Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

L’énigme Justin Trudeau

$
0
0
Jeudi, 26 Mai, 2016 - 05:56

Samiha Shafy

Portrait. Depuis qu’il est devenu premier ministre du Canada, le monde observe, fasciné, ce qui se passe au pays des caribous. Mais qui est vraiment ce chef de gouvernement décomplexé qui draine les foules comme une rock-star?

En ce jour de mai, à Toronto, le gotha de la ville reçoit le prince Harry. Les Canadiens adorent le rouquin, et sa grand-mère, la Queen, sourit sur leur coupure de 20 dollars. Harry narre ses exploits de pilote d’hélicoptère en Afghanistan, les invités de l’hôtel Fairmont Royal York applaudissent, impressionnés. Puis il se passe une chose étrange: l’animateur annonce la présence d’un «assez bon boxeur». Le public est décontenancé. «Veuillez accueillir le premier ministre du Canada, le Très Honorable Justin Trudeau.»

Voilà six mois que Justin Trudeau, 44 ans, est à la tête de cet immense pays peuplé de 36 millions d’habitants seulement et qui, normalement, ne fait jamais la une des médias. Né le jour de Noël 1971, fils du défunt Pierre Elliott, lui aussi premier ministre, il a ce quelque chose qui le différencie de tous les politiciens «normaux». Il parcourt le monde, assure la promotion de la paix et du climat, se fait l’avocat de l’ouverture et de la diversité culturelle. Il se dit féministe et défend néanmoins le droit des femmes musulmanes à se dissimuler le visage. Il veut légaliser la marijuana et participe aux parades LGBT, quand bien même il est marié et père de trois enfants.

On n’imagine guère plus grand contraste avec son prédécesseur conservateur, Stephen Harper. La victoire de Justin Trudeau est d’autant plus étonnante en des temps qui voient émerger des partis populistes de droite en Europe et la figure d’un Donald Trump aux Etats-Unis. Lorsqu’il s’exprime, on ne peut s’empêcher de penser au Barack Obama de 2008 qui haranguait son public avec tant de fougue.

Gouvernement multiculturel

En prenant ses fonctions en novembre, Justin Trudeau exprima sa fierté de «présenter un cabinet qui ressemble au Canada». Nombre de ses ministres sont de son âge, beaucoup sont des néophytes en politique. Le ministre de la Défense est sikh, la ministre de la Justice est Amérindienne, une autre est arrivée il y a des années comme réfugiée d’Afghanistan. Le cabinet se compose de quinze hommes et quinze femmes. Interrogé sur la raison de cette égalité des sexes, il a répondu: «Parce que nous sommes en 2015.»

Typique de Trudeau: une réponse si brève et claire qu’il est aisé de la tweeter. Son «Because it’s 2015» a fait le tour du monde. En plus, le bonhomme est toujours photogénique. Les réseaux sociaux le qualifient de «hot». Le Daily Mirror britannique se fend d’une galerie de photos: Trudeau en vainqueur des élections, Trudeau qui bande ses muscles avant un combat de boxe en 2012, Trudeau en plein strip-tease…

Le chef du gouvernement canadien suscite aussi l’engouement de la presse spécialisée: le magazine GQ le classe parmi les 13 hommes les plus élégants du monde, Vogue s’extasie devant ses splendides chaussures marron avec son complet bleu: «Une réponse de grand style à l’ancien monde des politiciens chaussés d’un noir ennuyeux.» A le fréquenter de près, on remarque une autre faute de style assumée: ses chaussettes caca d’oie ornées de têtes de mort.

Sean Smillie, un grand costaud aux bras tatoués, nous attend à la terrasse d’un café de Vancouver et rigole: «Justin est beaucoup mieux habillé aujourd’hui qu’autrefois. A l’époque, nous déambulions toujours en chemise hawaïenne.» Mais pour le reste, assure-t-il, son copain Justin n’a qu’à peine changé depuis qu’il est premier ministre. Au milieu des années 90, Smillie avait quitté l’armée et emmenait des ados faire du snowboard à Whistler Mountain. Il avait besoin de renfort. Trudeau, lui, était videur dans un club et aurait préféré faire du snowboard. Peu à peu, ils formèrent toute une bande soucieuse surtout de prendre du bon temps.

Smillie savait que Trudeau était l’aîné de trois frères et que ses parents s’étaient quittés lorsqu’il était encore un enfant. Mais il lui fallut des mois pour apprendre par hasard qu’il était le fils de Pierre Elliott Trudeau et qu’au fil de ses treize premières années il avait connu des gens comme Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Helmut Schmidt. Car Justin vivait aussi modestement que ses copains, conduisait une vieille Mercedes qui restait souvent plantée dans la neige et dormait sur le canapé de Smillie. Le soir, ils mangeaient des pâtes et regardaient des films d’horreur. La vie était simple. «Je me suis toujours demandé comment, avec un tel passé, il se débrouillait en politique, comment quelqu’un pouvait le prendre au sérieux avec son rire niais semblant sortir du fond de ses entrailles.»

A l’époque, Smillie montait ses premiers jeux vidéo et Justin voulait devenir enseignant. Il avait déjà un bachelor en littérature anglaise à Vancouver et se mit bientôt à enseigner le français et les mathématiques. Le temps de l’insouciance prit fin en novembre 1998, lorsque le frère puîné de Justin, Michel, fut emporté par une avalanche jusque dans un lac, en Colombie-Britannique, et que l’on ne retrouva jamais sa dépouille. Et puis, deux ans plus tard, c’est son père, l’homme qui avait dirigé le Canada de 1968 à 1984, qui disparaissait.

Dans le paysage politique canadien, les libéraux sont au centre, à gauche des conservateurs, à droite du Nouveau parti démocratique (NDP). Pourtant, sous Pierre Trudeau, le Canada a introduit des lois jugées révolutionnaires: l’assurance santé pour tous, une politique d’immigration indépendante du pays d’origine, l’égalité de l’anglais et du français comme langues nationales. Le multiculturalisme était encouragé et l’homosexualité décriminalisée.

Instinctif

Mais en 2006, après douze ans au pouvoir, les libéraux étaient supplantés par les conservateurs et le premier ministre Stephen Harper promettait un appareil de l’Etat amaigri, une armée forte, des relations étroites avec les Etats-Unis de George W. Bush. Justin Trudeau, lui, s’était marié avec la ravissante animatrice TV Sophie Grégoire. Il sentit l’héritage de son père menacé. Alors il fit ce qu’une bonne partie du pays attendait de lui: il entra en politique, d’abord comme député au Parlement.

«Vous connaissez Wayne Gretzky?» demande John Ralston Saul, 68 ans, un des intellectuels les plus respectés du pays. Comme il est Canadien, il parle manifestement d’un hockeyeur. «Sur la glace, Gretzky avait une capacité magique. Il disait foncer vers l’endroit précis où le puck allait être, pas vers celui où le puck se trouvait. Bien sûr, nul ne sait où le puck va finir: il vole à plus de 100 km/h.» Selon Saul, Justin Trudeau a le même type d’instinct. Il prend des décisions politiques dont il peut à peine estimer les conséquences.

C’est ainsi que durant la campagne électorale il a annoncé que les libéraux, contrairement aux conservateurs et à la gauche, accroîtraient les impôts et s’endetteraient. Et puis, lors d’un débat électoral où Stephen Harper défendait l’idée de confisquer leur passeport canadien aux doubles nationaux condamnés pour terrorisme – une idée défendue par une majorité de Canadiens – Trudeau, qui y était opposé, se borna à asséner des mots immédiatement retweetés: «A Canadian is a Canadian.»

Ralph Goodale est le seul ministre du nouveau gouvernement qui siégeait déjà au Parlement du temps de papa Trudeau: 42 ans en politique. «A l’époque, le fax n’existait pas encore et maintenant il est inutile.» Pour lui, les moyens de communication modernes ont bouleversé la politique et Justin Trudeau l’a compris avant les autres. «Justin est un produit de son temps, incroyablement habile dans la communication.» Il sait maintenir le contact avec les électeurs. Il réagit ouvertement et de façon abordable. «La possibilité d’atteindre immédiatement tant de gens et de déclencher un débat est utile. Mais il arrive que la substance fasse défaut quand il faut réduire les idées à 140 signes.»

Combat de boxe

Durant ses premières années en politique, Justin Trudeau a été plutôt invisible. Les élections fédérales de 2011 furent un naufrage pour les libéraux et les conservateurs ont une fois de plus conquis la majorité, devant le NDP. Les stratèges libéraux envisagèrent de fusionner avec le NDP. Le Parti libéral avait touché les abysses en 140 années d’histoire.

L’intuition de Justin Trudeau fut qu’il sauverait le parti et il se rappela qu’il boxait depuis longtemps. Il avait défié un député conservateur, Patrick Brazeau, pour un combat, officiellement pour la bonne cause: réunir des fonds pour lutter contre le cancer. Il s’entraîna des mois durant avec acharnement. Les dés paraissaient pourtant jetés: Brazeau était un Amérindien, un ancien soldat qui s’était fait une place au soleil et qui était aussi, incidemment, ceinture noire de karaté. «Bambi contre Godzilla», trancha un commentateur à la télévision.

A l’époque, Brazeau était une figure de proue des conservateurs, tandis que Trudeau se faisait traiter de «Paris Hilton de la politique canadienne». Or, si Brazeau était un grizzli, Trudeau était un boxeur malin. Après sa victoire, il se présenta face aux caméras tout essoufflé et en sueur et dit: «J’ai montré qu’on ne pouvait pas faire une croix sur nous autres, les libéraux. Nous savons rendre coup pour coup et nous pouvons supporter tout ce qu’on nous inflige.»

Ses contempteurs ont baissé le ton: Trudeau, le féministe, avait boxé pour le pouvoir. Un an plus tard, en avril 2013, les libéraux le plébiscitaient à la présidence du parti.

Au lendemain de son apparition au côté du prince Harry à Toronto, on retrouve Justin Trudeau dans une salle du Parlement d’Ottawa, en train de répondre aux questions de l’opposition. Rona Ambrose, présidente ad interim des conservateurs, attaque: «Pendant que le premier ministre faisait une fois de plus l’intéressant devant la caméra, son ministre des Finances était ici à se contorsionner pour expliquer comment un budget conservateur sain a pu se muer en un déficit libéral.» Les conservateurs applaudissent.

Trudeau, lui, paraît aussi détendu que s’il faisait son yoga matinal. Il rappelle sa promesse électorale: les dépenses permettront d’améliorer la situation de la classe moyenne. Là, c’est le reste de l’assemblée qui jubile. Rona Ambrose n’a plus rien à dire. C’est vrai que les 10 milliards de dollars de déficit annoncés sont devenus 30 milliards mais, hormis les conservateurs, personne ne s’en offusque.

Dans la province d’Alberta si riche en sables bitumineux, le feu sévit depuis des semaines. Ils sont des dizaines de milliers à fuir la ville de Fort McMurray, 80 000 habitants. La crise met en évidence un dilemme de Trudeau: d’un côté il s’est engagé pour un monde meilleur, contre ce changement climatique qui entraîne des désastres comme celui de l’Alberta. A fin 2015, il était à Paris avec une énorme délégation pour le Sommet sur le climat; en avril, il était à New York pour signer l’accord. Mais en même temps, il a promis plus d’argent pour les infrastructures, la formation et la culture, des milliards pour les peuples autochtones défavorisés et le redémarrage de l’économie. Seul le Messie saurait à la fois protéger le climat et produire encore plus de pétrole. Pour un politicien qui promet autant que le fait Trudeau, on voit où est le problème.

Il console son adversaire

Deux jours après sa vaine attaque contre le premier ministre, Rona Ambrose, la cheffe de l’opposition, remonte à la tribune du Parlement. Native de l’Alberta, elle remercie Justin Trudeau d’avoir fait de l’incendie de forêt (ndlr: plus de 520 000 hectares dévorés à ce jour, soit la superficie du Valais) sa priorité. «C’est une dure épreuve pour les gens de l’Alberta, mais nous allons résister.» Sa voix se brise, elle lutte contre les larmes. Trudeau se lève de son siège et se dirige vers elle. Rona Ambrose lui tend la main, un brin raide, mais il se penche vers elle et la prend dans ses bras. Trudeau consolant sa plus féroce adversaire: la scène est parfaite. On la voit aux nouvelles de la télé et, peu après, en vidéo sur les réseaux sociaux. 

© DER SPIEGEL
Traduction et adaptation gian pozzy


Justin Trudeau

Il est le fils de Pierre Elliott Trudeau, ancien premier ministre du Canada. Né le 25 décembre 1971 à Ottawa, il devient en 2015, à 44 ans, premier ministre à son tour, à la suite de l’élection fédérale remportée par le Parti libéral. Il est marié avec une animatrice de télévision avec qui il a trois enfants.

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Lucas Oleniuk / Getty images
DR
Chris Wattie / Reuters
Brendan Smialowski / AFP
Dale Brazao / Getty Images
Chris Jackson / Getty Images
Rubrique Une: 
Pagination: 
Pagination masquée
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles