Vanessa Dougnac
Reportage. Des centaines de monuments historiques sont disséminés dans la capitale indienne. Un patrimoine exceptionnel, souvent laissé à l’abandon.
Offrant un tour du propriétaire, Mohammed Iftar détaille les avantages de sa résidence. Il habite une maisonnette improvisée entre les vestiges grandioses d’une mosquée et ceux d’une écurie royale, dans le Parc archéologique de Mehrauli, au cœur de la capitale indienne. «L’électricité est gratuite, s’enthousiasme-t-il en désignant le lampadaire installé par la municipalité de Delhi. Pour l’eau, on récupère celle de la canalisation et on stocke des bidons.»
Depuis cinq ans, Mohammed entretient ici une petite madrasa qui abrite une vingtaine d’élèves. Un cimetière à l’abandon, juste en face, fait office de cours de récréation pour les enfants, qui jouent et courent entre les tombes. «Ça fait des bouches à nourrir, commente-t-il en les contemplant. Du coup, on s’agrandit.» Des briques et des sacs de ciment sont empilés dans un coin, prêts à matérialiser une future cuisine. Et, d’après Mohammed, la ronde des policiers n’est pas un problème: «On leur donne quelques billets et ils nous laissent tranquilles.»
Ville de l’enclave et du secret
Le quotidien du jeune homme s’accommode ainsi en toute illégalité du patrimoine protégé de Delhi. Ce parc de Mehrauli, qui s’étend sur 80 hectares, abrite le minaret très visité du Qûtb Minâr, mais les autres monuments, c’est-à-dire une centaine de mosquées, mausolées, réservoirs, demeures et remparts, se dégradent. Occupés, souillés, négligés et parfois vandalisés, ces trésors du passé plient sous l’assaut et l’indifférence des hommes. Mohammed ne voit pas le mal. Alors que la lumière du jour s’estompe, sa madrasa se mue en un décor irréel et enchanté, protégé par les pierres monumentales et la voûte végétale de la forêt.
Car le secret est bien gardé: Delhi, l’une des capitales les plus anciennes du monde, regorge de plus de 1000 sites patrimoniaux recensés. Seuls 175 d’entre eux se trouvent sous la protection de l’ASI (Archaeological Survey of India), l’organisme d’Etat spécialisé dans la conservation. Les autres vestiges sont des monuments fantômes qui font la beauté et le mystère de Delhi, ville de l’enclave et du secret. Même le touriste téméraire peinera parfois à les localiser, dans un infini chaos de marchés, artères, quartiers, parcs, bretelles et ponts.
Réinventée avec fulgurance après la libéralisation économique des années 90, la mégalopole aux 17 millions d’âmes est un délire urbain. Elle est un bruit permanent: celui de la scie qui découpe le marbre pour daller les maisons, de la pelleteuse qui étend les lignes de métro et du bulldozer qui démolit les bâtiments. Selon un rapport publié par le Janaagraha Centre for Citizenship and Democracy, Delhi traîne derrière elle toutes les grandes cités indiennes en matière de planification urbaine, d’infrastructure, de transparence et de gouvernance municipale.
«C’est une ville de brutes, lâche Stéphane Paumier, architecte français qui habite depuis dix ans à Mehrauli. La machine administrative, corrompue, s’y met en branle par à-coups, sous la pression d’événements ou de directives politiques. Delhi est une juxtaposition de villages sans aucun projet d’intégration de l’ancien avec le moderne. Le passé n’a pas de sens et la notion d’espace urbain n’existe pas: on reconstruit sans cesse, on remplit les vides.»
Conflits de propriété
La légende dépeint ainsi une capitale aux sept villages historiques, où chaque régnant a réduit à néant, au fil des millénaires, la cité antérieure. Les derniers renversés furent les colons britanniques, qui firent de Delhi leur capitale en 1911, après Calcutta.
Dans cette ville obstinément tournée vers l’avenir, les agences chargées de la conservation du patrimoine ont des moyens très limités et alertent sur une bataille perdue d’avance. «Le Parc archéologique de Mehrauli, par exemple, a le potentiel pour être l’un des sites patrimoniaux les plus importants de l’Inde, estime l’architecte A. G. K. Menon, de l’ASI. Mais nous tournons en rond.»
A commencer par les enjeux très sensibles de la propriété. Parfois, le cadastre des monuments protégés ne correspond pas aux délimitations réelles. Et les conflits de propriété sont incessants. Dans le quartier pittoresque du Vieux-Delhi, les havelî, magnifiques demeures de l’époque moghole, sont morcelées par l’indivision, les disputes liées aux héritages ou l’empiètement illégal. En Inde, dès qu’il y a une ambiguïté sur le statut juridique d’un terrain, les gens s’y engouffrent pour en tirer profit.
Delhi est ainsi la capitale de l’urbanisation informelle. Depuis les années 60, 30% des terrains ont été colonisés illégalement en raison de l’absence de politique en faveur de logements bon marché. Les hommes y grattent le moindre espace: les pauvres, accaparés par leur survie quotidienne, mais aussi les riches, avec leurs imposantes villas érigées dans des quartiers inconstructibles. Dans ce contexte d’empiètement général, l’ASI avait admis, en 2013, avoir «perdu la trace» de 35 monuments sous sa protection.
Dans le Parc archéologique de Mehrauli, la gestion des monuments symbolise le grand désordre. Le sol appartient à la Delhi Development Authority (DDA), l’autorité urbaine chargée de la planification, et la conservation est aux mains de l’ASI, mais aussi de la municipalité de Delhi, de l’ONG spécialisée INTACH, qui avait aménagé le parc il y a une dizaine d’années, et enfin de l’organisation philanthropique musulmane du Waqf Board. Cette dernière en profite pour laisser ses fidèles, comme Mohammed, s’approprier doucement mais sûrement les monuments musulmans en les reconvertissant en mosquées et en madrasa.
«Si le Waqf Board est en possession d’un bâtiment patrimonial, il n’a cependant aucun droit d’entraver sa restauration ni de l’occuper», a menacé en vain la Haute Cour de Delhi. En attendant, les agences se tirent dans les pattes et le parc ressemble à un patchwork d’initiatives, des chemins fleuris au terrain vague. L’ASI, quant à lui, a érigé des enceintes autour de ses monuments restaurés. Hauts et hérissés de piques, ces murs évoquent davantage l’univers carcéral que celui de l’archéologie: ils en disent long sur la menace à laquelle ils font face.
Vestiges ensevelis
La pollution achève de mettre à mal le patrimoine de Delhi. Une décharge, paradis des cochons, des vaches et des chiens errants, marque l’une des entrées du parc de Mehrauli. Plus loin, le Rajon Ki Baoli, un réservoir d’eau en escaliers bâti en 1516, offre au regard une nappe verdâtre où flottent des bouteilles en plastique. Les pierres des bâtiments non protégés sont une ode à l’amour, ornées de graffitis et de cœurs. Ailleurs, des vestiges sont à moitié ensevelis: le parc est aussi un immense dépôt de matériaux de construction. Ces derniers proviennent de la ville qui s’érige tout autour et relèvent le niveau du sol du parc, engloutissant les ruines.
«Il faudrait concevoir la ville entière comme un patrimoine, et non pas seulement des monuments isolés», estime Stéphane Paumier. Cette année, les autorités ont retiré la candidature de Delhi de la liste des villes patrimoniales de l’Unesco, avançant que le changement de statut apporterait «de nombreuses restrictions» dans les projets d’infrastructure. Pour A. G. K. Menon, «penser que le patrimoine entrave le développement relève d’une notion complètement fausse».
Une mentalité qui concerne également l’architecture moderne de Delhi, encore moins envisagée comme objet de conservation et devenue otage des clans politiques. Malgré une campagne menée par des architectes scandalisés, le Hall of Nations, un pavillon économique construit en 1972, passera à la démolition d’ici à la fin de l’année. Le prochain bâtiment en sursis n’est autre que… le Parlement de l’Inde. Construit en 1927, il est désormais jugé «trop petit» et désuet. Son sort «révélera qui nous sommes, comment nous regardons notre passé et comment nous nous projetons dans l’avenir», a alerté ce mois-ci l’urbaniste Bimal Patel dans l’Indian Express.
Des exceptions confirment la règle. A Delhi, il est un défunt qui dort sur ses deux oreilles: l’empereur moghol Humâyân. Son mausolée, datant du XVIe siècle et classé au patrimoine de l’Unesco, vaut bien le Taj Mahal. Populaire, le vaste site a été l’objet d’un travail documenté et unique de rénovation privée mis en œuvre par l’Aga Khan Trust for Culture. Pour Ratish Nanda, le directeur de projet, c’est la preuve qu’une conservation bien menée peut être bénéfique à tous les niveaux. «Elle peut être source de développement et remplir les objectifs du gouvernement.» Il préconise notamment la mise en place de «directives pour une réutilisation appropriée des bâtiments classés».
Mais valoriser ce patrimoine, «perçu comme un fardeau», n’est pas une mince affaire. «Aucune des agences spécialisées n’apporte un encouragement significatif à la conservation, constate-t-il. Il n’y a pas de subventions, pas de permissions spéciales face au statut juridique des terrains, pas d’avantages fiscaux, pas de récompenses et pas d’intérêt de la société civile.»
Mais si, au fond, l’énergie de Delhi avait raison? La liberté urbaine de cette capitale est l’essence de son charme sauvage. Aux monuments de resplendir avec la ville, de pâlir et de mourir. Après tout, la contemplation de l’ancien est une paresse du luxe occidental. Flamboyant et éphémère, le patrimoine de Delhi appartient à qui saura l’embrasser. Il est l’histoire des empereurs et des migrants, des princes et des squatteurs. A Mehrauli, dix siècles de construction se sont succédé; dix autres se succéderont encore. Sciez, empiétez, bâtissez, détruisez, construisez. Delhi est le futur.