Analyse. Avant la votation du 5 juin sur l’asile, quel est le climat au sein de la population? Zoom sur le canton de Fribourg, où l’hostilité en Singine a été suivie de plusieurs projets, comme Osons l’accueil et La Red.
Ici, la Suisse est encore intacte, comme dans Une cloche pour Ursli et Heidi, les films de Xavier Koller et d’Alain Gsponer, qui viennent de cartonner en Suisse alémanique. Sur les hauteurs de la Gouglera, en Singine, les oiseaux gazouillent dans leurs nids et les vaches paissent dans les champs. Surtout, la croix du Christ coiffe la chapelle de l’ancien pensionnat longtemps géré par les sœurs d’Ingenbohl. «Mais pour combien de temps encore?» s’interrogent les habitants des communes de Chevrilles (Giffers) et de Dirlaret (Rechthalten). L’an prochain, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) y aménagera un centre de départ pour 300 requérants d’asile déboutés.
Le 5 juin prochain, ces communes voteront certainement non à la réforme de la loi sur l’asile pilotée par Simonetta Sommaruga, cheffe du Département fédéral de justice et police (DFJP). La Berne fédérale n’a convaincu personne en présentant son projet lors d’une séance d’information qui, le 25 février 2015, a tourné à la révolte des habitants redoutant «un tsunami de réfugiés». Les opposants allument des feux de protestation et créent une Communauté d’intérêt de la Gouglera, recueillant très vite 600 likes. «Nous avons été placés devant un fait accompli», se désole Ruedi Vonlanthen, député PLR au Grand Conseil, qui mène la fronde. «Nous avons de la place pour les vrais réfugiés, mais pas pour les autres», insiste-t-il.
Peurs infondées
Cadre de l’administration cantonale à la retraite, William Aeby aurait pu jouer le rôle du faiseur de Suisses – celui interprété par Walo Lüönd dans l’inoubliable comédie de Rolf Lyssy. Agé aujourd’hui de 71 ans, ce propriétaire d’une maison individuelle est remonté contre Simonetta Sommaruga, qu’il appelle «le nez pointu de Spiegel» (du nom du quartier de la commune de Köniz où habite la conseillère fédérale). Lors de cette fameuse assemblée, il a posé la question des frais qu’induirait le futur centre pour les communes. «Pour le moment, c’est la Confédération qui prend tout à sa charge», lui a répondu Urs von Däniken, chef des projets de centres pour requérants au SEM.
Voilà qui n’a pas rassuré William Aeby. «Nous savons que les requérants déboutés sont des assistés sociaux potentiels qui coûtent 3500 francs par mois. Nous craignons qu’ils s’évaporent dans la nature puis qu’ils tombent à la charge des communes de la région», explique-t-il. Ces peurs sont infondées. Après avoir reçu une aide unique de 6000 francs de la Confédération, les cantons sont seuls responsables des requérants déboutés.
Il n’empêche: envers la Berne fédérale mais aussi le canton, la méfiance des villageois est totale. Un jour, le bruit a couru que la croix de la chapelle de la Gouglera avait disparu. C’était faux, mais l’anecdote est révélatrice des peurs dans cette contrée très catholique. Certains citoyens ont même pensé à créer une milice citoyenne, raconte encore William Aeby, qui s’y est opposé. «J’ai dit non, bien sûr. Cela, c’est trop dangereux!»
A Chevrilles, beaucoup craignent que les 20 personnes qui seront engagées pour la sécurité dans et autour du centre ne soient pas suffisantes. Les faits, pourtant, infirment ces peurs. A Bösigen, où 50 hommes sont actuellement logés dans un foyer, ce sont les requérants qui se sont faits pourvoyeurs de sécurité! Comme les autorités locales ne trouvaient pas suffisamment de patrouilleurs scolaires, la police cantonale a autorisé neuf réfugiés à compléter l’équipe en place. «Il n’y a aucun problème de sécurité en relation avec les migrants. Tout est calme dans le canton de Fribourg», assure le porte-parole de la police, Gallus Risse.
Faut-il y voir un effet Chevrilles dans un canton soudain en déficit d’image? Toujours est-il que, après les manifestations d’hostilité en Singine, les initiatives pour soutenir les réfugiés se sont multipliées. Il y a d’abord eu Osons l’accueil, qui a vu un médecin de la société civile, le Dr Bernard Huwyler, un politicien, l’ex-conseiller d’Etat Pascal Corminboeuf, et un homme d’Eglise, le prévôt de la cathédrale Claude Ducarroz, se donner la main pour lancer un appel à accueillir les migrants. L’écho a dépassé toutes leurs espérances: actuellement, 70 personnes hébergent 39 familles de réfugiés. Ce qui fait dire à la conseillère d’Etat Anne-Claude Demierre, dont le Département de l’action sociale accompagne cette action, que Fribourg est proportionnellement le canton le plus accueillant de Suisse à cet égard.
De son modeste balcon de la rue des Chanoines 13, en vieille ville de Fribourg, Claude Ducarroz déroule son regard sur pas moins de huit ponts: ceux de la Poya, des Zähringen, de Gottéron, et l’on en passe. Avec Osons l’accueil, il en bâtit un de plus. «Nous avons agi avec la rage de l’amour. Nous avons répondu à la fois à l’urgence de la situation des migrants et à l’appel du pape François», témoigne-t-il. Lorsqu’un appartement s’est libéré dans l’immeuble, le chapitre de la Cathédrale a accueilli spontanément – pour un loyer mensuel symbolique de 100 francs − la famille afghane Rezai: le père, Jawad, sa femme, Massome, et leurs quatre enfants âgés de 2 à 15 ans.
Une rencontre bouleversante
Claude Ducarroz ne fait que perpétuer une tradition de l’accueil. En 1944, en pleine Seconde Guerre mondiale, le prévôt d’alors, Hubert Savoy, avait hébergé une petite Française de 12 ans ayant besoin de se refaire une santé en Suisse, Huguette Colocucci. Agée aujourd’hui de 84 ans, celle-ci n’a jamais oublié «la plus belle année de sa vie», au point de garder la photo de l’ancien prévôt dans son portefeuille. Elle est donc venue remercier son successeur le 27 avril dernier. Une rencontre bouleversante que Claude Ducarroz n’est pas près d’oublier. Ce qui a changé, c’est la provenance des migrants. «Huguette était comme nous. Aujourd’hui, nous devons accueillir un autre qui nous est différent. Et cela, c’est plus difficile», constate Claude Ducarroz.
Autre culture, autres coutumes, autre langue. A la route de la Glâne 47, dans le quartier de Beaumont, l’association La Red propose, quant à elle, justement un lieu d’échange interculturel. Pour cela, elle a loué une maison inoccupée pour 1000 francs par mois: au parterre, le salon et la cuisine, où des bénévoles préparent des repas avec les produits invendus des supermarchés. Au premier étage, une chambre qui sert de garderie d’enfants et une boutique d’habits remis gratuitement. «Free shop, take clothes», lit-on sur la porte.
L’association, qui repose sur une trentaine de bénévoles, dispense notamment des cours de français gratuits. En ce mercredi, ceux-ci sont victimes de leur succès. Dans le seul salon, une quinzaine de réfugiés écoutent Aurelia, une enseignante du secondaire. «Ils sont supermotivés», se réjouit-elle. Cahier à la main, ils arrivent à l’avance et font toujours leurs devoirs à la maison. En six mois, ils atteignent un niveau A2, ce qui ne va pas de soi pour des gens dont certains n’ont pas reçu de formation.
Autre initiative de solidarité, celle de La Barque, animée par un comité de six personnes et comptant quelque 80 membres. Active notamment sur Facebook, elle veut jouer un rôle de plateforme de communication pour dépassionner le débat sur l’asile. «Nous avons été choqués par les propos xénophobes et racistes tenus sur les pages Facebook de certains médias romands. Nous voulons inverser ce discours dominant qui risquait de devenir unique», déclarent Julien Vuilleumier et François Ingold, membres fondateurs de ce mouvement de citoyens. Selon eux, la barque n’est jamais pleine.
Et à Chevrilles? Quinze mois après l’annonce de l’arrivée du centre, l’émotion est un peu retombée et les esprits ouverts de la région se font enfin entendre. Cet hiver, un comité s’est créé pour souhaiter la «bienvenue aux réfugiés en Singine». Marianne Pohl, adjointe du vicaire épiscopal pour la partie alémanique du canton, tient à corriger l’image qu’a donnée ce district en février 2015. «L’inconnu fait peur dans la mesure où il n’y a presque pas de réfugiés dans ces communes. Mais une bonne moitié de la population reste ouverte et solidaire.»
Les voix étouffées lors de l’assemblée du 25 février 2015 se sont exprimées plus tard, dans le journal Freiburger Nachrichten, qui a reçu une avalanche de lettres de lecteurs. Certaines très émotionnelles, d’autres plus profondes, comme celle d’Eva Brügger rappelant que Fribourg a été une terre d’émigration au XIXe siècle: «N’oublions pas que nous vivions alors dans la pauvreté. Dans une famille de trois enfants, ceux-ci se passaient la seule paire de souliers du dimanche pour aller aux trois messes quotidiennes. Prouvons donc que nous sommes une région hospitalière envers ceux qui sont aujourd’hui dans la misère.»