Dossier.Si les médecins ont longtemps boudé les médecines complémentaires, ils sont aujourd’hui toujours plus nombreux à se former à ces disciplines.
Dans les haut-parleurs, I Will Always Love You résonne, version saxophone très easy listening. Parqués dans un coin, quelques déambulateurs viennent rappeler l’âge des participants: 80 à 85 ans en moyenne. Cerceaux, ballons et autres bâtons sont distribués par Jaï Tharicharu, professeur de taï-chi, vingt ans de moins que ses élèves au compteur. Un pantalon militaire bleu marine enfoncé dans les chaussettes, il égrène, avec un enthousiasme communicatif, les exercices qui, sous une apparence ludique, visent à renforcer les cuisses, travailler la souplesse des articulations, mobiliser la nuque... «Je considère tout le monde de la même manière. A mes yeux, vous n’êtes pas des personnes âgées dépourvues de force, vous êtes normaux.» Des sourires s’inscrivent sur les visages.
Les mouvements sont tout de même adaptés à la condition physique des seniors. Ici, tout se passe assis, mais non sans un certain dynamisme. «J’ai même un participant qui a commencé le taï-chi à 102 ans. Tout est possible, il faut juste trouver la bonne solution», ajoute le truculent Jaï. La scène se passe à l’Hôpital de Loëx, près de Bernex. La structure, qui fait partie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), propose depuis plus de vingt ans des cours de taï-chi à des seniors vivant encore à domicile mais qui se rendent une fois par semaine dans l’hôpital de jour de gériatrie communautaire. «Au début, nos patients ne voient pas toujours les bénéfices de cette pratique, explique Christine Le Roy, infirmière responsable de l’unité.
Pourtant, après quelques séances, ils constatent déjà des progrès dans l’amplitude des mouvements, par rapport à leur équilibre, mais aussi une amélioration de leurs fonctions digestives, notamment pour les problèmes de constipation.» Des bénéfices corroborés non seulement par les participants présents ce jour-là, mais aussi par une étude publiée dans le très sérieux Bristish Medical Journal en 2012, axée sur le rapport coût-efficacité des médecines complémentaires. Le taï-chi, discipline enregistrée par la Fondation suisse pour les médecines complémentaires (ASCA) et par le Registre des médecines empiriques (RME), y est en effet considéré comme pouvant conduire à une réduction des coûts liés à la prévention des chutes chez les personnes âgées résidant en EMS.
Tout comme les HUG, les institutions hospitalières de Suisse romande s’intéressent toujours davantage à l’intégration des médecines complémentaires dans leurs structures; 50% des hôpitaux romands offrent ainsi au moins une thérapie non conventionnelle à leurs patients. Certains timidement, principalement par le biais de médecins décidant individuellement de se former à ces méthodes, d’autres avec une volonté beaucoup plus assumée.
C’est le cas du CHUV, à Lausanne, qui fait office de pionnier en Suisse romande. Depuis 2010, l’hôpital universitaire a mis en place une commission permanente des médecines complémentaires, pour faire suite au plébiscite quasi soviétique (78,4%) de la population vaudoise lors des votations de 2009 sur la prise en compte des médecines non conventionnelles. Une initiative suivie par la création, en juillet 2015, du Centre de médecine intégrative et complémentaire (CEMIC), placé sous la responsabilité de Pierre-Yves Rodondi, interniste et spécialiste des médecines complémentaires, formé aux Etats-Unis.
Soulager la douleur
Les missions principales du CEMIC: coordonner l’offre au sein du CHUV et de la Policlinique médicale universitaire, mais aussi étudier certaines indications spécifiques des médecines complémentaires, à l’exemple des douleurs chroniques ou encore des symptômes associés au cancer, comme la fatigue, la douleur et l’anxiété.
«La prise en charge de la douleur est une des motivations principales qui ont poussé l’instauration des médecines complémentaires à l’hôpital, confirme Pierre-Yves Rodondi. On sait que, par rapport à cette problématique bien particulière, la médecine conventionnelle ne règle pas tout. A partir de là, la question est de savoir ce que l’on peut amener de plus pour le patient. Et, dans ce sens, certaines thérapies complémentaires offrent des approches vraiment très intéressantes fondées sur des données scientifiques solides.»
Parmi elles: l’acupuncture et l’hypnose. Deux méthodes ayant fait leurs preuves, notamment par le biais de nombreuses études en neurosciences. Remboursée par l’assurance obligatoire des soins, l’acupuncture est l’une des techniques les plus utilisées par la population suisse. La doctoresse Laurence Van Tulder la propose régulièrement à ses patients dans sa consultation d’antalgie de l’Hôpital de Nyon, ainsi que deux fois par mois au CHUV.
Au bénéfice de trois formations, en anesthésie, en médecine intensive et en antalgie, elle a par la suite suivi deux ans de cours d’acupuncture gratifiés par un diplôme reconnu par la Fédération des médecins suisses (FMH). «L’acupuncture me permet, outre les traitements conventionnels comme les antalgiques classiques, d’offrir d’autres solutions aux patients se trouvant dans une situation de souffrance physique et psychologique. Cette pratique répond à une tendance actuelle, celle d’écouter davantage l’individu, et non pas de le traiter sur la base de statistiques. L’approche, très holistique, est également moins invasive pour le patient.»
La meilleure indication à l’acupuncture? «Lorsqu’une douleur est aiguë et qu’elle n’est pas encore installée, ce qui est beaucoup plus facile à traiter. Une douleur présente depuis une dizaine d’années demandera un suivi plus long. Cette méthode se révèle encore particulièrement efficace dans les cas de sciatalgie (une douleur sur le trajet du nerf sciatique, ndlr), de lombosciatalgie aiguë, ou encore lors de cervicalgies et de cervicobrachialgies.»
Quant à l’hypnose, qui fait aussi l’objet d’une formation reconnue par la FMH, elle représente une autre technique complémentaire de choix en ce qui concerne le traitement de la douleur (lire notre dossier du 29 octobre 2015). Aujourd’hui, plusieurs hôpitaux romands proposent, dans leurs services d’antalgie notamment, des consultations ambulatoires d’hypnose pour les patients souffrant par exemple de douleurs chroniques, aiguës, ou dont on ignore la cause exacte. Les HUG ont été les premiers à introduire cette technique en Suisse romande, dans les années 1970. Le CHUV, quant à lui, possède notamment le service européen le plus à la pointe en matière d’hypnose intégrée au traitement des brûlés.
Patrick Hasler est médecin anesthésiste à l’Hôpital neuchâtelois (HNE). Il a récemment fait le choix de débuter une formation d’hypnose sur trois ans dispensée par l’Institut romand d’hypnose suisse. «Il y a vingt ans, alors que j’étais assistant en anesthésie aux HUG, j’ai pu observer le travail d’Alain Forster, pionnier en Suisse romande de l’hypnose en milieu hospitalier. J’ai trouvé cela vraiment intéressant, car cela représente un outil simple mais très puissant à la disposition du patient.»
L’un des objectifs de l’hypnose est de permettre aux personnes la pratiquant de devenir plus indépendantes par rapport aux médicaments ou au personnel soignant, afin de se sentir plus autonome dans le contrôle de la douleur. Divers travaux l’ont démontré: en pratiquant régulièrement l’autohypnose, la perception de la douleur se modifie progressivement, pour prendre de moins en moins de place dans le vécu du patient.
Pallier le manque d’options thérapeutiques
Méthode complémentaire la plus utilisée en Suisse, l’ostéopathie a également fait son entrée à l’hôpital, bien que de manière encore discrète. Au CHUV, par exemple, seul le Département de gynécologie-obstétrique offre, depuis 2008, cette prestation aux patientes enceintes ou post-accouchement, par l’intermédiaire de Samia Ravasi, sage-femme et ostéopathe diplômée. «Cette technique a été implantée dans ce service notamment en raison du peu d’options thérapeutiques qu’il est possible d’offrir aux femmes durant leur grossesse. On reçoit ici des patientes qui ne se seraient peut-être pas rendues en cabinet privé par méconnaissance du fait que l’on peut aussi pratiquer cette technique sur les femmes enceintes. Aujourd’hui, les médecins ont pu constater que cette thérapie manuelle était sérieuse. Ils n’hésitent plus à nous envoyer des patientes.»
Les motifs de consultation les plus fréquents? Les lombalgies, les sacro-lombalgies, ainsi que les syndromes ligamentaires. En pratiquant l’ostéopathie deux jours par semaine dans l’enceinte du CHUV depuis huit ans, Samia Ravasi a déjà assuré plus de 4000 consultations, dont celle de Cristina Macina, jeune mère d’un bébé de 2 mois. «J’ai bénéficié d’une séance après avoir accouché, car j’avais des douleurs à l’épaule liées notamment à la position durant l’allaitement. Dès que je suis sortie du cabinet, c’était complètement parti. Mon bébé a également pu être traité par cette technique dans le cadre de l’hôpital, en raison d’une mobilité réduite au niveau des cervicales. Ça l’a également beaucoup aidé.»
Apporter du bien-être
Outre le soulagement de la douleur, les médecines complémentaires peuvent également apporter un soutien psychologique et physique important durant une prise en charge hospitalière. Hong Guang Dong, diplômé de l’Université de médecine chinoise de Pékin et de la Faculté de médecine de l’Université de Genève exerce aujourd’hui en cabinet privé et à l’Hôpital de la Tour, à Genève. Il a été le premier acupuncteur à travailler au sein d’un hôpital universitaire en Suisse, plus particulièrement dans le cadre de la clinique de la médecine de la reproduction du Département de gynécologie et d’obstétrique.
En 1996, Hong Guang Dong commence sa collaboration avec le professeur Aldo Campana, alors chef du département de la maternité. Ce dernier s’interroge sur les bénéfices de l’acupuncture dans le processus de procréation médicalement assistée. «Nous avons ainsi pu constater que cette technique offrait un bon soutien psychologique, notamment lors des fécondations in vitro, relate le Dr Dong. Plusieurs études sont également venues confirmer que cela pouvait augmenter les chances d’implantation. Cela fonctionne également très bien pour la symptomatologie de la ménopause, comme les bouffées de chaleur, notamment pour les patientes qui n’ont pas envie ou qui ne peuvent prendre un traitement hormonal en raison, par exemple, d’un cancer hormono-dépendant.»
Pour Hong Guang Dong, il est toutefois fondamental, entre autres pour le traitement de l’infertilité, qu’un premier bilan soit d’abord posé par la médecine allopathique. «Il faut prendre les avantages des deux sciences, c’est ce qu’il y a de mieux pour le patient.» Parfois, les médecines complémentaires viennent aussi s’intégrer dans des environnements hospitaliers que l’on pourrait croire, a priori, peu propices à ce type d’approche.
C’est le cas du Service d’hémato-oncologie du Service des maladies infectieuses du CHUV, qui traite des patients présentant des leucémies aiguës et chroniques, des lymphomes, myélomes ou devant subir une autogreffe. Ici, les patients sont particulièrement fragiles, protégés de toutes formes d’agents pathogènes par des mesures de précaution très contraignantes. Ils n’en restent pas moins en attente de méthodes qui pourraient venir les apaiser, ou aider à soulager les effets secondaires parfois extrêmement violents des traitements anticancéreux. Richard Girard, infirmier, fait partie de ce service depuis 2003.
En 2005, avec une petite équipe de collègues motivés, il lance une démarche afin de pouvoir proposer aux patients une approche par massothérapie, réflexologie, relaxation guidée et aromathérapie. «L’idée était de pouvoir leur apporter du bien-être et de la détente, car les personnes touchées par ce genre de maladies vivent dans le stress, l’incertitude constante de savoir si les traitements vont marcher ou non.
Leur corps est souvent meurtri, et plus personne, parfois même leur entourage, n’ose les toucher de peur de leur transmettre des microbes. Alors que le besoin de contact, lui, se fait sentir.» Hors de question toutefois de se lancer à la légère. «Nous avons mis au point un protocole extrêmement rigoureux afin de réaliser ces soins de manière optimale, car les personnes atteintes de leucémie sont très sensibles aux hématomes. C’est pourquoi nous contrôlons toujours le niveau de plaquettes des patients avant de déterminer avec quelle force nous allons réaliser les massages. Dans ce sens, il serait impensable d’engager des gens de l’extérieur ne possédant pas de connaissance d’hématologie et d’oncologie.» Richard Girard est aujourd’hui le seul à pratiquer des soins de détente dans le service, mais une partie de l’équipe soignante a reçu une formation de base en aromathérapie. «Cela peut soulager, à tout moment de la journée, les maux de tête, les nausées, stimuler l’appétit ou encore aider en cas de choc psychologique ou de déprime, ajoute l’infirmier. Quel que soit le niveau de croyance initiale des patients à ce type d’approche, une fois qu’ils considèrent cela comme efficace, ils deviennent très demandeurs.»
Offre encore disparate
Si l’engouement du corps médical semble aujourd’hui bien présent, en raison des données scientifiques toujours plus nombreuses prouvant l’efficacité de certaines médecines complémentaires dans des indications données, force est de constater que l’offre dispensée dans les hôpitaux est encore extrêmement disparate. «Que ce soit au CHUV ou dans les autres hôpitaux romands, nous avons pu observer que l’utilisation des médecines complémentaires est encore grandement dépendante de la bonne volonté des personnes ayant validé ces techniques ou qui les pratiquent, décrit Pierre-Yves Rodondi. Par exemple, quand le chef de service change ou que le thérapeute part à la retraite, la thérapie, même si elle a démontré son efficacité, peut tout à fait disparaître, alors qu’il faudrait parvenir à prodiguer ce type de soins aux patients en continu.»
C’est justement pour assurer une homogénéité dans l’offre clinique qu’un postulat a été déposé, en février dernier, par Christa Calpini, députée PLR au Grand Conseil vaudois. Accepté à la grande majorité, celui-ci demande notamment l’équité d’accès aux médecines complémentaires pour les patients du CHUV. Pour ce faire, le texte vise la mise en fonction, d’ici à fin 2016-début 2017, d’un centre de médecine complémentaire en mesure de proposer des soins aux patients, quel que soit le service dans lequel ils se trouvent.
«Nous manquons d’un réel projet clinique permettant d’assurer une continuité des soins, défend Christa Calpini. L’idéal serait par exemple de pouvoir avoir une unité mobile se déplaçant au chevet du malade. Si l’on observe ce que font certains établissements en Suisse alémanique, comme les hôpitaux universitaires de Berne ou de Zurich, dont les instituts de médecine complémentaire proposent des soins aux patients depuis le milieu des années 1990, ou encore le Centre de médecine intégrative de l’Hôpital cantonal de Saint-Gall mis en place en 2009, on constate que, par comparaison, l’offre dans les hôpitaux publics de Suisse romande est encore trop faible.»