. Cet écrin singulier est chapeauté par le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation, Pro Helevetia et l’Office fédéral de la culture.
En août prochain, Michele Luminati, son chanceux directeur, va céder sa place à Joëlle Comé (jusqu’ici cheffe du Service genevois de la culture). Une nomination qui réjouit le conseiller national Carlo Sommaruga (PS/GE), représentant de la famille de la donatrice au sein du conseil de fondation. C’est la première fois qu’une femme va officiellement diriger l’ISR, même si Marguerite van Berchem, une Genevoise très active au sein du CICR, guida et organisa l’installation de l’institut dans la villa, sans jamais recevoir le titre de directrice.
Dans son bureau installé dans les anciens appartements de la comtesse, le professeur Luminati déploie le catalogue des activités culturelles, débats et colloques, développés sous sa direction, notamment Studio Roma, un programme de recherche interdisciplinaire.
Ce Grison italophone, professeur d’histoire du droit à l’Université de Lucerne, s’est aussi employé à renforcer la collaboration avec les 37 autres instituts culturels étrangers ou académies que compte la ville. Il évoque un trésor récemment exhumé de la riche bibliothèque de l’institut: les ouvrages publiés dans les années 50 et 60 par Paul Collart, un ancien directeur, sur Palmyre, où il avait photographié tous les vestiges archéologiques du site dans les moindres détails. Un patrimoine exceptionnel qui a récemment donné matière à un colloque d’experts.
Cette vitrine de la Suisse à ambition scientifique suscite pas mal d’intérêt de la part des jeunes universitaires italiens en mal de débouchés dans un monde académique sinistré par les coupes budgétaires de l’ère berlusconienne.
Dans le couloir qui mène à l’ascenseur reliant la rue Ludovisi à la villa, une extravagance à l’époque de la construction, le visiteur croise le buste d’Emilio Maraini, moustache pimpante et conquérante. Quant au portrait de la comtesse, on le découvre en montant dans la tour afin de contempler Rome à 360 degrés. S’il a bousculé Berne, le vœu du couple de philanthropes apparaît très avant-gardiste, taillé pour le XXIe siècle, qui redécouvre l’intérêt de faire converger les humanités avec les sciences dures. L’écrin romain a de beaux jours devant lui. Joëlle Comé se réjouit de le faire briller plus encore.
Programme des activités: www.istitutosvizzero.it
* «L’Institut suisse de Rome. Entre culture, politique et diplomatie». De Noëlle-Laetitia Perret. Editions Alphil-Presses universitaires suisses, 2014, 489 pages.