Dossier. La Suisse a formidablement profité des précédentes révolutions industrielles. Se tirera-t-elle aussi bien de la révolution numérique qui s’annonce?
Quand les vieux mâles blancs, riches et dominants se mettent à chanter les louanges d’une «révolution économique et sociale», c’est que quelque chose ne tourne pas tout à fait rond. En janvier dernier, Klaus Schwab, 78 ans, patriarche et grand ordonnateur du Forum de Davos (WEF), ne parlait plus que de cela. L’humanité serait aujourd’hui aux portes de sa quatrième révolution industrielle, celle des technologies numériques, qui promet de transformer de fond en comble notre société. Le professeur Schwab, qui se pose volontiers en théoricien du capitalisme mondialisé, n’est de loin pas le seul à l’annoncer. Le propos est dans le vent. Les signes de la «disruption» en cours se lisent partout.
Mais Klaus Schwab pose son diagnostic avec une emphase toute particulière. «Nous sommes à l’aube d’une révolution qui changera profondément nos modes de vie, de travail et l’ensemble de nos interactions sociales, écrivait-il dans un éditorial au mois de janvier. Par son ampleur et sa complexité, cette transformation n’est comparable en rien à ce que l’humanité a connu auparavant.»
«La première révolution industrielle utilisait l’eau et la vapeur pour mécaniser la production. La seconde a donné naissance à la production de masse par l’usage de l’électricité. La troisième a employé l’électronique pour l’automatiser. Aujourd’hui, poursuit Klaus Schwab, une quatrième révolution industrielle se bâtit sur la troisième.» Selon lui, celle-ci se caractérise par une «fusion des technologies» qui «brouille les frontières entre les mondes physique, numérique et biologique». La formule, aussi floue que percutante, fait merveille dans les salons et les conférences à la mode.
Du vent? Pas seulement. Il faudrait être aveugle pour ne pas constater que le monde est secoué aujourd’hui par des changements qui auraient été impossibles à prédire il y a seulement quelques années. Qui aurait imaginé que, cinq ans après son lancement à l’international, en 2011, le site californien Airbnb représenterait 25% du parc hôtelier de la Suisse par le nombre de lits? Qui aurait pu deviner, en 2011 encore, qu’une simple application mettant en contact passagers et conducteurs provoquerait des manifestations violentes de chauffeurs de taxi à New York, New Delhi, Genève et Paris?
Si l’existence d’une révolution technologique se confirme par les tensions et les craintes qu’elle provoque dans la société, alors celle que nous vivons aujourd’hui en est bien une, comparable à celles qui jalonnent nos livres d’histoire. Au début du XIXe siècle, les «manouvriers» du Lancashire et du Wiltshire, berceau de la première révolution industrielle, brisaient les machines agricoles qui menaçaient de manger leur pain. En 2016, les chauffeurs de taxi brûlent des pneus pour protester contre le «dumping» et la «précarisation» causés par un nouveau concurrent tentaculaire et invisible.
Si le drame des chauffeurs professionnels interpelle tant, c’est qu’une question se pose au-delà du cas particulier de leur profession: après les taxis et les hôteliers, qui sont les prochains sur la liste? Le phénomène des «disruptions» en série effraie autant qu’il fascine. Notamment pour la Suisse, dont une large partie de l’économie dépend de secteurs très spécialisés et hautement concurrentiels comme la pharma, l’industrie ou l’horlogerie.
Dans ce contexte, il n’est pas inutile de rappeler que la Suisse a formidablement profité des premières révolutions industrielles. C’est même à celles-ci qu’elle doit sa prospérité. En à peine un siècle, dès le milieu du XIXe, l’essor de l’industrie, du commerce et du tourisme ont transformé un pays parmi les plus pauvres d’Europe, terre d’émigration, en un des Etats les plus riches du monde. C’est grâce à l’industrialisation que la Suisse a connu, dès 1880, pour la première fois de son histoire, une vague d’immigration ouvrière. Et, au long du XXe siècle, la paix du travail, le savoir-faire technologique et un système d’éducation solide ont servi de berceau à quelques-unes des plus grandes entreprises de la planète.
La douloureuse transition vers le numérique
La Suisse se tirera-t-elle aussi bien de la nouvelle révolution qui s’annonce? En théorie, le pays dispose de tous les atouts nécessaires pour réussir sa transition. Mais l’inquiétude ambiante ne vient pas de nulle part. En réalité, l’entrée de la Suisse dans le monde numérique ne s’est pas très bien passée. L’émergence de l’informatique en réseau a eu une première conséquence tout à fait surprenante. Elle a précipité la fin de ce qui avait été l’un des grands piliers de la prospérité du pays: le secret bancaire.
Tout au long de sa belle et longue vie, le secret bancaire suisse jouissait d’une protection extrêmement efficace. Il était bien entendu ancré dans la loi, défendu à l’intérieur comme à l’extérieur par un gouvernement sûr de sa force et de son droit. La première ligne de défense du secret bancaire, toutefois, était beaucoup plus simple et concrète. Durant la plus grande partie de son histoire, les fameuses listes de clients des banques suisses étaient restées physiquement protégées dans de grands registres, précieusement gardés dans les coffres des banques.
Au fil des décennies, il est arrivé que des listes fuitent dans les poches d’employés imprudents ou maîtres chanteurs. Mais ce danger était limité. Un banquier ne pouvait jamais filer qu’avec la liste de ses propres clients ou, au pire, avec les documents qu’il parvenait à voler dans un bureau. Le 8 janvier 1997, le gardien de nuit Christoph Meili, premier lanceur d’alerte de la Suisse moderne, avait fait basculer l’affaire des fonds en déshérence en révélant qu’UBS passait au broyeur ses registres de clients datant de la Seconde Guerre mondiale. Le jeune homme de 29 ans n’avait pu en sauver que deux, cette nuit-là. C’est tout ce qu’il avait pu emporter dans son sac.
En quelques années, le passage au numérique a anéanti cette protection des sources. A mesure que la tolérance des gouvernements étrangers envers la fraude fiscale s’amenuisait, dans le sillage de la crise financière, la numérisation des activités courantes des banques a soudain rendu possible l’inimaginable.
En mai 2008, un gérant de fortune d’UBS était arrêté aux Etats-Unis. Depuis 2005, Bradley Birkenfeld avait patiemment copié les messages électroniques de sa hiérarchie sur des clés USB. Il y conservait leurs rapports, leurs directives et toutes leurs présentations PowerPoint qui prouvaient la conspiration d’incitation à la fraude fiscale.
En décembre de la même année, un informaticien de HSBC réalisait un coup jusqu’ici impensable: fuir avec la liste complète de tous les clients d’une des plus grandes banques de Suisse. Il l’avait lui-même copiée sur son ordinateur portable, directement depuis les bases de données dont il était chargé d’améliorer la sécurité. Ces fuites ont mis à genoux l’institution du secret bancaire bien plus efficacement et rapidement que toutes les pressions politiques internationales.
C’est ainsi que la Suisse a fait l’expérience de la première règle de la nouvelle ère numérique. Dans ce monde nouveau, l’information est comme l’eau. Contenue, elle cherche en permanence à retrouver sa liberté, se faufilant par tous les interstices.
Confusion entre innovation et révolution
Si les banquiers suisses n’avaient pas imaginé une seconde que la numérisation de leurs données entraînerait finalement leur perte, ils n’ont pas trop à s’en vouloir. C’est en effet le propre des véritables révolutions technologiques: leurs effets sont impossibles à prévoir. Même Klaus Schwab le reconnaît, en toute humilité. «C’est un thème récurrent de mes conversations avec les dirigeants des plus grandes entreprises du monde, écrivait-il en janvier dernier: l’accélération de l’innovation et la vélocité de la «disruption» sont difficiles à comprendre et à anticiper. Elles constituent une source constante de surprises, même pour les plus connectés et les mieux informés.»
Pour Xavier Comtesse, Klaus Schwab n’irait pas assez loin dans son analyse. Selon l’ancien directeur romand du think tank Avenir Suisse, les milieux économiques, particulièrement en Suisse, n’auraient pas vraiment tiré les leçons des conséquences parfois ravageuses de la révolution numérique. Ses dirigeants tendraient à confondre «innovation» et «révolution».
Là où une innovation étend et complète des progrès technologiques déjà acquis, une révolution, au sens propre, transforme la société dans son ensemble, le plus souvent à l’encontre du pouvoir établi, en la divisant de manière violente. En ce sens, Uber et Airbnb, pour ne prendre que les exemples les plus visibles aujourd’hui, seraient bel et bien les précurseurs d’une révolution, dans la mesure où les nouveaux usages qu’ils créent contraignent la société à remettre en question les règles établies.
De tout temps, les pionniers de l’innovation ont entretenu une relation compliquée avec la loi. Au XIXe siècle, les premiers fabricants d’automobiles ont dû lutter pour se faire une place dans une société où le seul moyen de transport était la carriole tirée par des chevaux. Dans les années 1960, les premières radios pirates diffusaient leur musique pop depuis des stations offshore pour se soustraire aux monopoles d’Etat sur la radiodiffusion.
De même, les nouveaux géants de la révolution numérique ont souvent usé de la méthode qui consiste à lancer d’abord de nouveaux produits et ensuite à se soucier des lois. Entre 2005 et 2010, le service Street View de Google a photographié l’ensemble des rues des villes américaines et européennes sans demander la permission à personne. Les autorités de nombreux pays, dont la Suisse, ont menacé d’interdire cette pratique. La plupart ont finalement renoncé au vu du succès du service auprès des utilisateurs, et en estimant que l’intérêt général justifiait l’évolution des règles sur la protection de la vie privée.
Le temps passe et les noms changent, mais c’est toujours la même mécanique qui est à l’œuvre. Le 13 avril dernier, le conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet a annoncé qu’il planchait sur une révision plus libérale de la loi qui permettrait à Uber de reprendre ses activités. Quelques jours plus tôt, le gouvernement avait reçu une pétition réunissant 14 500 signatures, récoltées en cinq jours, qui demandait la réintroduction du service dans le canton.
L’économie suisse parviendra-t-elle un jour à créer les entreprises capables de réinventer les règles, plutôt que de subir celles redéfinies par d’autres? «Notre pays dispose de tous les avantages, constate Xavier Comtesse: l’accès au capital, une économie ouverte au monde, un système de formation de pointe. Pourtant, c’est une illusion de croire que la Suisse serait parmi les pays en pole position dans cette transformation sociétale, car ce n’est pas le nombre de personnes connectées ou de brevets déposés qui compte. La seule chose qui manque à l’économie de notre pays, ce sont des révolutionnaires, capables d’agir et de penser en dehors des lois.»
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