Sondage. Ils avaient traversé les suites de la crise économique sans trop d’états d’âme, les voici bousculés par les incertitudes post-vote du 9 février 2014 et par l’afflux de réfugiés. Révélation de l’étude Sophia 2016, le contrôle systématique des frontières a le vent en poupe, mais pas question de sacrifier les accords bilatéraux avec l’Union européenne.
C’est ce qu’on appelle un sacré retournement de tendance. Mathias Humery et Marie-Hélène Miauton, chercheurs chez M.I.S Trend (Institut de recherches économiques et sociales), auteurs de l’étude Sophia 2016, publiée à l’occasion du Forum des 100, notent «quelques signes d’inquiétude chez les leaders et dans la population, contrairement aux précédentes éditions, toutes plus sereines les unes que les autres».
En pleine crise, rappellent-ils, Sophia 2010 montrait que les Suisses se sentaient épargnés, même si les opinions étaient sévères vis-à-vis des agissements de la finance suisse et internationale. L’an dernier encore, les jeunes, spécialement interrogés, affichaient leur conviction que la Suisse tirait très bien son épingle du jeu et qu’elle devait continuer d’assumer sa prospérité et ses valeurs, hors de l’Union européenne mais en pleine ouverture au monde. Cette année, en revanche, l’enthousiasme décroît.
Bombe politique
Les charmes de la mondialisation, dont il est largement admis que notre pays a bien profité, paraissent éventés (lire l’interview d’Hubert Védrine en page 34). Le phénomène d’ouverture des frontières inquiète. Surprise du sondage, et vraie bombe politique, les contrôles systématiques des personnes au passage des douanes sont plébiscités. Le message technocratique délivré par les autorités nationales ou européennes – le contrôle de chaque individu et de chaque véhicule, l’un après l’autre, par les forces de sécurité, conduirait à la paralysie économique et à des embouteillages monstres – n’a pas été capté, ou alors il est sans effet face aux craintes terroristes.
Les Suisses ne souhaitent pas pour autant mettre fin à leurs bonnes relations avec leurs voisins. Ils acceptent les règles du marché unique européen – les fameuses quatre libertés de circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services. Mais ils semblent considérer la libre circulation des personnes comme un phénomène plutôt que comme une liberté à appliquer sans entraves. Ils ne sont pas loin d’exiger des libertés sous conditions, encadrées par des restrictions, aménagées à leur guise. On est là au cœur du malentendu qui s’est installé entre les Suisses et l’Union européenne. Les uns veulent une participation à la carte, selon leurs besoins, alors que les autres, les 28 Etats membres représentés par la Commission, ne peuvent pas s’encombrer de particularismes.
L’adieu au 9 février
Signe de tension et d’inquiétude, une majorité de la population comme des leaders redoute que les programmes de recherche ou d’échanges d’étudiants soient abolis. Et, s’ils devaient choisir entre une application stricte du contingentement de la main-d’œuvre, votée le 9 février 2014, et le maintien des accords bilatéraux avec l’Union européenne, ils se prononceraient pour le second. Ce résultat clair en Suisse alémanique et en Suisse romande ne souffre que d’un «Polentagraben» avec les Tessinois.
Il ouvre une large marge de manœuvre au Conseil fédéral et au Parlement, qui cherchent, tel l’œuf de Colomb, une solution eurocompatible de mise en œuvre de l’article 121a: il faut tout simplement revoter pour trancher. Cette majorité pragmatique confirme que RASA, l’initiative qui veut rayer le scrutin du 9 février 2014 de la Constitution, est opportune et a des chances de convaincre.
Mais rien n’est simple, et le discours des initiants durant la campagne – il faut négocier des aménagements à la libre circulation des personnes – reste très présent dans la tête des sondés, quand bien même les instances de l’UE ont maintes fois signalé que le principe de la libre circulation n’était pas négociable. Sur la manière d’aménager nos relations avec l’UE, Berne a manifestement de gros efforts de pédagogie à fournir, tant les illusions sont tenaces.
Dans un monde de nouvelles frontières, où s’érigent des barrières et où se multiplient les défis liés à la «disruption» numérique, les Suisses décrits par l’enquête Sophia 2016 se montrent soudain troublés, et leurs leaders moins sûrs de savoir où ils vont. Désormais, à la rituelle question sur leur confiance dans l’avenir, la majorité dit sa crainte de vivre une période instable. Et un cinquième de la population croit se diriger vers une ère de décadence. Cette proportion a doublé en dix ans, alors que la Suisse vient de traverser une période économique faste. Une préoccupation qui fait écho à la remarque consignée par un des leaders interrogés: «La mondialisation est une porte ouverte sur l’inconnu.»
L’essentiel en 3 points
– Contrôles systématiques aux frontières 69% des Suisses sont favorables à leur restauration. Les craintes sécuritaires balaient les objections concernant les coûts et la faisabilité d’une telle mesure.
– Dilemme du 9 février S’il faut choisir entre le respect du vote et les accords bilatéraux, 54% des Suisses choisissent le maintien des accords avec l’UE.
– Soutien aux chercheurs et aux étudiants 69% des Suisses redoutent la fin de la participation aux programmes de recherche ou de mobilité européens.
Les commentaires des leaders
En remplissant le questionnaire Sophia 2016, certains leaders ont ajouté quelques réflexions.
A propos de la mondialisation:
– «La globalisation produit des gagnants et des perdants. Je crains cependant que les perdants ne constituent la majorité.»
– «Les bons et les mauvais effets se côtoient mais la vraie question est de savoir ce que serait un monde sans mondialisation et quel sens il aurait aujourd’hui.»
– «La mondialisation est une porte ouverte sur l’inconnu.»
A propos de gouvernance:
– «Il faut un pouvoir supranational non pas pour contrebalancer les économies, mais pour régler les grands problèmes de l’humanité (climat, agriculture, famine, migrations).»
– «L’économie mondialisée nécessite une régulation supranationale, mais c’est une raison de plus pour ne pas s’en réjouir.»
– «La vraie échelle politique valable est continentale. La construction d’une Europe fédérale reste nécessaire.»
A propos de la Suisse:
– «Avec la globalisation, la Suisse a dû se demander quelles sont ses forces et ses faiblesses. Cela a renforcé l’identité suisse.»
A propos de l’avenir:
– «Hélas! Nations et nationalisme croissent plus vite que les projets de coopération concrète.»
Fiche technique
L’étude Sophia 2016 lancée et menée par M.I.S Trend, Institut de recherches économiques et sociales (Lausanne et Berne), s’adresse chaque année à deux cibles distinctes. D’une part, le grand public à raison de 538 Romands, 549 Alémaniques et 203 Tessinois représentatifs de la population âgée de 18 ans et plus. Cette disproportion permet de minimiser la marge d’erreur sur chaque région (+/- 4,3% pour la Romandie et la Suisse alémanique et +/- 7,0% pour le Tessin).
Une pondération mathématique permet de retrouver ensuite le poids démographique réel des trois régions dans les résultats totaux. Ces 1290 personnes ont été interrogées au moyen d’un questionnaire autoadministré en ligne du 22 mars au 4 avril. La marge d’erreur maximale sur cet échantillon est de +/- 2,8%. Sophia consulte, d’autre part, 380 leaders d’opinion qui développent leur activité en Suisse. Ils sont détectés en raison de leur réflexion sur le présent et l’avenir de la Suisse, des messages qu’ils diffusent et de la place qu’ils prennent dans la vie publique suisse.
Par souci de représentativité, ils appartiennent au monde de l’économie, de l’administration, de la science et de l’éducation, de la culture et de la politique. Ils sont Latins ou Alémaniques, un tiers a un rayon d’action international et exerce un mandat politique au niveau communal, cantonal ou fédéral. Ils ont été consultés durant le mois de mars à l’aide d’un questionnaire autoadministré postal. La marge d’erreur maximale sur cet échantillon est de +/- 5,1%.