Andrea Böhm
Reportage. Le barrage de Mossoul, sur le Tigre, représente un danger encore plus grand que l’autoproclamé Etat islamique. Il est en mauvais état et repose sur un sol meuble. S’il devait céder, il en résulterait une catastrophe humanitaire aux proportions gigantesques.
La colline proche du barrage offre une vue imprenable sur le «califat» de l’EI. L’aube est radieuse, le ciel d’un bleu intense, la brise caresse les hautes herbes égayées de coquelicots écarlates. Le Tigre déroule ses méandres vers le sud-est, vers Mossoul, ses monastères et ses mosquées millénaires, ses vestiges assyriens et sumériens, les tombeaux des prophètes. Dans ce pays, on bute à chaque pas sur l’histoire de l’humanité et de ses religions.
A quelques kilomètres de la colline où des peshmergas kurdes ont pris position se situent la ligne de front de l’Etat islamique et Mossoul, la métropole du nord irakien, qui comptait autrefois 1,5 million d’habitants et que l’EI occupe depuis juin 2014. Mais ce ne sont pas tant les djihadistes de Daech qui épouvantent la Maison Blanche et le Pentagone. Depuis le début de l’année, les Américains décrivent l’état du barrage voisin avec des accents dramatiques. Leurs ingénieurs militaires redoutent des fissures un peu partout. Si la digue cédait, elle relâcherait une vague de 15 à 20 mètres de haut qui, en quelques heures, noierait Mossoul et, au bout de deux jours, déferlerait sur Bagdad, à 400 kilomètres de là, balayant tout sur son passage: villages, ponts, raffineries, fabriques, stations d’épuration. Et 500 000 personnes pourraient y perdre la vie.
«Tout est sous contrôle»
«Je ne comprends pas les Américains», lance pourtant Riyadh al-Naemi, directeur de la centrale hydroélectrique de Mossoul, dans son bureau situé à quelques mètres de là. Depuis que Washington crie au loup, il ne manque aucune occasion de répéter que le barrage n’est pas un monstre apocalyptique mais bien un chef-d’œuvre de l’ingénierie irakienne, que tout est sous contrôle et qu’il n’y a pas de fissures mais «juste quelques petits problèmes auxquels nous travaillons». Par exemple? «Une des vannes de vidange refuse de s’ouvrir.»
Al-Naemi est un sexagénaire de haute taille au crâne dégarni et à la courtoisie extrême. Son visage est empreint de la mélancolie qui habite les Arabes de cette génération qui a vu s’évanouir les rêves de modernisation de leurs pays, l’Egypte de Nasser, la Syrie d’Assad et l’Irak de Saddam Hussein. Dans les années 1980, Saddam ne voulut pas construire l’immense barrage sur le Tigre dans le nord kurde du pays, pourtant géologiquement plus stable. Mais politiquement beaucoup moins. C’est pourquoi il préféra un site à 40 kilomètres au nord-ouest de Mossoul, hélas constitué en bonne partie de gypse hydrosoluble et d’argile. «C’est l’équivalent géologique d’un fromage d’Emmental», ont statué les ingénieurs US.
«Mais nous avons la solution, assure Riyadh al-Naemi. Nous pompons quotidiennement du béton dans le gypse et consolidons ainsi l’assise du barrage. Nous le faisons depuis l’inauguration de l’ouvrage en 1986. Avec mes collaborateurs, nous sommes un peu comme le médecin de famille du barrage. Nous connaissons chacune de ses faiblesses.» Aimable métaphore; mais convient-elle à un ouvrage fragile, susceptible d’engendrer une inondation aux dimensions bibliques et, qui plus est, arrosé de bombes et farci de mines jusqu’à il y a peu?
Riyadh al-Naemi se fait moins loquace lorsqu’on évoque le 7 août 2014. Ce jour-là, inopinément, des combattants de Daech ont fait irruption dans son bureau. Il leur a expliqué que le barrage avait besoin d’injections quotidiennes de béton. Les combattants lui ont rétorqué qu’ils voulaient juste s’assurer que l’approvisionnement de Mossoul en électricité était garanti.
Toujours est-il que le 16 août 2014 toute l’équipe d’ingénieurs et techniciens du barrage a pris la fuite. Il faut dire que les peshmergas et l’aviation américaine avaient entamé une contre-offensive sous forme de bombardements. Précis, heureusement, sans quoi c’eût été le désastre. Trois jours plus tard, les peshmergas avaient repris le contrôle de l’ouvrage. Les traces des combats ont aujourd’hui disparu, les couloirs de l’immeuble administratif ont été repeints de rose et les murs recouverts de photos montrant des groupes d’ouvriers souriants.
Les ingénieurs retournent tous les jours dans les galeries obscures qui sillonnent la digue et dont le sol est aussi constellé de trous de forage que s’il avait eu la varicelle. Il faut réinjecter du béton à toute vitesse pour rattraper le temps perdu lors des combats. Et après des mois de négociations, le gouvernement a chargé l’entreprise italienne Trevi de trouver une solution plus durable. La première équipe est arrivée le 14 avril.
Il était temps: le niveau du lac artificiel n’avait cessé de s’élever sous l’effet de la fonte des neiges. Pour réduire la pression, une vanne de vidange a été ouverte. Elle crache un monumental jet d’écume. «Pas de souci, nous avons la situation sous contrôle», promet le directeur.
Diverses factions au combat
Nous partons pour Makhmour, une petite ville sans charme dont les seules particularités sont ses silos à grain et le fait qu’elle est un de ces «territoires» disputés entre le gouvernement central de Bagdad et le gouvernement autonome du Kurdistan. A l’été 2014, Daech est parvenu jusqu’à Makhmour, soit à 55 kilomètres de la capitale régionale du Kurdistan, Erbil. Complètement débordés, les peshmergas ont fui et n’ont pu reprendre la ville qu’au prix d’intenses combats, aidés par les bombardements américains et des combattants du PKK kurde de Turquie. Aujourd’hui, Makhmour est un camp militaire kurde où les soldats de Bagdad sont accueillis comme des hôtes de passage.
On y trouve aussi des miliciens sunnites qui reprennent un à un les villages occupés par l’EI sur la route de Mossoul. Quelques kilomètres plus loin campent les milices chiites de Hachd al-Chaabi, qui luttent contre l’Etat islamique avec l’argent de Téhéran et la bénédiction du régime chiite de Bagdad. Et puis il y a quelques centaines de marines américains dont on n’a appris l’existence qu’en mars, quand l’un d’eux a été tué par un missile du «califat». Tous ces gens sont unis pour libérer Mossoul. Et tous ont déjà combattu les uns contre les autres par le passé.
La libération de Mossoul, naguère mosaïque d’Arabes, de Kurdes, d’Arméniens, de Turkmènes, de chrétiens, de juifs, de yézidis et de musulmans, serait le début de la fin pour l’EI. Mais peut-être aussi le début de la prochaine guerre civile dans la région et peut-être la mort de l’Irak.
A Makhmour, l’armée irakienne est commandée par le général Nadjim Abed al-Djabouri, 60 ans, déjà officier du temps de Saddam Hussein. Il est natif de Mossoul. Quand on lui demande s’il a toujours de la famille, il répond: «Connaissez-vous la vidéo de l’EI avec la cage?» En juin 2015, l’EI a exécuté plusieurs prisonniers en les enfermant dans une cage; celle-ci était ensuite plongée dans une piscine et des caméras filmaient l’agonie des détenus. «C’étaient mes cousins.» On cherche de la colère ou de la haine dans sa voix, mais al-Djabouri a plutôt l’air de se demander ce qu’il fait encore là. «Nous progressons, nous avons repris des villages, nous avons tué des centaines de combattants de l’EI. Mossoul sera libérée, croyez-moi.»
Et si le barrage lâche avant? Le général fait un geste suggérant qu’il n’a pas besoin, en plus, d’une catastrophe: «Il n’y a rien de nouveau, on connaît le danger depuis longtemps.» Mais il n’existe pas de plan d’évacuation.
La guerre sur facebook
En route pour le front à bord d’un Humvee de l’armée irakienne, casqués, équipés de gilets pare-balle, nous voilà en situation d’imaginer la claustrophobie que doivent éprouver des soldats en tenue de combat au plus fort de l’été irakien, par 45 degrés à l’ombre. Nous faisons halte dans le village reconquis de Kar Mardi. Il n’y a plus que des ruines. Les combattants de Daech ont creusé des tunnels sous les maisons et les ont farcis d’explosifs. Le sol est jonché d’objets que l’EI a laissés en fuyant: téléphones portables séquestrés à la population, batteries pour mines, rouleaux de câbles, brochures de l’EI «Nous le parti de Dieu».
Les jeunes soldats chiites qui gardent les lieux sont heureux d’avoir de la visite. Ils proposent des biscuits et nous font voir leurs vidéos du front. C’est la génération Facebook qui se bat ici. Tout est prétexte à être photographié, filmé et posté: le soleil couchant, les armes, les explosions de mines, les morts, leurs propres blessures par balle. Certains se filment réciproquement dans les tranchées pendant les combats, d’autres posent avec des prisonniers ou des dépouilles de djihadistes. C’est la routine parfaitement normale de la guerre: elle abrutit ses acteurs. La seule différence est que, quelque part au loin, il y a des «amis» qui appuient sur le bouton «Like».
A Mossoul, toujours occupée par l’EI, vivent tant bien que mal des centaines de milliers de civils. Fuir la ville est désormais devenu presque impossible. Par crainte des bombardements, les occupants islamistes évitent les bâtiments officiels. Ils se sont installés dans les habitations et creusent tout un réseau de galeries souterraines. Ecoles et mosquées sont devenues des dépôts d’armes. Les exécutions publiques se multiplient. Mais on dit que les djihadistes seraient désormais eux-mêmes des cibles: des commandos d’autochtones se seraient organisés pour abattre en pleine rue des fonctionnaires de l’EI. C’est du moins ce que l’on apprend de la bouche de ceux qui ont réussi à s’échapper de Mossoul.
Les dernières nouvelles indiquent que les attaques aériennes se multiplient et, avec elles, les victimes civiles. Et que les habitants font tout pour s’éloigner des rives du Tigre par crainte du tsunami redouté. Et encore que la survie au jour le jour devient presque impossible. «Plusieurs de mes amies restées là-bas sont devenues folles ces deux dernières années, assure une sunnite qui avait réussi à fuir à temps. Elles prient pour la destruction de l’EI mais redoutent ce qui viendra après.»
© Die Zeit
Traduction et adaptation Gian Pozzy