Mehdi Atmani
Trajectoire. De l’enregistreur à bande magnétique à la division cybersécurité, l’histoire de la multinationale de Cheseaux-sur-Lausanne est émaillée de nombreux bouleversements technologiques.
Les journalistes radio, les techniciens du son et les musiciens doivent beaucoup à Stefan Kudelski, l’inventeur du Nagra. Quand, en 1951, le père fondateur de la société homonyme basée à Cheseauxsur-Lausanne crée cet enregistreur à bande magnétique entièrement autonome de la taille d’une grande sacoche, il n’a pas encore conscience que sa technologie va révolutionner le monde du son.
Durant un demi-siècle, la radio, le cinéma puis la télévision vont adopter le Nagra qui, à la fin des années 1990, troque ses bandes contre des cartes numériques, alors que ses concurrents Kodak et BASF restent figés dans l’analogique. Du père, Stefan, décédé en janvier 2013, au fils, André Kudelski, directeur général et président du conseil d’administration du groupe depuis 1991, la passion du son s’est transformée en passion pour les nouvelles technologies.
Avec, en toile de fond, le besoin et la contrainte d’innover sans cesse pour faire face aux nombreux bouleversements technologiques qui émaillent l’histoire de l’entreprise Kudelski depuis ses débuts. «La dimension technologique est une des composantes de l’innovation. Il ne faut pas perdre de vue son impact sur le modèle d’affaires de l’entreprise et sa valeur ajoutée. C’est un impératif pour traverser les chocs.»
Après l’enregistreur à bande magnétique, c’est une filiale de Kudelski, Nagravision, qui conçoit le contrôle d’accès pour la télévision payante. Nagra-Kudelski s’est aussi spécialisé dans les solutions technologiques de streaming vidéo, la protection des contenus par empreinte numérique, la publicité ciblée ou encore l’accès multiécran. Aujourd’hui leader mondial en sécurité numérique, la société Kudelski emploie 3600 personnes à travers le monde, dont près de 800 en Suisse. Si le marché de la télévision numérique est son cœur de métier, l’entreprise vaudoise ne veut pas dépendre d’un seul secteur. Pour assurer son avenir, elle mise sur la diversité, c’est-à-dire «l’application de technologies que nous avons développées à des secteurs voisins», précise André Kudelski.
En force dans la cybersécurité
C’est dans cette optique, et pour répondre aux besoins présents et futurs des entreprises, que Kudelski investit massivement dans la cybersécurité. En 2012, elle inaugure sa division de lutte contre la criminalité informatique, qui compte 250 experts, spécialisés dans quatre domaines clés: la surveillance des réseaux informatiques, l’analyse forensique et légale de matériel pirate, la sécurisation des contenus ainsi que le développement d’un service d’expertise-conseil et de gestion de crise destiné aux entreprises clientes de Kudelski. Début 2015, Kudelski inaugurait le Cyber Fusion Center, un centre de gestion de la sécurité basé en Suisse, offrant aux entreprises une protection contre les cyberattaques vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Par le biais de ces unités, le groupe vaudois espère aussi pénétrer de nouveaux marchés. Mais la rentabilité se fait attendre. André Kudelski ne regrette-t-il pas pour autant ce virage… tardif? Pour le directeur général, l’entreprise a pris le «train bien assez tôt, puisqu’elle fait de la cybersécurité depuis un certain temps dans le cadre de ses activités télévision». Il observe qu’en Suisse comme en Europe les entreprises n’investissent pas suffisamment dans ce domaine par rapport aux coûts engendrés pour mettre au point ces technologies. Les entreprises suisses seraient-elles naïves en matière de sécurité informatique?
En avril 2011 déjà, André Kudelski s’en inquiétait dans les colonnes de L’Hebdo. Cinq ans plus tard, le directeur général de Kudelski a tapé une nouvelle fois du poing sur la table lors du dernier World Economic Forum à Davos. Il soulignait dans Le Temps que la Suisse n’était pas «une île entourée de contrées sûres». Il ajoute aujourd’hui: «En Suisse, les entreprises ont l’impression d’être à l’abri de beaucoup de choses, mais elles peuvent être victimes de cybercriminalité sans le savoir. Il faut donc s’interroger sur la valeur ajoutée des entreprises suisses et sur les moyens de la protéger.»
La division Kudelski Security est, depuis, partie à la conquête du marché américain, où elle entend renforcer sa présence en développant ses technologies en matière d’algorithmes de cryptage et dans le domaine de la cybersécurité. Début mai, le groupe vaudois a fait l’acquisition de Milestone Systems, une société américaine spécialisée dans la sécurité des infrastructures et des réseaux.
Kudelski, qui dispose aussi d’un portefeuille de 4500 brevets, a également progressé dans ce domaine en concluant des accords de licence avec des acteurs clés tels que Google, Disney, Cisco, Vevo, Bloomberg. Une stratégie payante, puisque le groupe a enregistré un chiffre d’affaires, en 2015, de 950,8 millions de francs, soit une hausse de 7,2% par rapport à 2014. Son bénéfice net de 49,3 millions de francs se voit presque doublé (+ 47,7%) en comparaison de l’exercice 2014.
Kudelski, qui investit entre 20 et 25% de son chiffre d’affaires dans la recherche et le développement, mise beaucoup sur le dépôt de brevets. Selon André Kudelski, la propriété intellectuelle est une «monnaie d’échange» qui permet d’éviter que des gens pillent des solutions plutôt que de les acheter à l’entreprise vaudoise. Ces partenariats avec des acteurs clés nord-américains sont donc «une manière de valoriser notre recherche et développement, tout en ayant un avantage compétitif: il nous offre l’accès aux technologies développées par nos partenaires et nous protège des autres acteurs. Ces échanges nous permettent de tester nos innovations en les rendant pertinentes par rapport aux autres acteurs», souligne André Kudelski.
Le groupe vaudois n’a pourtant pas pu s’entendre avec Apple. En 2014, il attaquait la firme californienne devant la justice allemande, lui reprochant des violations de brevets pour des services de musique et de vidéo en streaming. Au mois de mars dernier, le tribunal du land de Düsseldorf a donné raison à Kudelski, mais une plainte similaire est pendante aux Etats-Unis. Kudelski assure donc sa croissance et son avenir en disposant de ses propres brevets tout en ayant accès aux brevets de tiers. Mais ses besoins de diversification ne s’arrêtent pas là. Outre la cybersécurité et la télévision numérique, l’entreprise vaudoise lorgne déjà sur de nouvelles technologies au potentiel de développement «extraordinaire»…
Dans le radar d’André Kudelski, il y a bien sûr les objets connectés. «C’est une tendance extrêmement importante qui touche le cœur de notre société. Ces systèmes révolutionnent la manière dont nous communiquons et partageons l’information. Il y a une grande similarité entre les objets connectés et nos technologies.» Le directeur du groupe vaudois prédit un boom, mais reste à déterminer «quel secteur sera impacté en premier». André Kudelski le sait. Il est de nouveau face à un tournant technologique. Une fois encore, il n’entend pas rater le train. Sa devise? «Il ne faut pas avoir peur de développer des solutions qui concurrencent vos propres produits. Si vous ne le faites pas, d’autres le feront à votre place.»