Décodage. Qui ne s’est jamais pris, dans la salle de bain d’un hôtel chic, la pluie sur la tête faute d’avoir trouvé le déviateur de la douchette? La robinetterie est devenue une jungle énigmatique. Mais pourquoi tant d’opacité?
Au hit-parade des robinets dernier cri qui crient très fort, le champion est certainement le Starck Organic, édité par Axor. «Quand je l’ai vu pour la première fois, j’ai eu un fou rire, raconte l’architecte biennois Roland Frieden. Philippe Starck a fait de belles choses mais, là, c’est franchement ridicule: il invente le design pédophile!» L’allusion à la robinetterie du corps masculin est en effet limpide dans cette création du célébrissime designer français. Mais comment ça marche? Eh bien, la température se règle au sommet de l’engin, et le débit au niveau du prépuce. OK, on peut dire que c’est du design intuitif. Pour la moitié de l’humanité.
Très souvent, l’angoisse de l’utilisateur face à la diversification du paysage de la robinetterie est précisément que son intuition est mise en échec. Comment ça marche? La créature aux lignes mégapures qui lui fait face ne livre aucun indice. En langage marketing contemporain, on appelle ça du design sans compromis.
Le mal est moindre tant qu’il ne s’agit que de se rincer les mains. Le problème devient cuisant quand vous pénétrez, tout nu et vulnérable, dans la douche pharaonique d’un hôtel chic, dotée d’un ciel dispensateur de pluie en trois variantes. Et que vous avez pour modeste ambition d’actionner la douchette sans vous prendre un orage sur la tête. Ou le jet de massage dans la nuque. Ou la chromothérapie dans les pupilles. Les options sont innombrables et le tableau de bord impénétrable. On peut le dire: plus c’est cher et design, plus c’est incompréhensible.
«Le déviateur qui commande les différents types de douches, c’est le problème crucial: son emplacement est devenu complètement aléatoire, confirme Gaspare Di Matteo, qui vend des salles de bain dans son show-room lausannois Ideal Project. L’autre jour encore, dans un hôtel, j’ai mis cinq bonnes minutes pour comprendre, moi qui suis du métier.» Et, une fois l’énigme résolue, qu’a fait ce mari facétieux? «Exprès, je n’ai rien dit à ma femme! Quelques minutes plus tard, je l’ai entendue hurler: son brushing tout frais était trempé. Elle m’a maudit et j’ai bien rigolé.» A chacun ses taquineries. Le fait est que Gaspare Di Matteo a mis le doigt sur le problème: «Chaque designer fait ce qu’il veut, c’est la dérégulation totale de la robinetterie!»
Pourquoi faire simple…
Comment en est-on arrivé là? Souvenez-vous. Au début, quand tout était simple, il y avait à droite le robinet d’eau froide, à gauche celui de l’eau chaude. Puis est arrivé le mélangeur unique, doté d’une manette dans la plupart des modèles standard. Jusque-là, c’est facile: vous déplacez la manette à droite pour l’eau froide, à gauche pour l’eau chaude. Pour régler le débit, vous la soulevez ou l’abaissez. Le geste reste simple et intuitif, du moins tant que le mélangeur est implanté verticalement. En effet, en position horizontale les choses se compliquent: le mouvement haut-bas devient celui de la température et gauche-droite celui du débit, ce qui vous oblige à assimiler deux réflexes corporels différents en passant, par exemple, de la salle de bain à la cuisine.
Et, lorsque le designer s’amuse, comme Jean-Marie Massaud dans sa ligne Axor Massaud, à placer le joystick à gauche (voir photo), une concentration maximale devient nécessaire à l’approche du lavabo. Vous voilà déstabilisé.
Le désarroi vous gagne définitivement lorsque vous pénétrez dans la cabine de douche. D’abord, parce que les fonctionnalités se sont multipliées. «On assiste au développement de véritables spas domestiques», observe Jeanne Quéheillard, théoricienne, critique du design et professeure invitée à l’Ecal, à Lausanne. La douchette amovible est toujours là, mais il y a aussi la douche de tête ou de pluie, les jets de massage latéraux, voire la luminothérapie et la vapeur en option, avec ou sans musique. Et, là, il n’y a plus ni gauche ni droite, chaque designer fait la pluie et le beau temps selon son système de commandes.
Vous aidera-t-il à le déchiffrer? Il peut, il le fait souvent, par exemple en plaçant des pictogrammes sur les manettes ou boutons encastrés. Le géant européen Hansgrohe, qui possède Axor, vend aussi des robinets et des douches parfaitement conviviaux. C’est-à-dire fidèles à la vocation première du design qui est, rappelle Jeanne Quéheillard, de concevoir «des objets lisibles, dont la forme suggère l’utilisation».
Mais les designers postmodernes contestent cette primauté de la fonction. «Philippe Starck est typique de ce courant, né dans les années 1980, explique la critique française. Il revendique le droit de dessiner des objets qui racontent tout autre chose. Ce qui l’intéresse, c’est le signe, pas la fonction. Du coup, il produit des objets sursignés, dont le langage encombre le regard et entrave la lecture. Il y a quelque chose, chez lui, de très autoritaire…» Ceci est accessoirement un robinet. Mais, avant tout, c’est un Starck, et l’utilisateur ébahi est prié de s’adapter. Pour résumer, avec Roland Frieden: «On assiste a un renversement de la logique du design: ce n’est plus la fonction qui détermine la forme, mais la forme qui dicte la fonction.»
Au dédain de la fonctionnalité, ajoutez la tendance esthétique d’époque: la belle robinetterie se doit d’être lisse, épurée, silencieuse comme une pierre de méditation. Un pictogramme qui guiderait votre geste viendrait polluer cette aspiration aux confins du spirituel. C’est ainsi que, condamné au silence des signes, l’utilisateur est renvoyé au profond mystère de toute chose.
Il arrive que cette quête de pureté amène le designer non pas à effacer toute indication pour vous guider dans les différentes fonctionnalités, mais à sacrifier les fonctionnalités elles-mêmes. Y compris les plus élémentaires. Ainsi du Néerlandais Marcel Wanders: sa douche Pipe, un des best-sellers de la maison Boffi, est un chef-d’œuvre poétique en hommage à l’ère industrielle, avec son robinet rouge qui rappelle la vanne de chantier (voir photo). A droite, l’eau froide; à gauche, l’eau chaude. What else? Le débit? Eh bien non, on ne module pas le débit, il est réglé une fois pour toutes au moment de l’installation. A plus de 4000 francs la douche (sans la cabine), c’est un précieux exercice de renoncement.
Jeanne Quéheillard note encore une autre tendance montante au pays de la robinetterie: celle «des technologies intégrées visant à brider notre naturelle tendance au plaisir du gaspillage». Exemple type: le robinet à infrarouge, dont le jet s’arrête dès que vos mains quittent l’aire de détection. Encore faut-il la trouver, l’aire de détection! «Le problème est que chaque robinet est différent. L’utilisateur ne peut pas se construire une gestuelle, il doit sans cesse s’adapter à la machine.» Très utilisé en entreprise, le robinet à infrarouge permet de limiter drastiquement la consommation d’eau. Peut-être aussi parce que beaucoup de gens, après s’être ridiculisés un moment dans une sorte de danse manuelle d’invocation au dieu lavabo, renoncent, excédés, à se laver les mains.
Docilité du client
Mais, au bout du compte, le mystère le plus impénétrable reste celui de l’utilisateur: tout le monde a vécu des moments d’intense perplexité dans une salle de bain d’hôtel, mais qui a appelé la réception pour exiger le mode d’emploi? «Je me suis trouvée plouc, j’ai préféré me laver les cheveux dans le lavabo», raconte cette cliente d’un cinq-étoiles lyonnais.
Pour les installations domestiques aussi, les amateurs de belles salles de bain «choisissent au look», observe Gaspare Di Matteo: «Pas une seule fois, l’un d’eux, avant d’acheter, ne m’a demandé comment ça fonctionne.» Roland Frieden, qui effectue beaucoup de rénovations haut de gamme, confirme: «C’est le critère du prestige qui vient en premier. Madame montre désormais sa salle de bain autant, sinon plus, que sa cuisine. Le client cherche la différence, l’objet spécial qui va le distinguer des autres. Il ne se préoccupe pas de savoir comment ça marche.»
Peut-être même que, dans cette course à la distinction, plus l’objet est énigmatique, plus il permet de trier entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas: ah oui, bien sûr, le dernier Massaud. C’est spécial, il faut connaître. Honte à celui qui ne connaît pas.
Le sociologue français Christian Morel l’a brillamment analysé dans son livre L’enfer de l’information ordinaire (Gallimard): l’opacité des objets qui nous entourent n’a d’égale que la docilité de ceux qui les achètent. L’absence de protestation de leur part est la règle. Les stars du design narcissique n’ont aucune raison de modérer le flux de leur arrogance.
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