Propos recueillis par Mehdi Atmani
Interview. Le futur président de l’EPFL, Martin Vetterli, regrette que la Suisse et l’Europe ne soient pas suffisamment armées pour affronter la nouvelle économie. Il plaide pour une maîtrise de la chaîne d’innovation, qui requiert une combinaison magique de recherche, de conditions-cadres et de prises de risque.
Le 1er janvier 2017, Martin Vetterli succédera à Patrick Aebischer à la tête de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Actuel président du Conseil de la recherche du Fonds national suisse (FNS) et professeur ordinaire en systèmes de communication, Martin Vetterli, 58 ans s’apprête à relever un grand nombre de défis. A commencer par développer le positionnement de l’EPFL sur l’innovation. L’une de ses ambitions est de réfléchir à la conjugaison de l’expertise informatique, algorithmique et statistique avec les domaines de la recherche existants.
Pour Martin Vetterli, la Suisse a toutes les cartes en main pour réussir sa transition numérique, mais elle doit être attentive aux monopoles qui s’y créent. Selon lui, ils sont des expressions de centralisation de pouvoirs, de savoirs et de revenus économiques. La réussite de la Suisse passe donc par la formation des sciences de l’informatique, l’adoption de conditions-cadres favorisant l’innovation et davantage de prises de risque dans les investissements. Car, en Suisse contrairement aux Etats-Unis, l’argent est encore trop conservateur.
Le 20 avril dernier, le Conseil fédéral a adopté la Stratégie Suisse numérique. Avec elle, le pays se dote ainsi d’un agenda pour empoigner les enjeux digitaux. Un commentaire?
Il était temps. En 1997, je me posais déjà la question de la nécessité d’une stratégie suisse du numérique. C’est donc une bonne chose. Je pense que la digitalisation de la société doit percoler dans toute une série d’autres métiers qui ne sont pas encore au fait des occasions offertes par l’informatique et le cloud.
Selon vous, cette stratégie tient-elle la route?
Je ne l’ai pas encore étudiée dans le détail. Mais, comme je suis souvent à Berne, je suis assez au courant de ce qui bouge sur le front de l’innovation. Avec cette stratégie suisse du numérique, le gouvernement envoie un signal. Il donne le ton. La Suisse est l’un des pays qui investissent le plus dans les technologies de l’information et de la communication (TIC). Pourquoi ces investissements? Parce que nous vivons dans une société de services. Prenez par exemple les services financiers. La Suisse est très à la page sur ces questions. En revanche, il y a des domaines dans lesquels nous sommes à la traîne, comme le vote électronique. C’est un dossier très compliqué parce que chaque canton lance son projet.
Justement, le fédéralisme est-il un frein à l’innovation?
En 1947, Winston Churchill a eu ce bon mot devant la Chambre des communes, lorsqu’il était chef de l’opposition: «La démocratie est la pire forme de gouvernement, excepté toutes les autres formes qui ont été expérimentées dans l’histoire.» C’est pareil pour le fédéralisme.
Nous sommes à l’aube d’une quatrième révolution industrielle. L’essor des nouvelles technologies décloisonne des pans entiers de la société. Finalement, le système fédéral ne freine-t-il pas la recherche et l’innovation?
C’est une préoccupation, bien sûr. Je dis juste qu’il faut faire attention à trouver le bon équilibre entre la centralisation et les systèmes distribués. Qu’il s’agisse de politique, d’économie ou de technologie. Prenez l’exemple de l’internet. Dans un souci de centralisation, on se serait dit à l’époque qu’il n’aurait jamais fallu développer l’internet. Ou qu’il aurait été mieux de concevoir un seul ordinateur géant basé à Washington D. C. Celui-ci remplirait sa mission pour la planète entière. Mais l’esprit de l’internet, c’est un système complètement distribué. Le danger, c’est qu’aujourd’hui il s’y crée des monopoles qui sont des expressions de centralisation de pouvoirs, de savoirs et de revenus économiques. Il faut donc être très attentif à la domination nord-américaine sur le numérique et aux flux financiers qu’il génère.
Qu’est-ce qui vous inquiète autant dans la dictature nord-américaine sur l’innovation?
Je ne parlerais pas de dictature sur l’innovation, mais de quasi-monopole sur certains domaines. Mais mon souci, c’est qu’en Europe et en Suisse nous ne sommes pas du tout armés pour affronter la nouvelle économie. Le défi est de garder une maîtrise de la chaîne de l’innovation, de ne pas être un simple consommateur, mais un acteur de la nouvelle économie. Cela requiert une combinaison magique de recherche, d’innovation, de conditions-cadres et de prises de risque. Il faut en être conscient. Puis décider si c’est ce que l’on veut faire ou si on laisse faire.
La Suisse et l’UE ont-elles les moyens de casser ce monopole de la Silicon Valley? Bruxelles n’a pas caché son ambition de créer un Google européen. L’Europe a-t-elle donc une carte à jouer?
C’est une bonne question. Si j’observe tous les continents, l’Europe est celui qui enregistre la meilleure éducation de sa population. Il y a dans tous les pays européens un engagement pour une éducation publique de qualité. La matière première est donc là. Le problème de l’Europe est qu’elle n’a pas bien compris l’importance de l’innovation dans les domaines des TIC. Elle a cru comprendre, mais s’est trompée de cible. Aux Etats-Unis, vous avez des cursus de computer sciences très populaires. A Stanford ou à Berkeley, 80% des étudiants suivent ce cours parallèlement à leurs études de philosophie ou d’histoire, parce qu’ils savent que c’est là que ça se passe. Ce sont dans ces domaines des sciences de l’informatique que se nichent beaucoup des emplois de demain.
En Europe, nous sommes encore trop conservateurs quant à notre manière d’aborder les TIC?
Oui, en particulier dans la formation. Nous n’enseignons pas l’informatique dans les écoles. Nous enseignons l’utilisation de l’informatique, ce qui n’est pas la même chose. Je ne veux pas critiquer le système éducatif, mais ce conservatisme est délétère. Il ne rend pas service à nos jeunes. En 2016, faut-il leur apprendre à remplir un tableau Excel – pur produit Microsoft – ou leur donner les clés pour comprendre ce qu’est un algorithme? Je plaide pour que l’approche éducative de l’informatique à l’école soit la même que pour les maths ou l’histoire. Les élèves savent plein de choses sur la bataille de Marignan de 1515, mais ils ne connaissent rien aux algorithmes. L’une n’est pas plus importante que l’autre. L’histoire et l’informatique doivent être enseignées sur un pied d’égalité.
Vous avez une expérience des deux côtés de la Sarine. La Suisse alémanique a-t-elle une approche et un rapport à l’innovation différents de la Romandie?
La question est intéressante, mais délicate. Je vais donc prendre la défense de la Suisse romande. (Rire.) Aujourd’hui, le rapport entre les deux régions est très différent de l’époque où j’étais étudiant à Zurich. La Suisse romande a une énergie qui se matérialise dans les chiffres économiques. En revanche, il y a parfois un tout petit peu de naïveté de la part des Romands. Beaucoup n’ont pas encore compris que la grande partie du pouvoir économique est centrée en Suisse alémanique. C’est une réalité avec laquelle on doit vivre et s’adapter. En Suisse, il faut donc savoir l’allemand. Alors les Romands diront qu’ils n’aiment pas l’allemand parce que cela râpe ou je ne sais quoi…
C’est pourtant une très belle langue, avec une poésie et des auteurs fabuleux. Mais elle reste une langue compliquée qu’il faut impérativement maîtriser si l’on veut être entendu en Suisse. Mon conseil aux jeunes: apprenez la programmation et l’allemand, l’anglais venant tout seul.
L’EPFL a beaucoup développé sa pépinière de start-up. Or, la Suisse a de la peine à retenir ces jeunes pousses par manque de «venture capitalists». Le pays a-t-il les moyens d’attirer les grands investisseurs?
Pour une start-up suisse, la première levée de fonds est facile. La deuxième est un peu moins aisée. Quant à la troisième, elle ne se fait que rarement. Cette règle ne s’applique pas à tous les domaines. Dans la pharma, par exemple, il est tout à fait possible de remporter plusieurs levées d’argent par le biais des fonds des grandes pharmas et autres acteurs du marché qui arrivent à réunir plusieurs gros investisseurs autour de la table. Mais, dans l’innovation, il n’y a pas encore cette tradition.
Cela n’empêche pas de belles success stories. J’aime par exemple le modèle israélien. Les start-up maintiennent souvent leur centre de développement technologique en Israël. En revanche, elles lèvent des fonds aux Etats-Unis. Il y a donc beaucoup d’entreprises listées dans le Nasdaq mais dont la technologie est israélienne.
Ce modèle d’investissement est-il applicable en Suisse?
C’est un modèle parmi d’autres. Dans l’innovation, il n’y a pas une seule réponse à la question. Pour réussir, il faut d’abord une mentalité. La Suisse a fait beaucoup de progrès dans ce sens. Mais les start-up ont parfois peur du grand saut, par exemple pour aller à la Silicon Valley. Et nous pourrions y lever quelques fonds de capital-risque additionnels. Je veux dire par là qu’il est important que la Suisse soit présente dans les réseaux internationaux de grands investisseurs. Dans ce cas de figure, au troisième tour de table, l’investisseur présent dans un réseau international pourra dire à la start-up: «OK, je mets un bout, mais j’appelle un autre qui mettra le reste.» Dans les domaines que je connais, nous n’y sommes pas encore suffisamment.
Parce que les grands investisseurs suisses aiment voir le produit fini avant d’investir?
L’environnement suisse est plus conservateur. Il y a encore beaucoup d’argent, mais on ne prend pas autant de risques qu’aux Etats-Unis. Je suis moi-même plus conservateur en vivant en Suisse qu’en Californie. L’autre aspect est d’avoir conscience du cercle vertueux qui s’installe aux Etats-Unis. Les Big Five que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) totalisent 1000 milliards de réserves en liquide. Ils ont loisir d’en faire ce qu’ils veulent et peuvent actionner cette somme du jour au lendemain.
Si l’Europe décide d’investir dans un projet fabuleux à 1 milliard d’euros, cela restera toujours un millième de la réserve des GAFAM. Si Apple tient à développer des voitures autopilotées parce qu’elle est arrivée au bout de l’iPhone, elle peut sortir des milliards. Pour la Suisse et l’Europe, la compétition commence à être très difficile quand on se mesure à des acteurs qui ont les poches extrêmement profondes, avec le goût du risque et qui n’ont peur de rien.
Avec l’EPFL, vous ambitionnez la construction d’une Silicon Valley lémanique?
Je ne pense pas que cela arrivera et ce n’est pas forcément exactement ce modèle qu’il faut viser, à mon avis. Mais nous pouvons faire différemment et mieux! Pour plusieurs raisons: d’abord la taille du pays, le fait qu’il ne soit pas présent dans un grand marché. Mais aussi le fait que la Suisse ne soit pas dans l’Union européenne. La qualité de vie impacte sur la manière d’entreprendre. Vous savez, la Silicon Valley est très sympathique, mais c’est un désert culturel.
C’est un lieu singulier qui ne peut pas exister ailleurs. En revanche en Suisse, il nous faut développer un tango constructif avec les lieux d’innovation qui comptent, comme Londres, Boston, Berlin, Londres ou San Francisco. Regardez Logitech, qui est ici et à la Silicon Valley. Aujourd’hui, c’est le réseau qui importe. C’est ce que veulent nos jeunes. Si on leur garantit qu’à Lausanne ils auront autant de possibilités qu’en Californie, nous sommes sûrs que plein de bonnes choses vont se passer.
A la tête de l’EPFL, vous voulez développer les sciences des données. Quelles sont vos ambitions dans ce domaine?
L’utilisation des données fait partie de l’ADN de la science en général et de la société du savoir. Je n’ai rien inventé. C’est un fait. Mais il nous fait passer la deuxième vitesse. Je pense qu’avec les écoles polytechniques et les universités, la Suisse jouit de compétences extrêmement bonnes. Elle est bien équipée dans ces domaines. Mon ambition est de réfléchir à la conjugaison de l’expertise informatique, algorithmique et statistique avec les domaines de la recherche existants. Par exemple la médecine personnalisée. Pour cela, la Suisse est plus attrayante que les Etats-Unis. Comme c’est un petit pays très qualifié, il est beaucoup plus simple de réaliser des projets de recherche interdisciplinaires d’envergure sans trop de difficultés. C’est un atout indéniable qu’il faut cultiver.
L’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, futur paradis des «big data»?
La science, c’est avant tout l’extraction de l’information à partir de données. Nous avons des outils beaucoup plus puissants aujourd’hui, dont on n’utilise pas tout le potentiel dans certains domaines.
Vous allez prendre vos fonctions en janvier 2017. Quelle sera la touche Vetterli?
C’est une question peau de banane. Je pense que l’école est à un stade extrêmement intéressant. Patrick Aebischer a mis l’EPFL sur une trajectoire ascendante. C’est une école très jeune, qui est encore dans sa phase adolescente. Mon ambition est de m’assurer que tout le monde est à bord pour continuer sur la trajectoire prise. Mais, comme dans le rugby, il faut transformer l’essai. L’EPFL est aujourd’hui au top du classement mondial des universités et écoles de moins de 50 ans. En 2020, nous aurons 51 ans. L’EPFL sera face à Cambridge et à d’autres universités prestigieuses. Il faut nous assurer que nous serons au top.
Pour y être et y rester, le pays doit continuer d’investir dans la seule matière première qu’elle possède, la matière grise, donc un investissement dans la formation, la recherche et l’innovation. Pour cela, nous sommes redevables du pays et de ses contribuables.
Est-ce qu’il y a une façon suisse de penser et d’exporter l’innovation?
L’innovation a cet atout qu’elle mêle tous les domaines et savoir-faire. Pourtant, avec l’automatisation de toute une série de produits et de services, nous prenons le risque que des gens moins formés arrivent à concevoir des produits équivalents à ce qui se fait en Suisse. Le pays doit faire attention à ce qu’un programmeur de San Francisco ne remplace pas tout un corps de métier. Une école comme l’EPFL joue bien sûr un rôle capital dans cette transformation de la société: en développant constamment la recherche de pointe et en valorisant ses résultats les plus prometteurs, elle crée de nouvelles perspectives pour tout le tissu économique. Cela doit rester l’axe prioritaire de la Suisse: viser l’excellence, toujours.
PROFIL
Martin Vetterli
1981 Diplôme à l’EPFZ. Puis master à Stanford et doctorat à l’EPFL. 1987-1995 Recherche et enseignement à l’Université de Columbia à New York et à l’Université de Californie à Berkeley. 1995 Professeur ordinaire en systèmes de communication à l’EPFL. 2004-2011 Vice-président de l’EPFL chargé des relations internationales. 2013 Président du Conseil de la recherche du Fonds national suisse. 2017 Président de l’EPFL.