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Mon voisin, sa tondeuse, son 4x4, sa panaméenne

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Jeudi, 2 Juin, 2016 - 05:57

Enquête. L’industrie des sociétés écrans a trouvé un terrain particulièrement favorable en Suisse romande. Plongée dans un monde de silence si proche et très complexe.

C’est une villa banale comme il en existe tant dans cette zone résidentielle de la campagne fribourgeoise. Aucune clôture hermétique. Pas de Ferrari ni de Bentley, ces marqueurs de millionnaires. Pourtant, cette maison particulière, dominant le vallon de la Sarine entre Bulle et Fribourg, abrite l’ex-actionnaire d’une société panaméenne.

Cette villa, c’est l’écrin type d’une société écran romande. Nous sommes loin de l’Amérique centrale ou des Caraïbes avec cocotiers, plages dorées ou gratte-ciel étincelants sous le soleil tropical! Un écrin ordinairement entouré d’une épaisse haie de thuyas masquant du regard extérieur la pelouse et sa tondeuse, ainsi que le 4x4. Cela peut être aussi, dans sa variante urbaine, l’appartement en plein centre. Et, dans sa version professionnelle, les bureaux froids de la banque, de l’étude d’avocat ou de la fiduciaire du coin.

L’industrie du prête-nom, de l’homme de paille, de la société bidon est fort répandue en Suisse, ce n’est un secret pour personne. Mais la grande révélation des Panama Papers, ce vaste déballage de millions de fichiers jusqu’alors secrets du cabinet d’avocats d’affaires panaméen Mossack Fonseca, ne se limite pas à dévoiler, comme l’a fait la presse internationale en avril, un coin de l’empire secret de Vladimir Poutine ou des confidences financières du premier ministre islandais.

Le site internet mis en place par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) livre quelques clés de l’industrie offshore en Suisse romande. Il recense environ 1400 adresses à Genève, près de 100 à Lausanne, quelques dizaines à Nyon. Et au moins une occurrence dans la très grande majorité des villes de plus de 10 000 habitants de Suisse romande, sans compter des localités plus modestes comme Payerne, Romont, Moudon, Vallorbe, Porrentruy, des stations de sports d’hiver et quantité de villages.

Cela représente près de la moitié des quelque 3200 références identifiées en Suisse (voir la carte page suivante). Certes, toutes ces occurrences n’ont pas pu faire l’objet d’une vérification systématique. De nombreuses sociétés mentionnées ont été, en outre, dissoutes. Mais la mise au jour de ces données souligne la puissance de l’intégration de la société écran dans la société romande au travers de la foule des anonymes qui s’y sont consacrés et s’y consacrent encore.

Philanthropie et évasion fiscale

Ainsi le propriétaire de la villa fribourgeois est un retraité tout ce qu’il y a de plus tranquille. Il a longtemps été patron d’une PME prospère à Fribourg. L’affaire existe toujours et emploie plusieurs collaborateurs. Aussi, pourquoi et comment s’est-il trouvé à la tête d’une société inscrite aux îles Vierges britanniques portant pratiquement le même nom que son entreprise? «Je suis très attentif à la situation sanitaire au Moyen-Orient, répond-il. Un jour, j’ai été sollicité par des investisseurs du Golfe qui voulaient développer un réseau hospitalier dans cette région ravagée par la guerre. Nous avons monté cette structure pour faciliter les démarches, aussi bien en Suisse que dans le Machrek.» Malheureusement, poursuit-il, le projet ne s’est jamais concrétisé. Les capitaux ne sont pas venus et les hôpitaux ne se sont jamais construits. La société est restée dormante avant d’être dissoute en 2015.

Ce louable projet est demeuré très discret. Même aux yeux des autorités fiscales, de l’aveu de son ex-actionnaire. «Les fonds venaient de l’étranger et étaient destinés à être investis à l’étranger. Je ne voyais pas la raison de déclarer cette entité en Suisse. Ce conseil, c’est la fiduciaire genevoise qui m’a vendu cette société qui me l’a donné. Nous ne nous étions du reste vus qu’une seule fois, à la gare de Genève-Cornavin en 2007.» Entre-temps, la fiduciaire, qui n’en était pas à son coup d’essai, a fermé ses portes.

Tous les dirigeants de PME ne poursuivent pas des buts aussi honorables. Ainsi, l’avocat genevois et conseiller national UDC Yves Nidegger – qui précise ne jamais avoir créé de panaméenne – explique: «Un patron peut très facilement ouvrir une société offshore à laquelle il confère la propriété d’un brevet utilisé par son entreprise. Les royalties versées par celle-ci sortent de la comptabilité de l’entreprise, et il est impossible au fisc d’en identifier la destination finale. Le patron peut ainsi percevoir des revenus en dehors de toute connaissance du fisc.»

Chalets offshore

A Verbier, juste derrière la gare de départ de la télécabine de Savoleyres, se dressent quelques immeubles d’appartements de vacances. Là aussi, rien que de très banal dans cette station de réputation internationale, surtout dans ce quartier à proximité de l’un des principaux domaines skiables. Ce qui l’est peut-être moins, c’est cet appartement de l’immeuble nommé Chalet Nelly: il servait d’adresse jusqu’au 30 avril dernier à la détentrice new-yorkaise d’entités enregistrées aux îles Vierges britanniques. Etait-il une boîte aux lettres? L’agence immobilière chargée de ce logement indique qu’«il était loué jusqu’à une date récente, mais que son occupant est parti. Le propriétaire n’y réside pas.»

Petites mains

L’univers offshore n’est pas toujours aussi facile. Même si la qualité de vie du littoral neuchâtelois est excellente et la vue sur le lac enchanteresse, on ne s’attendrait pas, a priori, à débusquer la signataire d’une bonne demi-douzaine de panaméennes (jusqu’à date récente) dans un immeuble en bordure de la ligne de chemin de fer Yverdon-Neuchâtel. D’une voix légèrement chevrotante, l’intéressée se livre brièvement: «J’étais employée de banque. J’avais pour mission de m’occuper d’une certaine clientèle. Aujourd’hui, je suis retraitée. Je n’ai pas d’autre commentaire à faire.»

Pour nombre de personnes, la tenue d’une société écran n’est qu’un job administratif comme un autre, un gagne-pain obtenu à la sueur de son front. Mais pour d’autres, c’est bien plus qu’un simple boulot. C’est un statut social nourri du fantasme de partager une partie des secrets des gens riches et d’entrer dans l’intimité de l’élite financière. Lorsque l’on est signataire d’une société offshore, l’on dispose d’un pouvoir sur les détenteurs de cette fortune. Pouvoir très illusoire d’ailleurs, puisqu’il se limite à exécuter les ordres, au risque, en cas d’opposition, de perdre son rémunérateur poste d’homme de paille. Mais pour nombre de ces intermédiaires, cet accès a pu permettre de transcender la banalité du quotidien.

Voici un petit manoir vigneron dans la région de Rolle, large vue sur le Léman, environnement viticole renommé. Son occupant n’a aucune raison de se plaindre de son cadre de vie. «Ma famille et moi avons toujours vécu dans une certaine aisance financière. Mon père avait fait une belle carrière dans la banque avant de monter sa propre fiduciaire sur La Côte, que j’ai reprise après son retrait», témoigne-t-il. Et pourtant, en dépit de cette situation avantageuse, il s’est impliqué personnellement dans l’administration d’une société offshore: «J’ai été directeur d’une panaméenne jusqu’à ma démission en 2014. Cela faisait partie de l’offre standard de mon entreprise.»

Cette position lui donnait certes l’impression de jouir du pouvoir de signature sur les actes de la société enregistrée aux îles Vierges britanniques. Cela arrivait, par exemple lorsque celle-ci devait consentir un prêt, par exemple lorsque son actionnaire trouvait intérêt à obtenir des fonds via une entité discrète. Mais le connaissait-il, cet actionnaire? «Non. Je n’ai jamais connu son identité. Je n’étais en contact qu’avec sa banque», confesse-t-il. Dans la réalité, son pouvoir se limitait donc à exécuter les instructions.

Risques mal payés

Cette situation n’était pas sans risques. Il suffisait que l’actionnaire se trouve en butte à la justice et que sa société offshore soit impliquée dans la procédure pour que notre homme de paille de La Côte se trouve plongé dans les problèmes jusqu’au cou. «Pendant longtemps, je n’étais pas conscient de ce risque, jusqu’à ce que la crise et les révélations de ces dernières années m’aident à le prendre au sérieux», confesse-t-il. D’autant plus que la rémunération n’était pas vraiment à la hauteur: bien moins de 10 000 francs par année. En 2014, il démissionne de toutes ses fonctions, cède sa fiduciaire et se reconvertit dans l’enseignement.

Tous les actionnaires, hommes de paille ou employés de banque n’ont pas procédé à cet examen de conscience, loin de là. Combien d’actionnaires, signataires, organes ou simples dépositaires de panaméennes demeurent toujours actifs en Suisse romande? Impossible de le savoir. Cette activité reste nimbée d’un épais mystère que les révélations des Panama Papers n’ont que très partiellement levé. Un mystère entretenu par les premiers intéressés, bien sûr: nombre de personnes mentionnées par l’ICIJ n’ont jamais retourné les appels de L’Hebdo.

Amour de la discrétion? Certainement. Mais il y a peut-être une autre raison, plus triviale, encore moins avouable socialement que la vulgaire question des impôts. «La panaméenne, c’est l’évasion fiscale du pauvre», ironise Yves Nidegger. Constituer une entité et l’entretenir ne coûte pas bien cher, quelques milliers de francs tout au plus, mais la protection offerte se révèle toujours plus illusoire. «Les personnes qui sont vraiment fortunées emploient d’autres moyens, comme les trusts, bien plus sophistiqués», poursuit l’avocat et parlementaire.

Les détenteurs de panaméennes n’ont certes jamais aimé que l’on fasse la lumière sur leurs affaires. Et encore moins lorsque cette lumière révèle qu’ils ne sont pas aussi riches qu’ils pensaient l’être. 


Le prix du secret

La constitution d’une société coûte moins cher qu’une toute petite voiture. Mais à l’entretien, la facture peut vite enfler. Surtout si les problèmes s’accumulent.

Constitution d’une panaméenne: 3000 dollars. Pour la BVI (société enregistrée aux îles Vierges britanniques), c’est un peu moins cher: 2800 dollars. Pour 100 dollars de moins, on peut aussi obtenir une entité enregistrée aux Bahamas. Et ainsi de suite, d’Anguilla aux Seychelles. Sur le catalogue de la fiduciaire genevoise AZ Fidu Holding, la liste des juridictions offshore se déroule comme un catalogue de destinations de vacances, à la différence que l’énoncé des noms n’évoque pas que les cocotiers au soleil et les plages de sable, mais aussi les promesses d’une grande opacité financière. Tout cela pour un prix très voisin de celui d’une semaine de vacances dans ces mêmes destinations. Comment ne pas succomber à la tentation?

Constituer une société offshore, en être l’actionnaire ou l’organe est rigoureusement légal. Ce qui l’est moins pour son détenteur, c’est d’omettre de déclarer le contenu et les revenus tirés de ces entités. Et ce qui est risqué, c’est de se retrouver mêlé à des activités illicites au travers de ces structures, ou de tomber sur des partenaires véreux.

Aussi, sa gestion a un coût relativement élevé. Toujours chez AZ Fidu Holding, les frais annuels de base de la tenue d’une panaméenne atteignent 1050 dollars, auxquels s’ajoutent quantité de frais annexes comme la mise à disposition d’administrateurs (500 dollars par an et par personne) ou l’attribution d’une boîte aux lettres (600 dollars). Mais toutes les fiduciaires ne sont pas aussi précises et tendent à fixer leurs tarifs à la tête du client. Combien? «Jusqu’à 20 000 francs», explique un professionnel genevois. La raison de cette inflation: «Je cherche à décourager toute personne que je ne connais pas. Les risques de travailler avec des inconnus sont beaucoup trop élevés pour que cela en vaille la peine.» 

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Agim Sulaj
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