Vécu.L’amour ne suffit pas toujours. Selon certains experts, près de 15% des enfants adoptés rompent avec leurs parents après des années de conflit. Dans un ouvrage qui vient de paraître, une mère témoigne des difficultés à élever sa fille, traumatisée par l’abandon.
Marie Maurisse
«Peut-on divorcer de sa fille?» Si Judith Norman se pose cette terrible question, au début de son livre, c’est qu’elle est à bout. Sa fille Mina, âgée de 32 ans, vient de l’assommer avec un téléphone. La jeune femme, qui souffre de troubles du comportement et a déjà commis 17 tentatives de suicide, fait vivre l’enfer à ses parents et surtout à sa mère, qu’elle insulte régulièrement sans raison. Ce qui fait dire à Judith Norman, dans un accès de fureur, l’horrible phrase: «Je vais te tuer, ma fille, je vais te tuer parce que tu nous pourris la vie!»
Pendant plus de cinq mois, cette Française rompt les liens avec Mina et s’interroge sur ce qui a pu causer cette souffrance, y compris en se demandant ce qu’elle a pu rater dans l’éducation de son enfant. Son livre, intitulé Mauvaise mère, est paru en février aux Editions Les liens qui libèrent et, pour Judith Norman – un pseudonyme, car sa fille n’est pas au courant de la parution –, il est avant tout un «appel à l’aide, car je me sens abandonnée».
Pourtant, l’arrivée de Mina dans cette famille soudée, après un premier enfant né naturellement, a représenté un immense bonheur. «Nous l’avons attendue plus de trois ans, explique Judith Norman au téléphone. Et quand nous sommes allés la chercher en Ethiopie, je n’arrivais pas à me détacher d’elle. C’est mon enfant et, même si je ne l’ai pas eue dans mon ventre, je l’ai portée dans mon cœur.»
Les cinq premières années sont idylliques. La petite Mina se montre vive et câline et elle s’intègre très bien dans sa nouvelle famille. «Les problèmes ont commencé avec l’entrée à l’école, car elle a souffert de racisme, se souvient sa mère. Et c’est allé de pire en pire.»
A l’adolescence, la crise d’identité est brutale et la petite Mina devient haineuse. «J’ai eu droit, comme tous les parents adoptants, au «T’es pas ma mère», affirme Judith Norman. Les reproches fusaient en permanence: «Pourquoi tu m’as fait venir? J’ai rien demandé… Pourquoi ma sœur a-t-elle plus de choses que moi?», etc. Nous étions étouffés par elle, on voyait de moins en moins de monde. Et ses crises étaient de plus en plus fréquentes et de plus en plus violentes. A 14 ans, elle m’a giflée. Son problème, c’est qu’elle a été abandonnée par sa mère. Et moi, quelque part, je remplace cette mère et je suis donc susceptible de l’abandonner encore. C’est pour cela qu’elle me teste, qu’elle me provoque.»
Briser un tabou
Après cinq mois sans voir sa fille, Judith Norman a finalement repris contact avec elle. Mais la santé psychique de Mina ne s’est toujours pas améliorée et seuls les traitements médicamenteux parviennent à la calmer. Aujourd’hui, son père et sa mère survivent comme ils peuvent et tentent de ne pas se laisser dépasser par la culpabilité et la dépression. «Je ne regrette rien et ce sera toujours ma fille», assure cependant Judith Norman.
Certes, cet exemple est extrême et l’auteure du livre le reconnaît elle-même: tout, dans le mal-être de Mina et ses difficultés relationnelles, ne peut pas être imputable à l’adoption. Mais les mots si bruts de la Française ont le mérite d’exister dans la mesure où ils brisent le tabou d’une pratique souvent décrite comme une expérience longue mais positive, voire fabuleuse.
Sur les forums de discussion, sous couvert d’anonymat, d’autres parents adoptifs avouent être démunis. «Surtout ne pas penser qu’avec l’amour on arrive à tout, estime une mère. Nous avons fait le malheur d’un être qui en plus n’avait rien demandé…»
Il est déjà très dur d’être parents. Mais il se révèle peut-être encore plus difficile d’être des parents adoptifs. Marion Tièche, psychologue à l’association Espace A, accompagne des familles adoptives et des familles d’accueil à Genève et à Lausanne. Elle estime que l’on trouve «une fragilité particulière dans les familles adoptives pour des raisons multiples, notamment en raison du parcours qu’enfant et parents ont effectué avant leur rencontre ».
Rupture définitive
En 2014, 191 adoptions seulement ont eu lieu en Suisse – un chiffre en forte baisse. Adopter un bébé à l’étranger est devenu très compliqué. C’est encore possible avec la Thaïlande ou la Russie, par exemple, mais les enfants sont rarement âgés de moins de 3 ou 4 ans et ont parfois connu plusieurs institutions, donc plusieurs ruptures avant leur adoption. Les nouveaux parents, de leur côté, peuvent aussi avoir eu des expériences douloureuses liées à l’infertilité.
«Le plus souvent, heureusement, les blessures mutuelles cicatrisent et les liens familiaux se tissent, constate Marion Tièche. Mais parfois, la blessure de l’un vient gratter celle de l’autre et les relations peuvent devenir de plus en plus difficiles.» Par le biais de l’association, elle voit régulièrement des enfants adoptés qui coupent les ponts avec leur famille à la suite de conflits récurrents.
Bien sûr, les enfants de sang se fâchent aussi parfois avec leur famille… Mais les risques sont plus grands dans le cas de l’adoption. Plusieurs spécialistes, dont la psychologue française Sophie Marinopoulos, qui a édité le livre de Judith Norman, estiment entre 10 et 15% le taux d’échec des adoptions, c’est-à-dire lorsqu’il y a rupture entre les parents et les enfants. Au Service social international, Rolf Widmer, président du conseil de fondation, est un spécialiste de ces questions. Il confirme que, «malheureusement, 15% est une estimation correcte». Bien souvent, ces situations interviennent après l’adolescence, voire quand l’enfant devient adulte.
Un an pour se décider
Mais il arrive que l’adoption échoue dès le début. La France vient de publier des statistiques officielles: environ 2% des enfants adoptés sont rendus aux services sociaux, soit une quarantaine depuis deux ans. En Suisse, il n’existe pas de données sur le sujet. Une fois l’enfant chez eux, les parents ont un an pour se décider: après cette date, l’adoption devient définitive et irrévocable. Au Service social international, Rolf Widmer se souvient du cas, il y a onze ans, d’un couple ayant adopté un enfant colombien et qui a finalement décidé de se séparer de lui après quelques mois.
Pourtant ces exemples sont rares, contrairement aux Etats-Unis où le «rehoming» est plus fréquent: des parents adoptifs «revendent» leur enfant sur le Net… Pour éviter des catastrophes, Rolf Widmer insiste: les parents ne doivent pas hésiter à s’entourer et à raconter leurs difficultés. Et surtout, «ils doivent accepter qu’ils n’adoptent pas seulement un enfant. Ils adoptent aussi son passé et son pays.»