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Hubert Védrine: «L’Europe a été trop souvent l’idiot du village global.»

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Jeudi, 19 Mai, 2016 - 05:53

Interview. Ancien ministre des Affaires étrangères français, Hubert Védrine vient de publier «Le monde au défi», où il propose d’étendre la géopolitique, dont il est un expert, à la géoécologie. Une manière d’en finir avec les concepts de «mondialisation heureuse» et de «fin de l’histoire». Il est l’un des orateurs du Forum des 100.

A vous lire, vous semblez avoir éprouvé un malin plaisir à démontrer que la communauté internationale n’existe pas. Pourquoi?

Aucun malin plaisir, c’était une nécessité pour dissiper un songe paralysant. Mon ancien éditeur, Claude Durand, malheureusement décédé, me disait depuis des années: «Vous soulignez toujours qu’il n’existe pas de communauté internationale, expliquez-nous pourquoi.» J’ai relevé cette proposition et écrit ce petit essai pour constater que les Occidentaux, qui ont conduit le monde pendant quatre siècles et qui maintenant n’ont plus le monopole du pouvoir, même s’ils restent très puissants, n’ont pas réussi à imposer partout l’idée des valeurs occidentales universelles et d’une «communauté internationale», en tout cas entre les peuples; que tout ce que l’on avait dit de la mondialisation heureuse n’est qu’en partie vrai et que, comme cela a tourné à l’économie casino, cela a produit des effets très contrastés. Je lance donc l’idée d’étendre la géopolitique à la «géoécologie».

Qu’est-ce que la géoécologie?

Elle est fondée sur le fait que le seul vrai lien entre toutes les populations de la planète, c’est que la terre reste habitable. Il ne s’agit pas de «sauver la planète», comme disent les slogans, la planète peut exister sans nous, mais il faut préserver son habitabilité. Je tente dans cet essai, Le monde au défi, d’esquisser une réflexion à ce sujet en débarrassant ce raisonnement des clichés et du jargon écologistes, qui se révèlent souvent rebutants.

Vous notez que la mondialisation a créé des milliardaires à foison, sorti des centaines de millions de paysans asiatiques de l’extrême pauvreté, mais au prix d’un accroissement faramineux des inégalités de plus en plus insupportable. Etes-vous partisan d’un retour au protectionnisme?

Non, les deux ne sont pas liés et personne n’aurait le pouvoir de revenir au protectionnisme à l’ancienne. Mais le choix n’est pas entre tout et rien. Je constate simplement que la mondialisation, présentée comme heureuse pour tout le monde, ne l’est pas. Je ne conteste pas l’idée que la mondialisation a globalement enrichi notamment beaucoup de peuples qui étaient censés être en développement mais qui étaient en fait en stagnation perpétuelle. Je défends un point de vue équilibré.

La mondialisation n’a appauvri personne contrairement à ce que racontent les altermondialistes, elle a provoqué un enrichissement gigantesque, mais les écarts sont devenus tellement choquants qu’une partie des populations se rebelle. Le protectionnisme total est globalement impraticable, le commerce a lieu depuis la nuit des temps et personne ne va l’empêcher! Tout est question de dosage entre être complètement fermé, ce qui est impraticable, et complètement ouvert, ce qui est irresponsable. Les Etats-Unis savent bien se protéger dans quelques domaines clés, mieux que l’Europe! L’Europe a été trop souvent «l’idiot du village global».

Comment expliquer le règne de l’«irrealpolitik», que vous dénoncez? Est-elle systémique (les avis s’annulent) ou le signe d’une piètre qualité des dirigeants politiques?

L’«irrealpolitik» découle d’une forme d’idéalisme, d’optimisme, de naïveté. Cela dit, s’il n’y a pas encore de communauté internationale au sens des peuples, il y a bien sûr un système multilatéral: des fonctionnaires internationaux, des négociations permanentes. Mais, au niveau des peuples, les mentalités, les conceptions, les ambitions, les projets, les peurs demeurent complètement différents, voire antagonistes. C’est pour cela que je dis qu’il n’y a pas encore de communauté internationale. En ce qui concerne l’«irrealpolitik», que j’oppose à la realpolitik, elle définit en particulier cette phase irréaliste de l’histoire récente de l’Europe.

Les Européens ont été «fukuyamesques» avant Fukuyama, c’est-à-dire qu’ils ont cru qu’ils vivaient déjà dans un sympathique monde post-historique, post-tragique, etc. C’est-à-dire, précisément, dans cette «communauté internationale», avec l’ONU, la prévention des conflits, la société civile, les gentilles ONG qui allaient combattre les méchants gouvernements, etc. Tout cela serait séduisant s’il y avait sur terre 5 à 6 milliards d’Européens de l’Ouest bien disposés et avides de coopérer entre eux, mais cela n’est pas le monde réel. C’est dans ce sens que je parle d’«irrealpolitik».

Et ce que nous sommes en train de vivre, au travers de convulsions spectaculaires, c’est l’atterrissage de l’Europe dans le monde réel. Nous sommes contraints d’en sortir. Pour moi, le préalable à la réélaboration de projets qui tiennent la route, c’est de se montrer plus réalistes, nous les Européens, et surtout nous les Français. Il faut moins de prétention et plus de lucidité.

Vous décrivez des Occidentaux désemparés, dupés par leur «universalisme unilatéraliste»; quelles sont ses racines?

L’Occident est prosélyte comme l’islam, alors que la Chine, par exemple, ne l’est pas. Jamais, dans l’histoire, la Chine n’a été animée par l’idée de convertir les autres peuples du monde aux valeurs chinoises. Cet empire n’a pas inventé les valeurs chinoises universelles, alors que l’Occident a toujours été animé par cette démarche. On peut penser que cela vient de très loin. Quand saint Paul a obtenu que le christianisme ne s’adresse pas seulement aux juifs – car alors il aurait été une secte juive parmi d’autres – mais qu’il se lance dans la conversion des Grecs et des Romains, la démarche est devenue universaliste – catholicos.

Bien que la plupart des peuples occidentaux aujourd’hui ne s’en rendent plus compte, il y a une continuité prosélyte depuis deux mille ans, même si elle porte sur les droits de l’homme, et plus sur la religion, mais c’est un peu la même chose. Les Occidentaux pensent toujours qu’ils sont chargés de répandre leurs croyances parce qu’ils estiment qu’elles sont bonnes, et qu’ils veulent que tout le monde en bénéficie. Sauf que ça fonctionne mal, que les résistances sont profondes.

Même quand nous mettons en avant des valeurs universelles, d’autres pays, d’autres cultures nous rétorquent: «Il y a des valeurs universelles dans ce que vous défendez, mais pas toutes, et si elles sont universelles, alors elles existaient déjà dans nos propres cultures et, de toute façon, ce n’est pas à vous de nous les imposer.» Ce renversement est très difficile à vivre pour les Occidentaux, qui se sentent selon les cas bafoués, humiliés, frustrés, voire menacés. C’est plus compliqué pour le monde occidental de s’adapter à la nouvelle donne mondiale que pour des peuples qui n’ont jamais eu cette prétention, et qui n’aspirent qu’à vivre mieux et à gérer mieux leurs propres affaires.

L’humiliation reste un des ressorts inépuisables de l’histoire, écrivez-vous. Alors, pas de salut pour l’Occident impérialiste? Il devrait supporter indéfiniment que les autres parties du monde prennent leur revanche à ses dépens?

Pas indéfiniment! Un jour ou l’autre, les pays anciennement colonisés, au lieu de reprocher aux colonisateurs la colonisation – c’est toujours une tentation – finiront par se demander aussi pourquoi ils ont été colonisables. Des générations nouvelles auront un rapport plus objectif à leur histoire. Le ressentiment se dépasse, mais cela adviendra d’autant mieux que nous mettrons en avant ce qui nous unit, aujourd’hui et demain, et pas seulement ce qui nous a opposés dans le passé. D’où l’idée de l’écologie globale qui permet de se projeter dans un nouvel avenir partagé.

Croyez-vous vraiment que tous les pays vont se mettre à l’interdépendance?

Ce n’est pas une plaidoirie mais un constat. Le seul élément commun à tous les peuples du monde, même s’ils ont des mentalités et croyances opposées, c’est, redisons-le, la nécessité vitale que la planète continue à être habitable. On retrouve là l’écologie, pas seulement le climat, mais aussi la question de la biodiversité, la question des pollutions, des nuisances qui sont fondamentales, etc. Prenez les dégâts causés par l’agro-industrie mondiale: celle-ci était utile au début pour lutter contre la famine, mais elle a disjoncté ensuite. Au fond, le seul lien vrai entre un banquier mexicain, un paysan philippin, un prêtre russe, un ouvrier sud-africain, etc., et leur seul intérêt commun, c’est que la terre reste habitable.

Est-ce qu’ils en sont conscients?

Non, pas autant que les scientifiques qui sont inquiets, mais un petit peu quand même, sinon on n’aurait pas pu réussir la COP21, étape très importante. Mais il faut aller au-delà. Au passage, je salue l’encyclique du pape, Laudato si’, pas pour mélanger religion et politique, mais parce que les religions révélées ont insisté depuis toujours sur la victoire de l’homme sur la nature, jamais sur la symbiose. C’est donc un changement. Ce sont les religions d’avant, le chamanisme et l’animisme, qui étaient sur cette ligne.

Le fait que le pape parle avec autant de force de la nécessité écologique peut faire prendre conscience. Donc, oui, je crois que les pays vont s’y mettre, à condition que l’on accepte l’idée que cette adaptation de l’humanité s’étalera sur plusieurs décennies et que l’on ne soit pas d’une impatience maladroite. Je propose le terme d’écologisation pour bien montrer que c’est un long processus à construire. Le monde de l’économie a commencé à bouger.

Ces temps-ci, c’est plutôt le populisme qui séduit les opinions. Donald Trump et Marine Le Pen n’affichent pas une grande conscience écologique.

Ils ne sont pas les seuls! Mais je raisonne dans le moyen et le long terme, dans la durée, pas dans l’instant ni en fonction de telle ou telle élection. Pour parler des Etats-Unis, je pense que même le grand business américain ne pourra s’extraire de ce courant d’écologisation. Au contraire: celui-ci verra à un moment donné un intérêt économique à se positionner comme étant écologiquement compétitif. Entre-temps, il y aura des batailles féroces.

Quid des populistes?

Quant aux populistes, c’est autre chose: le populisme, c’est la réaction furieuse de peuples qui se sentent abandonnés, qui ont le sentiment de ne plus être représentés, ou mal. Comme ils sont mécontents de la démocratie représentative, ils revendiquent une démocratie directe, instantanée, participative. Il faut traiter cela comme un symptôme d’abandon.

C’est-à-dire?

Cela ne sert à rien que des élites détestées condamnent le populisme, puisque cela le nourrit! Les populistes sont en colère contre les élites, donc si les populistes sont condamnés par ces élites, cela alimente leur envie de les défier. Plus les classes dirigeantes sont désemparées, paniquées, furieuses, plus les gens votent pour ces partis. Il faut sortir de ce piège-là. Depuis trente ans, en France, le moralisme n’a jamais été capable de résorber le Front national. Le populisme, il faut l’apaiser petit à petit pour que les gens retrouvent des raisons de croire dans le système politique. Après cela, la traduction en matière économique, c’est un autre sujet.

2016 serait l’année de tous les dangers pour l’UE. Est-ce réaliste de croire que les pays membres vont se séparer, reprendre leurs billes?

Non, je ne crois pas que cela puisse aller jusque-là, je ne crois pas à un vrai scénario de dislocation. Jean-Louis Bourlanges a dit ironiquement que les Européens n’auraient même plus la force de se séparer. Mais il y a un risque de stagnation, avec des institutions qui sont toujours là, mais qui tournent à vide.

Que faire alors?

Il faut distinguer les problèmes internes à l’Europe des défis externes. Dans les problèmes internes, je mets en tout premier lieu le fossé qui est profond entre les petites élites européistes et les peuples qui ont décroché massivement. Si je dis qu’il y a décrochage, c’est en additionnant les vrais anti-européens, que les médias ont tort d’appeler eurosceptiques, et les vrais sceptiques qui ne sont pas anti, mais ne sont plus convaincus. Les anti, selon les pays, représentent de 15 à 25%, les sceptiques de 50 à 60%. C’est le problème No 1 de l’Europe, avant même les défis extérieurs. Après, il y a le Brexit: pas la peine de spéculer, un référendum, c’est la roulette russe. On verra bien.

Et les défis extérieurs, quels sont-ils?

Comment interpréter le retour de la Russie: n’est-elle qu’un ennemi? Ou un partenaire difficile avec lequel on peut traiter? Il y a plusieurs lignes en Europe. Et il y a ce flux torrentiel de demandeurs d’asile et de migrants économiques. L’UE doit faire face dans la panique à des choses qui n’ont pas été traitées depuis vingt ou trente ans: de vrais contrôles aux frontières extérieures de Schengen, une vraie sélection entre ceux qui ont droit à l’asile et les migrants économiques, une meilleure interconnexion entre les polices et les services de sécurité pour détecter des risques terroristes, etc.

Tout cela progresse à grands pas maintenant, mais dans l’urgence. C’est parce que l’Europe a mal anticipé qu’elle est obligée d’en passer par les abusives conditions turques. Si l’Europe distingue bien les problèmes, si elle trouve des réponses, non pas aux invectives des anti-européens – qui sont des idéologues, et qui ne bougeront pas – mais au désarroi des Européens devenus sceptiques ou allergiques, elle peut remonter la pente.

Quel sera l’impact des révélations des Panama Papers? Est-ce que nous allons vers un monde plus transparent?

Dans cette affaire, on a du mal à distinguer ce qui est autorisé, légal mais choquant, et ce qui est illégal. Quand on y verra plus clair, il faudra poursuivre au sein du G20 le travail entamé ces dernières années, avec de réels progrès, qui est de réduire le plus possible de paradis fiscaux. Contrairement à l’impression que donnent ces révélations, cette lutte a plutôt progressé: on voit que la plupart des comptes ouverts au Panamá l’ont été lorsque les titulaires ont dû fermer des comptes ailleurs. En ce qui concerne l’exigence de transparence en démocratie, elle est compréhensible jusqu’à un certain point. Mais tous les métiers réclament un certain secret pendant un certain temps: la médecine, la banque, le journalisme…

Ce n’est pas vrai qu’il faille éliminer le secret partout. Les gouvernements, sans même parler d’impératif de sécurité nationale, ont le droit de travailler tranquillement, de prendre un certain temps pour réfléchir avant de décider. L’idée de la transparence totale et instantanée fait froid dans le dos, elle est de nature à paralyser tout gouvernement, toute entreprise. Où met-on le curseur? A quel degré d’information a droit légitimement une société démocratique à l’instant «t», sans tomber dans les délires névrotiques que l’on a vus périodiquement dans l’histoire américaine? La transparence absolue de la vie privée était un concept imposé à l’origine par les puritains. On ne peut en faire ni une panacée ni un idéal absolu. 

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