Témoignage. Florissant, le trafic d’êtres humains reste largement impuni. Une psychologue de Tiraspol raconte les dégâts sur les victimes.
Parfois, c’est une affichette collée sur un poteau dans la rue: «Vous cherchez un bon job à l’étranger? Appelez le No de tél.… Bonnes opportunités pour jeunes femmes.» Parfois, c’est l’épicière du coin: «Une place de serveuse à Moscou, si tu as une copine intéressée…» Mais il n’est pas rare non plus que ce soit la chère amie d’enfance. «Elle est elle-même tombée dans le piège, a passé des années à l’étranger comme esclave sexuelle, et maintenant elle revient dans la peau d’une recruteuse.» Pour cette victime du trafic d’êtres humains, devenir bourreau «est une manière de soigner son traumatisme».
Voilà ce que raconte Dasha Artemii, psychologue à Tiraspol, capitale de la Transnistrie. Des histoires de femmes fracassées qu’elle aide à se remettre debout. Il y a quelques jours, la jeune femme était de passage à Lausanne, à l’invitation de l’ONG Vivere, qui a noué, depuis quatre ans, une collaboration avec l’association locale Women’s Initiative. Dasha Artemii et ses collègues y prennent en charge des victimes de violence domestique et de trafic d’êtres humains.
Les deux maltraitances sont intimement liées: «Dans la majorité des cas, la victime de trafic cherche à fuir une situation insoutenable dans sa famille. Elle est déjà gravement fragilisée et prête à croire tous ceux qui lui offrent une porte de sortie.» Ajoutez à cela la situation économique de la Transnistrie, cet Etat fantôme coincé entre l’Ukraine et la Moldavie, qui a fait sécession de cette dernière en 1991, mais sans reconnaissance internationale. «L’industrie est morte, les investisseurs absents, il n’y a pas de travail. Les familles ne vivent que grâce à ceux de leurs membres partis à l’étranger», résume Dasha Artemii.
La Transnistrie n’est de loin pas le seul pays de la région touché par le phénomène du trafic d’êtres humains, mais la précarité de son statut en fait un terrain de choix pour les prédateurs. Selon l’Office international des migrations (OIM), principal sponsor de Women’s Initiative, les principaux pays de destination sont la Turquie, les Emirats arabes unis, mais aussi les pays de la région: Russie, Macédoine, Bosnie-Herzégovine, Moldavie, Ukraine.
La recruteuse ou le recruteur est donc souvent une personne familière. La jeune femme rencontre ensuite, dans des bureaux respirant la respectabilité, un monsieur en costume-cravate qui lui décrit un chouette job de vendeuse ou de serveuse à Moscou ou à Istanbul. «On a affaire à une vaste organisation criminelle qui ne manque pas de comparses et de moyens, explique Mike Hoffman, de Vivere. Les sommes d’argent en jeu équivalent à celles du narcotrafic.»
C’est ainsi que, au chapitre 2 du drame, la jeune femme se retrouve, passeport confisqué, avec d’autres compagnes d’infortune, dans un appartement-prison où les coups pleuvent et les clients défilent. Le gardien est souvent une gardienne, là encore une esclave montée en grade. Quand la victime est renvoyée chez elle, c’est souvent parce qu’elle est trop malade pour rester exploitable. Plusieurs femmes prises en charge par Women’s Initiative sont atteintes du sida.
Lutte contre l’impunité
Dasha Artemii raconte encore comment son association apporte d’abord une aide matérielle, puis propose à ces grandes blessées un travail thérapeutique. «Le plus grand obstacle, c’est la honte. Ces femmes se sentent coupables de ce qui leur est arrivé et leur estime de soi est détruite.» L’ONG les aide à reprendre une formation, à trouver un travail. Parfois, l’histoire finit raisonnablement bien. Mais il arrive aussi qu’un père, ou un mari, force la femme à retourner en enfer pour encaisser le revenu de son travail.
«L’enjeu le plus critique, c’est la lutte contre l’impunité», commente Mike Hoffman. Vivere a fait de ce combat une priorité en fournissant une aide juridique aux victimes. La loi contre le trafic d’êtres humains existe en Transnistrie, «mais elle reste largement ignorée des juges et des avocats eux-mêmes», déplore Dasha Artemii.
Ajoutez à cela que, par peur des représailles, les victimes sont très réticentes à dénoncer leurs bourreaux. Autant dire que les inculpations sont rarissimes. En six ans, Women’s Initiative a assisté 84 victimes. Début 2016, un recruteur a été condamné par le tribunal de district de Slobozia. Sa victime avait passé deux ans à Chypre comme esclave sexuelle. «A ma connaissance, c’est une première dans la région», note Mike Hoffman. Un «grand progrès» donc, mais aussi «une grande déception», au vu de la mansuétude du verdict: trois ans et demi avec sursis, et sans dédommagement pour la victime. Vivere va étudier la possibilité de faire appel. Puis chercher les fonds pour matérialiser son aide.