Interview. Dans un ouvrage qui paraît ce jeudi, le journaliste d’investigation Jacques Secretan revient sur l’affaire Légeret et dénonce une erreur judiciaire, après des mois d’enquête.
L’affaire Légeret – Un assassin imaginaire, c’est le titre du livre qui sort ce jeudi 19 mai en librairie, sous la plume du journaliste d’investigation Jacques Secretan, auteur d’autres ouvrages qui traitent d’erreurs judiciaires. Tenace, le Lausannois a refait toute l’enquête sur l’affaire François Légeret, ce Vaudois d’origine indienne condamné à la prison à vie pour avoir tué sa mère adoptive et l’amie de cette dernière, Marina Studer, ainsi que sa propre sœur aînée Marie-José Légeret, dont le corps n’a pas été retrouvé à ce jour. Agé aujourd’hui de 51 ans, il n’a jamais cessé de proclamer son innocence.
Au cours de ses recherches, le journaliste a trouvé un nouveau témoin qui confirme que Ruth Légeret et sa fille étaient en vie le 24 décembre 2005 peu avant 17 heures, un élément capital, puisque les enquêteurs ont situé l’heure du double homicide aux environs de midi ce jour-là, une tranche horaire pour laquelle François Légeret n’avait pas pu donner un emploi du temps satisfaisant. Le scénario à charge était le suivant: meurtre de Ruth Légeret au cours d’une dispute, d’ordre financier, qui aurait dégénéré en bousculade dans un escalier, et assassinat des deux témoins gênants. Jacques Secretan a également soumis le rapport d’autopsie des deux femmes retrouvées mortes à deux médecins légistes de renommée.
Ces derniers ont émis les plus grandes réserves quant à la possibilité d’aller au-delà des conclusions des deux praticiens qui avaient procédé aux autopsies: coups reçus, ou chocs contre des objets, ou encore combinaison des deux. Aller au-delà des conclusions de ses subordonnés, c’est pourtant ce qu’a fait, avec assurance, le professeur Patrice Mangin lors des deux procès, en 2008 et 2010. Après des mois d’investigation minutieuse, le journaliste est persuadé de l’innocence de François Légeret. Il dénonce une erreur judiciaire, met le doigt sur de nombreuses incohérences et pose des questions pertinentes.
Comment vous est venue l’idée de ce livre?
Un mois après la parution de mon ouvrage sur l’affaire Ségalat 1, en juin 2015, j’ai reçu une lettre de François Légeret. Son amie lui avait donné mon livre. Il écrivait pour me dire qu’il avait trouvé ma démarche courageuse. Il ajoutait: «Je vous recevrai volontiers.» J’ai mentionné à l’éditeur mon projet d’écrire sur son affaire. Je le croyais coupable du meurtre de sa mère et de l’amie de cette dernière. Coupable, mais mal jugé et condamné à une peine disproportionnée. J’avais en revanche de gros doutes sur sa culpabilité concernant la disparition de sa sœur. L’éditeur m’a dit: «Ça nous intéresse.»
Comment avez-vous travaillé?
J’ai vu François Légeret une dizaine de fois en prison. C’était à chaque fois pour des entretiens d’une heure et demie. Nous étions face à face, assis à une table. C’est un homme respecté par les gardiens et les autres prisonniers, auxquels il donne des coups de main juridiques. Je lui ai dit: «Je ne sais pas si vous êtes coupable ou innocent. La question centrale est de comprendre votre affaire.» J’ai passé des dizaines d’heures à lire minutieusement toutes les pièces du dossier. J’ai également lu deux ouvrages scientifiques sur l’ADN et révisé les bases de la génétique. Ensuite, je suis allé voir les principaux témoins et les endroits significatifs; j’ai calculé les temps et distances.
Quels éléments inédits avez-vous découverts?
Essentiellement, un nouveau témoin. Mais d’abord j’aimerais dire que si François Légeret avait été jugé par un système judiciaire honnête et professionnel, il aurait obligatoirement été remis en liberté à l’issue de son deuxième procès, en mars 2010. Le scénario de l’accusation ne tenait plus. Les juges ont prétendu que la boulangère – décédée depuis –, qui était certaine d’avoir vu Ruth Légeret et sa fille la veille de Noël, avait confondu le 23 et le 24 décembre, ce qui ne tient pas la route. Toutefois, la condamnation à perpétuité de François Légeret a été confirmée à partir d’une pareille bourde. Personne n’a rendu visite à Sébastien Albanesi, le fils de la boulangère, pour le questionner.
C’est ce que vous avez fait, justement?
Oui. Il m’a paru évident que c’était une des premières personnes à aller voir, même si je pensais que c’était une vérification de routine. J’imaginais que la police, les juges et les journalistes l’avaient déjà questionné et qu’il allait me dire que c’était bien le 23 décembre que sa mère avait vu Marie-José Légeret et sa mère. Lorsque je lui ai montré l’extrait de jugement disant que sa famille avait pu fêter Noël indifféremment le 23 ou le 24 décembre, il a sauté en l’air. C’est à ce moment qu’il a réalisé l’importance de son témoignage. «Chez nous, on a toujours fêté Noël le 24 décembre, aussi loin que remontent mes souvenirs», m’a-t-il affirmé. Il savait que les juges n’avaient pas cru sa mère et s’était dit: «Qu’est-ce que je peux apporter de plus?»
Qu’est-ce que cela change à l’affaire?
En 2010, la justice a conclu en disant que le témoignage de la boulangère était crédible et authentique, mais qu’il n’était pas possible de le situer dans le temps. Le témoignage de son fils prouve le contraire. Lorsqu’il est venu chercher sa mère à la boulangerie, vers 18 heures ou 18 h 30, c’était le 24 décembre, indubitablement. Elle lui a parlé de ses dernières clientes de la journée, soit Marie-José Légeret, qui avait été le médecin de Sébastien. Elle était venue à la boulangerie en compagnie de sa mère. François Légeret est censé les avoir tuées aux environs de midi ce jour-là.
Comment expliquez-vous l’attitude du frère de François Légeret, qui s’était montré violent envers sa sœur et sa mère et avait engagé un détective pour discréditer la boulangère?
Ç’aurait été très embêtant pour lui que les charges contre son frère diminuent, car sa condamnation lui profite financièrement. Je n’ai pas jugé opportun de le rencontrer. Son témoignage n’entre pas dans mon enquête. Ce qui me paraît choquant, c’est qu’il a été traité comme une personne au-dessus de tout soupçon par la police, qui n’a pas exigé son ADN, une demande qualifiée de «très intrusive». Il aurait dû être considéré comme un suspect potentiel. Je relève que sa voiture n’a été contrôlée qu’en toute fin d’année 2006, une dizaine de mois après les faits.
Dans votre livre, vous citez un professeur français qui fait autorité en Europe en matière de médecine légale. Il affirme ne pas partager la thèse du professeur Mangin, qui a déclaré au tribunal qu’il pouvait formellement exclure l’accident. Pourquoi aller chercher un expert à Paris?
Il n’était pas possible, en Suisse romande, de faire appel à l’un des collaborateurs du Centre universitaire romand de médecine légale, le CURML, tous subalternes de Patrice Mangin. Ils n’auraient pas pu désavouer leur patron, même si ce dernier allait prendre sa retraite. Il a en effet donné sa leçon de clôture le 18 mars 2016. Les légistes qui ont pratiqué l’autopsie de Ruth Légeret et Marina Studer, qui sont plus compétents que le professeur Mangin, ne prennent pas position quant à la thèse de l’accident dans leur rapport.
Que voulez-vous dire par «plus compétents»?
J’ai examiné en détail le curriculum vitae et les références des travaux dans lesquels le professeur Mangin est cité. Ces dernières concernent essentiellement la toxicologie. De plus, j’ai pu savoir qu’il n’avait plus pratiqué d’autopsies personnellement depuis plus de dix ans, au moment du décès des deux octogénaires.
Cela discrédite-t-il ses interventions devant les tribunaux?
Absolument.
Mais comment pouvez-vous être si affirmatif?
J’ai consulté des sources fiables, soit des médecins légistes en exercice et à la retraite.
Vous parlez d’une erreur judiciaire digne du «Guinness Book». Vous n’y allez pas un peu fort? François Légeret a été jugé coupable deux fois, tout de même.
Honnêtement, je pense être dans le juste. N’avoir que deux microtraces ADN pour François Légeret et une seule – qui ne le concerne pas – avec un véritable impact possible, soit la mèche de cheveux de Marie-José dans la main de sa mère, c’est inédit. De plus, il n’y a pas une seule trace ADN d’un suspect potentiel concernant Marina Studer.
Qu’en est-il des deux traces ADN de François Légeret retrouvées dans le col de la chemise de nuit de sa mère et de celles sur des ciseaux retrouvés près des cadavres?
Ces deux microtraces sont impossibles à dater, même approximativement. Pour les ciseaux, une trace ADN de François Légeret sur le tranchant des lames a été interprétée à tort par l’accusation et les juges comme «un indice extrêmement puissant», alors que justement son ADN est susceptible d’avoir persisté à un tel endroit pendant des mois, voire des années, les lames d’une paire de ciseaux n’étant, qui plus est, que rarement lavées ou nettoyées. Et, surtout, ces traces ne désignent pas une personne n’ayant jamais été sur les lieux. François Légeret était un habitué de la maison.
Dans l’un des manuels de référence en la matière 2, on apprend que, si une tache de sang ou de sperme a eu le temps de bien sécher avant le lavage, il y a de fortes chances que l’ADN soit encore présent, même après plusieurs lavages à 90 degrés. Les traces ADN peuvent subsister durant des années et se déposer sur un tissu par contact. En affirmant à François Légeret, en février 2006, que son ADN avait été retrouvé dans le tissu de la chemise de nuit de sa mère, le juge d’instruction Chatton ignorait probablement la capacité de résistance d’une molécule d’ADN.
L’hypothèse du double crime parfait et d’un troisième, le supposé meurtre de Ruth Légeret, qui n’aurait été signé que de deux microtraces ADN n’ayant pas un caractère de preuve, ne colle pas avec la théorie d’une bagarre qui aurait dégénéré. En pareil cas, l’auteur aurait inévitablement laissé des traces à profusion.
Comment expliquez-vous toutes ces incohérences?
La tendance dominante a été d’écarter ce qui ne collait pas avec le scénario de l’accusation. La présomption de culpabilité, c’est difficile d’y résister lorsqu’on est sûr d’avoir le coupable en face de soi. Mais, à tous les niveaux, il n’y a rien qui tient dans la théorie de l’accusation. Quand on a acquis une conviction sur la base d’une théorie qui paraît certaine, il est difficile d’en sortir. Ce qui est le plus inquiétant, c’est que le Tribunal fédéral entérine des jugements aussi problématiques.
Pourtant, François Légeret a concédé, en février 2006, qu’il était dans la maison de sa mère le 24 décembre, ce qu’il avait nié jusque-là.
C’est un grand classique des erreurs judiciaires. On obtient des demi-aveux ou même des aveux complets après des dizaines d’heures d’interrogatoire. Cette version a été obtenue au forceps par la police et le juge d’instruction, après quatre nuits presque sans sommeil. Le juge dicte ce qu’il veut et, en face de lui, il a un accusé à bout. Ce dernier a d’ailleurs toujours clamé son innocence. S’il y avait eu un enregistrement vidéo, je suis convaincu que cette deuxième version serait très vite passée à la trappe, car c’est le juge qui l’a dictée.
Après des mois passés à enquêter sur cette affaire, quelle est, à vos yeux, la thèse la plus probable?
Sans exclure les autres hypothèses existantes – suicide, accident, homicide –, la disparition volontaire de Marie-José Légeret ne peut pas être écartée, dans le cas notamment où celle-ci se serait sentie coupable après une bousculade avec sa mère. Dans une telle éventualité, une disparition à long terme serait plausible, pour une personne qui risquerait de se voir accusée de meurtre.
Que pense le principal intéressé, François Légeret, de votre ouvrage?
Son avis est réservé, car il craint que le livre ne puisse le desservir. Il a tellement fait de demandes de révision et reçu tellement de réponses négatives qu’il ne peut être que méfiant.
Quel regard portez-vous sur la justice vaudoise?
Cette affaire, une des plus médiatisées de Suisse romande ces dix dernières années, me donne une piètre opinion de la justice vaudoise, une justice incapable d’opérer des vérifications. Malheureusement, cette remarque est également valable pour le Tribunal fédéral, concernant aussi bien l’affaire Légeret que l’affaire Ségalat.
1 «Une condamnation bâtie sur du sable», Jacques Secretan, Ed. Mon Village, 2015, 119 pages
2 «Preuve par l’ADN», Raphaël Coquoz et alii, Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2013
«La chance est grande d’obtenir une révision»
Incarcéré aux Etablissements pénitentiaires de la plaine de l’Orbe, François Légeret n’a pris encore aucune décision quant au choix d’un ou plusieurs avocats pour lancer une demande de révision. Il ne souhaite pas agir dans la précipitation. Me Jean Lob, âgé de 88 ans, est le seul à lui avoir prêté main-forte, à crédit, ces cinq dernières années. Chargée de la défense du Vaudois dans le cadre d’une procédure séparée qui a pour objet la confiscation de ses biens, Kathrin Gruber, qui a pu prendre connaissance de l’ouvrage de Jacques Secretan, est optimiste. «Il y a un fait nouveau, soit le témoignage de Sébastien Albanesi, qui atteste que la famille a bien fêté Noël le 24 décembre. La chance est donc grande d’obtenir une révision.» Et de citer l’article 410 du Code de procédure pénale suisse.
L’avocate veveysanne est d’ailleurs convaincue de l’innocence de François Légeret. «C’est un homme non violent et assez timide, une personne incapable d’avoir perpétré un tel crime, un acte qui demande beaucoup de sang-froid. Il aimait sa mère et avait un énorme respect pour elle.» Potentiellement, une demande de révision – un document qui tient sur trois ou quatre pages et qui doit être déposé à la Cour d’appel pénale – est susceptible d’aboutir à un nouveau procès «à brève échéance», selon Kathrin Gruber.
«Si la requête est admise, il sera possible de demander une remise en liberté. Dans le cas où il y aurait un nouveau procès, il faudrait récuser un grand nombre de juges, car la composition actuelle de la Cour d’appel pénale comprend beaucoup de magistrats ayant déjà eu à se prononcer sur l’affaire Légeret.»
Si François Légeret était innocenté, la somme à laquelle il aurait droit – qui résulterait des dommages et intérêts ainsi que de l’argent provenant de sa mère qui lui a été confisqué – se monterait à plusieurs millions de francs.