Reportage. D’un côté, un gouvernement qui entend préserver son identité nationale et sa culture. De l’autre, une nouvelle génération qui se laisse envoûter, après des siècles d’isolement volontaire, par un modernisme miroitant. Rencontres.
Une heure de retard. «Au Bhoutan, le temps s’étire», s’excuse avec ironie Tshering Tashi en poussant la porte d’un modeste hôtel. Le guide touristique travaille pour l’agence de son père, basée à Thimphou, la capitale du royaume, nichée dans l’Himalaya oriental. D’habitude, le trentenaire porte le gho, vêtement traditionnel masculin, mais ce soir le voilà affublé d’un jean XXL et d’une casquette de rappeur made in USA.
Tashi aborde la culture ancestrale de son pays. La terre du Dragon Tonnerre protège farouchement son patrimoine culturel. La religion bouddhiste, elle, teinte la société, l’éducation et l’art: «La télévision n’est arrivée qu’en 1999, et les deux chaînes locales diffusent des émissions souvent religieuses mais aussi Bhutan Star, la version locale d’American Idol», commente-t-il. Les adolescents possèdent tous leur compte Facebook et suivent avec appétence les tendances étrangères. Le danger? Les habitants du pays, connu dans le monde entier pour son bonheur national brut (BNB), cèdent à la consommation et à l’envie.
Pour découvrir l’équilibre créé entre l’ancien et le moderne, direction une galerie d’art, où le premier tatoueur officiel du pays attend Tashi. Le chef-lieu a su préserver son esprit villageois malgré l’exode rural et une urbanisation rapide commencée dans les années 1990. Dans les rues éclairées par les échoppes et les étals, des femmes en kira finalisent leurs emplettes, une vendeuse tend une pomme, fruit d’une agriculture fertile qui se rêve bientôt entièrement bio.
Une meute de chiens patiente devant une boucherie. Les voitures se conduisent à droite selon le code britannique, un héritage reçu, avec le cricket, de leur voisin indien. Pas besoin de feux rouges, les voitures zigzaguent lentement entre les nids-de-poule alors qu’au giratoire un policier assure le trafic avec une gestuelle lyrique. Sur la colline, la statue étincelante du bouddha Dordenma veille sur la ville.
Du rock spirituel
Tashi titille la guitare à ses heures perdues. Il a monté un groupe de rock alternatif avec son cousin. Le No Names − ainsi appelé faute d’inspiration − se produit dans les bars où la bière locale coule à flots. Ses paroles véhiculent un message spirituel propre au boud-dhisme. Ainsi, il met en garde les hypocrites, ces dévots qui agissent mal dans leur quotidien. «En revanche, ajoutet-il, dans les discothèques, c’est la K-pop coréenne qui a évincé la scène musicale bollywoodienne.»
Le tatoueur Yeshey Nidup nous accueille dans la galerie d’art. Il est le seul à posséder l’équipement importé de Thaïlande. Ses premiers tatouages, il les a faits à la main avec de l’encre, une aiguille et un moteur. Depuis dix ans, le phénomène prend de l’ampleur. Plus de 1000 clients sont passés par son aiguille. Il les accueille chez lui car, légalement, il n’a pas le droit d’ouvrir un atelier de tatouage. Son salaire oscille autour des 500 francs par mois, celui d’un fonctionnaire. Une manière d’aider ses parents, chez qui il vit encore.
Du haut de ses 28 ans, il mélange les motifs de l’art thangka, qui représente des divinités ou diagrammes mystiques, aux influences occidentales. Les jeunes veulent les tatouages d’acteurs hollywoodiens ou de yakuzas, mais les touristes, et ils sont nombreux à s’arrêter chez lui, repartent avec l’iconographie bhoutanaise. Si le Guru Rimpoche et d’autres divinités tantriques sont vénérés par la population, les représentations de Bouddha finissent le plus souvent sur une épaule. Pour preuve, Tashi relève la manche de son t-shirt et laisse apparaître l’image de son protecteur. «Mon père a frôlé l’ulcère en le voyant.» Comble de l’ironie, pour les moines, le tatouage est interdit, car il lie l’âme au corps, rendant impossible la réincarnation.
Métissage créatif
Quoi qu’il en soit, la reproduction des bouddhas requiert le respect drastique des proportions. Toute erreur de calcul est considérée comme un péché. L’institut national Zorig Chusum, établi en 1971, enseigne l’art séculaire à 319 artisans en herbe. Ces derniers, une fois formés, participeront à la restauration des temples historiques et véhiculeront leur art séculaire. Parmi ces artisans, Namgyel Dorji Wangchuk. Ce jeune homme de 23 ans possède une collection de tatouages réalisés par ses propres soins avec, sur la poitrine, le visage de la femme de ses rêves. Pour lui, le tatouage lui permet de laisser libre cours à sa créativité, brimée par un enseignement qui cloisonne les élèves dans des carcans religieux prédéfinis.
Asha Kama, l’oncle de Tashi, est l’un des rares artistes à avoir obtenu la médaille d’or de l’ordre national du Mérite. Le voici enroulant sa dernière toile dans son atelier, dont le loyer est pris en charge par l’actuel roi. Le quadragénaire organise, avec une vingtaine de volontaires, des cours de dessin pour les enfants et les adolescents, l’occasion d’approcher la peinture avec une vision personnelle.
Kama revisite les codes de la peinture religieuse. Ainsi, dans sa série Prières, il colle sur le portrait d’un bouddha des drapeaux à prière avant de repeindre ces derniers avec de l’acrylique. Malgré ces juxtapositions d’éléments anciens et récents, on est encore loin de l’art contemporain occidental.
Côté mode, Rinzin Dorji, la directrice de l’Académie royale du textile, sponsorisée en partie par Frederik Paulsen, le milliardaire installé dans le canton de Vaud, a jusqu’à présent orchestré deux défilés, histoire d’encourager des créateurs à revisiter le costume national. Certains ont pu se former en Inde grâce à l’aide du gouvernement mais, aujourd’hui, le gho ou la kira varient seulement dans les détails pratiques avec l’introduction du velcro, de broches plus légères ou de tissus moins onéreux importés d’Inde.
Dans les années 1980, le mode de vie moyenâgeux des campagnes a poussé l’ancien roi Jigme Singye Wangchuck à adopter un plan de modernisation et de développement économique. Grâce à celui qui était considéré comme autoritaire mais aussi visionnaire, la fée Electricité illumine aujourd’hui les murs décrépits des fermes. Et l’école ainsi que les soins médicaux sont, depuis, gratuits dans le pays.
Un tourisme avisé
En 1974, l’année de son couronnement, le pays s’ouvre au tourisme. Le monarque, conscient de l’impact négatif d’une arrivée non contrôlée de touristes, mise sur la qualité aux dépens de la quantité de voyageurs. Pourtant, en 2015, dans ce pays plus petit que la Suisse, l’industrie hôtelière explose, avec un afflux de 155 000 touristes.
Le personnel manque et l’école spécialisée de Thimphou ne peut former que 50 jeunes par année. Depuis l’an dernier s’est ouvert le Bongde Institute of Hospitality and Tourism (BIHT), à Paro, dirigé par le Suisse Adrien Rebord. Ce modèle d’hôtel-école, soutenu par la fondation Bhutan Learning Exchange, basée en Suisse, offre une formation à des étudiants issus de milieux défavorisés.
«Même si la scolarité est gratuite, l’insertion professionnelle a encore des lacunes. Certains de nos élèves ont souffert de violence domestique, de drogues, de grossesses involontaires. Ici, on leur offre un enseignement pratique ainsi qu’un logement.» Originaire de Martigny, le directeur de l’établissement décrit la culture codifiée du Bhoutan: «La population est travailleuse, attachée à la terre et à ses valeurs, comme en Valais. Mais elle reste superstitieuse, et chaque décision importante, comme l’engagement d’un enseignant, dépend de l’astrologue.»
Pratique
Il est obligatoire de réserver via un voyagiste. Tourisme pour tous propose dix jours dès 4725 fr. par personne en chambre double, avec pension complète comprenant neuf nuits, les visites, le circuit en voiture privée, le visa et un guide local parlant anglais.