Eclairage. Route privilégiée entre le nord et le sud de l’Europe dès le XIIIe siècle, c’est autour de l’axe du col du Gothard que va se construire la Confédération. Celui-ci va jouer un rôle politique majeur avec les débuts de la question ferroviaire qui se pose au XIXe siècle, non sans débat parmi les Romands.
Au cours du XIIIe siècle, le fameux pont du Diable gagne en importance. Le col du Gothard accède au rang de route privilégiée entre le nord et le sud de l’Europe, région dont le dynamisme irradie bien au-delà de ses frontières et électrise les ambitions politiques et économiques. C’est autour de cet axe que va se construire ce qui deviendra la Confédération originelle. A ce noyau s’agrégeront ensuite plusieurs villes-Etats, comme Lucerne, Zoug, Zurich, Berne ou Fribourg, qui donneront à la Suisse ses contours politiques en vigueur jusqu’à la chute de l’ancienne Confédération, en 1798.
Tout en continuant à garantir le franchissement des Alpes, le Gothard ne joue plus un rôle politique particulier sous l’Ancien Régime. La situation change avec les débuts de la question ferroviaire. Véritable serpent de mer de la politique durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, le rail va octroyer aux Alpes une signification inédite dans l’imaginaire d’une Suisse qui vient de se doter de structures plus centralisées grâce à la Constitution adoptée le 10 septembre 1848.
Désert ferroviaire
Pourtant, à cette date, le chemin de fer n’obsède guère les nouvelles élites helvétiques. Le Vaudois Henri Druey, l’un des premiers conseillers fédéraux, est loin de cultiver une mystique du rail, dont il a plutôt tendance à se méfier. Quant au poète anarchiste français Ernest Cœurderoy, bien que résident lausannois au lendemain du coup d’Etat du 2 décembre 1851 consacrant l’avènement du Second Empire, avec son vaste réseau ferroviaire comme allégorie d’un monde nouveau par lequel l’humanité s’interconnecterait spontanément au nom de la paix et d’une humanité régénérée, il ne fait guère école.
De fait, lorsqu’elle revêt ses nouveaux atours institutionnels, la jeune Confédération ressemble à un désert ferroviaire. Au contraire de la France ou de la Grande-Bretagne, déjà quadrillées par un dense réseau ferré, elle ne possède que deux tronçons: l’un partiellement suisse, puisqu’il relie Bâle à Saint-Louis, et un autre, très court, qui mène de Zurich à Baden: le Spanisch-Brötli-Bahn, du nom des petits pains que les riches Zurichois allaient acquérir dans la cité argovienne le dimanche…
Or, la Suisse, qui s’affirme comme un Etat moderne en 1848, a de grandes ambitions économiques. Mais comment y donner corps sans un chemin de fer capable de transporter individus et marchandises en quête de nouveaux marchés?
C’est ce que comprend mieux que tout le monde Alfred Escher, conseiller d’Etat zurichois et membre du premier Conseil national. Son objectif est limpide: la Suisse doit impérativement rattraper son retard et édifier un réseau ferroviaire apte à assouvir la soif industrielle des entrepreneurs du pays. Nombre d’entre eux d’ailleurs, ralliés au fougueux Escher et surnommés les «barons du rail», peuplent les Chambres fédérales. Mais une question cruciale se pose: le futur réseau national doit-il être construit par le secteur privé ou par l’Etat fédéral en gestation?
La traversée des alpes
Débat épique qui voit s’affronter deux géants de la jeune politique fédérale. A Escher, persuadé que seule l’initiative privée pourra drainer les fonds colossaux qu’exige le chantier ferroviaire, s’oppose Jakob Stämpfli. Adepte d’un Etat fort, le radical bernois, que ne choquerait pas une politique fiscale à relents socialistes, rêve de chemins de fer pilotés par la Confédération. Il pressent qu’un rail laissé aux privés débouchera sur des lignes concurrentes qui seront, au bout du compte, source de coûts monstrueux.
Par un jeu d’alliances complexe, les radicaux romands, étatistes mais fédéralistes, soutiennent Escher contre les prétentions du Bernois à vouloir téléguider le développement de la Suisse depuis la nouvelle capitale fédérale. La loi de 1852 laissera ainsi les cantons distribuer des concessions aux compagnies de leur choix. La plus puissante d’entre elles sera celle des Chemins de fer du Nord-Est, placée sous la férule d’Escher.
La question de la traversée des Alpes ne surgit que dans les années 1860. Mais où faut-il creuser? La solution du Gothard doit faire face à des rivaux de poids: les Grisons militent pour le Lukmanier ou le Splügen, alors que les Romands ont déjà les yeux rivés sur le Simplon. Le conseiller fédéral Emil Welti, en place depuis 1867 et homme fort du gouvernement, par ailleurs grand ami d’Escher à la fille duquel il a marié son fils, occupe une position clé. Avec les Allemands et les Italiens, impliqués dans le financement de l’opération, il plaide pour le tunnel du Gothard, qui l’emporte en 1869: il est exclu d’entrer dans une compétition mortifère avec le Brenner.
Le traité du Gothard est signé deux ans plus tard. Le tout-puissant patron du Nord-Est, qui a entre-temps fondé l’Ecole polytechnique de Zurich et le Credit Suisse destiné à rassembler les fonds qui seront investis dans le rail helvétique, contrôle les opérations, qu’il confie à l’ingénieur genevois Louis Favre.
Les Romands ne désarment pas et défendent jalousement «leur» Simplon. Les Vaudois organisent toute leur politique ferroviaire autour de cet axe mythique, mais le front occidental est loin d’être uni. Les Genevois ne lorgnent-ils pas sur le Mont-Blanc? Et ils sont empêtrés dans une gestion calamiteuse d’un chantier ferroviaire qui dépasse des exécutifs cantonaux confrontés à des enjeux gigantesques, où se mêlent des intérêts régionaux parfois étriqués et ceux de banquiers en cheville avec la haute finance française ou allemande, véritable maîtresse du jeu. Les problèmes s’accumulent, les faillites succèdent aux banqueroutes.
Le Conseil d’Etat vaudois met sous régie Lausanne, coupable de s’opposer au tracé qu’il a fixé… Si l’engagement privé a sans doute permis de faire démarrer un chantier libéré des interventions de l’Etat, la course au rendement épuise les compagnies, régulièrement recapitalisées et courant de fusion en fusion.
Population lassée
Les scandales ornent les unes de la presse et lassent une population de plus en plus sensible au message du mouvement démocrate, qui exige une extension de la démocratie directe, notamment comme réponse aux abus provoqués par des entrecroisements malheureux entre financements publics et privés, au profit de compagnies au bord de l’implosion. Une démocratie directe telle qu’elle fut pratiquée, du moins formellement, dans les cantons alpins… Ce mouvement s’impose sur le flanc gauche du radicalisme dans de nombreux cantons, avant d’enregistrer son principal succès à Zurich, où il balaie le gouvernement à la solde du clan Escher en 1868. Inextricable, le dossier ferroviaire est à la merci d’un krach financier, qui surviendra à Vienne en 1876.
Le plan financier explose
La situation, du côté du Gothard, s’obscurcit à son tour, alors que les retards s’enchaînent et qu’une grève éclate en juillet 1875, nécessitant l’engagement de la troupe; on relèvera quatre morts. Le plan financier explose, de l’argent frais est requis. L’émotion est grande et Escher, atterré, doit quémander l’aide publique! Le Parlement en débat en 1878, dans un climat lourd. Outrés, les Romands, organisés autour de l’alliance entre le radical vaudois Louis Ruchonnet et le conservateur fribourgeois Georges Python, se sentent floués et refusent de secourir le Gothard alors que le projet du Simplon ne bouge pas.
Les Chambres ficellent toutefois un compromis, stipulant que des fonds équivalents seront dégagés pour le Simplon et le tunnel du Monte Ceneri, au Tessin. Les Vaudois lancent un référendum, qui aboutit mais qui se fracassera contre le vote du peuple suisse, en janvier 1879. Les parlementaires vaudois ayant ratifié le compromis seront éliminés lors des élections fédérales suivantes… Le tunnel du Gothard sera inauguré en 1882.
Mais la situation financière des compagnies ne s’améliore pas et la Constitution de 1874 n’a prévu aucun instrument pour remédier à leur endettement chronique. La crainte d’un Gothard écrasant les autres projets de tunnel demeure. N’a-t-on pas retrouvé uni dans le combat contre le projet très centralisateur de la Constitution de 1872 le camp anti-Gothard au grand complet, dans une alliance contre nature entre les radicaux romands et les conservateurs catholiques de Suisse orientale? Longtemps bannie, l’idée d’un rachat des compagnies privées par la Confédération circule néanmoins dès le début des années 1880. Mais les discussions butent sur le prix des actions.
Aux abois, les propriétaires ne comptent pas brader leur bien. Une première tentative échoue en 1889, puis Welti s’attaque au Central, dont le siège est à Bâle. Mais les Romands s’inquiètent: ces manœuvres, qui s’annoncent coûteuses, présagent-elles un nouveau report du creusement du Simplon? Si Ruchonnet se bat pour lui depuis son accession au Conseil fédéral en 1881, on sait que son collègue Welti n’y croit guère. Il est vrai que la dernière compagnie romande, la Suisse-Occidentale, n’est pas au mieux de sa forme, malgré l’acquisition de la compagnie du Simplon en 1881. En 1889, elle fusionne avec la compagnie bernoise du Jura-Berne, pour créer le Jura-Simplon.
Désintérêt des français
Mais l’affaire du Simplon stagne toujours, surtout depuis que les Français, qui semblaient emballés par le projet quelques années auparavant lorsque Gambetta dirigeait le gouvernement, s’en désintéressent de nouveau. Le Vaudois Vessaz, ami de Ruchonnet, prend les commandes du Jura-Simplon puis évince les Bernois, jugé si tièdes envers le Simplon. Dans la foulée, ulcéré par les conditions du rachat du Central, il lance un référendum.
En décembre 1891, il gagne son pari et empêche le passage de cette société dans le giron de la Confédération. Welti démissionne et les radicaux laissent un siège au Conseil fédéral au conservateur catholique lucernois Josef Zemp. Pour Vessaz, la roche Tarpéienne est proche du Capitole… Bientôt, un journal de la ville fédérale révèle qu’il aurait accepté des pots-de-vin de la part de banquiers allemands lors de la fusion de 1889: hier encore omnipotent dans son canton, défait, il abandonne tous ses mandats sur-le-champ.
Cette stabilité qui fuyait le dossier ferroviaire est peu à peu restaurée. Un plan de rachat complet des compagnies privées est élaboré sous la houlette de Zemp, qui aboutit à la création des Chemins de fer fédéraux en 1902. Le Simplon, lui, sera ouvert au trafic en 1906. Mais la Suisse n’en a pas terminé avec le Gothard. Propriété de trois Etats, la Suisse, l’Italie et l’Allemagne, comment allait-on intégrer la Compagnie du Gothard dans le nouveau réseau national? Les négociations sont longues. Italiens et Allemands acceptent de renoncer à leurs prérogatives mais en échange d’avantages commerciaux liés à leur utilisation future des lignes suisses.
Le Conseil fédéral signe un accord en 1909, déclenchant immédiatement le courroux des conservateurs des cantons romands, qui estiment le traité outrageusement favorable aux deux puissances étrangères concernées. D’importantes manifestations sont organisées à Lausanne et à Berne.
Les Chambres ratifient cependant la Convention du Gothard, en 1913. Les radicaux genevois et vaudois sont mal pris, déchirés entre l’ire de leurs électeurs et leur loyauté envers le Conseil fédéral: deux Genevois ne seront pas réélus lors des élections de l’année suivante, pourtant tacites dans la majorité des cantons pour cause d’«union sacrée»… sauf dans le leur.
Cette affaire préfigure les futures dissensions entre Romands et Alémaniques, qui scanderont les années de guerre. Parce que le gouvernement fédéral est accusé d’avoir bafoué la souveraineté nationale, au lendemain de la guerre sera introduit le référendum sur les traités internationaux. Le Gothard quitte alors l’affiche ferroviaire pour devenir le symbole de l’unité nationale. Jusque dans les années 1992, où la Suisse décide de financer seule de nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes (NLFA), juste avant le non à l’EEE. Mais au prix d’un nouveau «compromis du Gothard», autour du Lötschberg cette fois!
Le vote de 1992
Les nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes furent acceptées par 63,3% des Helvètes et par tous les cantons, avec une participation de 45,9%. Quelques nuances sont toutefois à constater entre les cantons. Vaud et le Valais sont peu ou prou dans la moyenne suisse. Berne approuve à 53,1%, Fribourg et Neuchâtel font juste un peu mieux. Mais si Genève accepte avec 71% (meilleur résultat du pays), Uri rechigne et dit oui du bout des lèvres, avec 50,8%. L’initiative des Alpes se profile… Elle sera acceptée le 20 février 1994 par près de 52% des votants.