Interview.Ilario Rossi, anthropologue de la santé, explique les raisons poussant les Suisses à s’intéresser toujours plus aux médecines complémentaires.
Depuis une trentaine d’années, on voit émerger, en Suisse, un engouement toujours plus important pour les médecines complémentaires. Ce phénomène s’explique-t-il par une déception de certaines personnes vis-à-vis du système de santé conventionnel, jugé trop technique? Ou celui-ci répond-il un à changement profond de nos sociétés occidentales?
Réponses avec Ilario Rossi, anthropologue de la santé à l’Université de Lausanne et coauteur de l’ouvrage Cancer et pluralisme thérapeutique, qui vient de paraître aux Editions L’Harmattan.
Selon plusieurs études, un tiers des Suisses auraient recours au moins une fois par année aux médecines complémentaires. Les votations de 2009 ont également montré un appui massif de la population pour ce type de thérapies. Comment expliquer cet intérêt?
Il est important de préciser qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. La coexistence de différentes formes de soins a toujours existé dans l’histoire de l’Occident. Toutefois, elle présente aujourd’hui des caractéristiques nouvelles. Le recours à cette pluralité thérapeutique s’inscrit désormais dans une mouvance historique et culturelle qui s’exprime par la mobilité croissante des personnes, des savoirs, des pratiques et des techniques. Cette même mobilité permet la circulation toujours plus importante des modèles médicaux et thérapeutiques au niveau international.
Quant à la Suisse, pays plurilinguistique, pluriculturel et ouvert sur le monde, elle a été un bassin de réception particulièrement important de ces nouvelles compétences thérapeutiques et médicales. C’est la raison pour laquelle, depuis quelques décennies, nous avons vu apparaître une multitude de techniques nous venant de partout et ayant été reformulées et adaptées à la réalité helvétique.
Dans un même temps, nous assistons aussi à une revalorisation de nos propres savoirs ancestraux…
En effet, il a été possible d’observer un renouvellement de l’intérêt pour notre propre héritage thérapeutique, et plus particulièrement autour de ce que l’on appelle les soins populaires, à savoir les guérisseurs, les rebouteux et autres faiseurs de secret. A l’époque, ces savoirs étaient limités à un rayon d’action circonscrit, à des réalités géographiques bien précises, plus spécifiquement dans le milieu rural. A présent, ces soins se renouvellent dans la confrontation à d’autres savoirs et d’autres pratiques thérapeutiques et s’exportent de leurs lieux d’origine pour investir l’ensemble de notre territoire et plus particulièrement les agglomérations urbaines.
Vous expliquez aussi l’engouement pour les médecines complémentaires par l’émergence de nouvelles valeurs dans notre société.
Oui. Jusqu’à la moitié du XXe siècle environ, les valeurs en vigueur étaient la discipline, le respect de la hiérarchie, ou encore la soumission aux pouvoirs décisionnels. Ces mêmes valeurs sont actuellement remplacées par des référentiels individuels, comme l’autonomie, la responsabilité de soi et la libre initiative, qui donnent à chacun la promesse de pouvoir être l’acteur de sa propre existence. C’est un grand changement de culture, qui a également des répercussions dans le domaine de la santé.
C’est-à-dire?
Tout en faisant confiance à la médecine conventionnelle, toujours plus de personnes s’ouvrent à de nouvelles formes d’expérimentations corporelles et de connaissance de soi par le biais de différentes thérapies, comme l’homéopathie, la médecine chinoise ou l’ayurvéda, par exemple. Par ailleurs, nombreux sont ceux qui utilisent les médecines complémentaires dans le but de construire de manière autonome et responsable leur propre projet de santé, préventif ou curatif, afin de s’assurer un bien-être personnel. Ces changements de paradigmes nourrissent la pluralité du marché de la santé en Suisse. Pensez-vous que cet intérêt s’inscrive aussi en réaction à une médecine conventionnelle parfois perçue comme trop technologique? On peut effectivement voir cet engouement pour les médecines et thérapies complémentaires comme une forme d’autorégulation sociale, face à des sociétés toujours plus technologisées, scientificisées et efficientes, dans lesquelles les biotechnologies sont survalorisées… Il semble évident que plus ce dernier pôle se renforce, plus les personnes sont portées à expérimenter d’autres formes de soins et donc d’autres modalités de vivre leur corps, dans la quête d’un certain équilibre.
Dans le cadre de votre dernier ouvrage, vous vous êtes penché sur l’utilisation toujours plus fréquente des médecines complémentaires par des patients atteints de cancers.
Les recherches menées avec mes collègues démontrent que de nombreux patients pris en charge au sein de services d’oncologie ont également recours aux médecines non conventionnelles. En Suisse, ce constat concerne au moins une personne sur deux. Pour la grande majorité de ces individus, la médecine scientifique est considérée comme la plus pertinente et la plus performante pour lutter contre le cancer. Très peu de patients sont en opposition totale avec les traitements oncologiques. Mais, d’un autre côté, ils estiment que la prise en charge de la maladie ne peut se réduire exclusivement à la lutte contre la pathologie en tant que telle.
Il existe plusieurs raisons qui poussent les patients à faire appel à ces thérapies, notamment pour soulager la douleur et la souffrance, atténuer les effets secondaires des chimiothérapies ou autres traitements, ou encore prévenir et lutter contre les risques de récidives, notamment par l’alimentation et l’introspection. D’autres se positionnent davantage dans une quête de sens pratique pour soigner les causes supposées de la maladie. Alors que certains se perçoivent, par le recours à des thérapies autres, comme les vrais acteurs de la lutte contre la maladie et de la quête de guérison.
Cette attitude proactive de la part du patient aurait également des effets positifs en termes de pronostic.
Il a été observé que lorsqu’un patient atteint d’une maladie chronique est proactif, son pronostic est souvent plus favorable par rapport à un patient qui serait passif, s’en remettant entièrement aux compétences du médecin et de la médecine.
Vous constatez aussi une ouverture plus grande du milieu médical…
Jusque dans les années 90, lorsque l’on parlait de médecines complémentaires dans le milieu médical, on était confronté à un jugement de valeur radical, essentiellement axé sur le fait que tout ce qui n’est pas science n’existe pas, ce qui n’est pas raison relève de l’irrationnel.
Aujourd’hui, les perceptions sont plus nuancées, ou encore plus ouvertes. Les professionnels de la santé prennent désormais acte de l’importance et des enjeux du recours à un pluralisme thérapeutique de la part de leurs patients. Ils s’y intéressent davantage parce qu’ils sont davantage intéressés par la vie des personnes qu’ils soignent. Mais pas seulement: d’un point de vue thérapeutique et clinique, les médecines complémentaires constituent un intérêt scientifique indéniable, avec l’essor de ce que l’on nomme la «médecine intégrative», qui vise à l’utilisation de toutes les approches thérapeutiques appropriées et validées par la méthodologie scientifique, en vue de soins optimaux.