Décodage. C’était un tabou de l’élégance masculine. La chemise à manches courtes pour hommes revient. Mais la mode italienne résiste: un nouveau choc des civilisations?
Il y a six ans, Richard James, tailleur à Savile Row, prononçait dans The Telegraph cette condamnation définitive: «Je hais les chemises à manches courtes. Les hommes qui en portent n’évoquent même pas pour moi le cadre moyen, mais le loser. Ou alors le steward de compagnie aérienne.»
L’élégant helvétique ne pouvait qu’applaudir. Il faut dire qu’en la matière la référence iconographique la plus traumatisante est suisse: la chemise à manches courtes, c’est Christoph Blocher prononçant son discours du 1er Août. La beaufitude incarnée. La faute de goût rédhibitoire. Une affaire classée.
Et pourtant. En ce printemps 2016, Richard James vend des chemises à manches courtes. Sur les sites de shopping en ligne, son modèle en coton bleu ciel à micromotifs floraux, manches très courtes et ligne près du corps, est déjà épuisé. Chez Paul Smith, qui affectionne le short-sleeved, la coupe reste ajustée, mais la manche est un brin plus longue et les imprimés supergraphiques. Tandis que Dries Van Noten, Raf Simons ou Vuitton revisitent avec audace les ampleurs qui furent celles de la chemise hawaïenne: en version bouffante dans un pantalon taille haute, la fifties shirt est une des tendances de la saison.
Ringardes, les manches courtes? Mais d’où sortez-vous? «Avec un chino et des snickers, c’est une tenue estivale chic et sportive, dit Camille Barki, dans la boutique lausannoise qui porte son (pré) nom. Evidemment, tout dépend de la coupe, du tissu, du motif. Prenez un voile de coton, une coupe droite et pas trop longue… On ne parle pas de la chemise en tergal de l’employé des postes.»
Résistance transalpine
L’été venu, Camille vend depuis plusieurs années déjà ces petites choses légères et griffées pointu à une clientèle avertie. Mais, là, il semble que le mouvement manches courtes prenne de l’ampleur. «Tout le monde s’y est mis: c’est l’influence des hipsters…» Vous savez, les hipsters, ces gens hypercodés qui adorent «revisiter les signes de la «beaufitude» pour montrer leur insouciance des codes», selon le mot de Stéphane Bonvin, notre consultant en mode préféré.
Mais en fait pas. Tout le monde ne s’y est pas mis. Parlez de manches courtes à Mauro de Luca, chef de ventes au Bongénie de Genève et porte-parole historique du chic transalpin. Il reste poli, mais la fermeté du ton ne laisse planer aucune ambiguïté: «Chez les Anglais peut-être, les Allemands, les Américains. Mais dans la culture italienne, jamais. C’est formellement interdit. On retrousse ses manches, c’est tout.» Ainsi, aucune des marques transalpines vendues au Bongénie n’entre en matière cette saison. Surtout pas les marques napolitaines: comme chacun sait, Naples et Londres sont les deux capitales mondiales de la chemise.
Assisterait-on à la naissance d’une nouvelle fracture Nord-Sud? On peut le craindre, à la lecture de certaines déclarations. Particulièrement inquiétante, celle de Pino Lerario, fondateur de la marque transalpine Tagliatore, qui souligne dans Il Giornale le caractère fondamentalement religieux de la confrontation: «Bleah… [La chemise à manches courtes], c’est la chose que je hais le plus! Seuls les protestants portent ça, c’est un signe de foi, pas d’élégance.»
Bleah, brrr… On compte sur les grandes marques mondialisées pour diluer ces poussées identitaires naissantes dans le grand bain de la «branchitude» universelle. Aux dernières nouvelles, Gucci fait des manches courtes pour hommes. Paix à son âme.