Frédéric Koller
Reportage. Depuis Séoul, ceux qui ont réussi à fuir la dictature de Kim Jong-un tentent de préparer les esprits au changement à l’aide de programmes radio et en témoignant.
Il se tient bien droit, Kang Hyeok, sans toucher aux baguettes posées devant les plats qui refroidissent. Concentré, l’ancien officier nord-coréen finit par lâcher: «C’est dur la vie d’un transfuge en Corée du Sud.» C’est dur de refaire sa vie dans un monde capitaliste auquel on n’est pas préparé. C’est dur de laisser derrière soi ses proches, dans son cas sa femme et sa fille. «Cela coûterait 10 millions de wons (8300 francs) par personne pour organiser leur fuite. Je gagne à peine de quoi vivre. Comment je ferais pour m’occuper d’eux?»
Au restaurant Deulpul, quelque part dans la capitale sud-coréenne, trois «transfuges», comme on les appelle ici, sont réunis pour témoigner des conditions de vie en Corée du Nord, auprès de journalistes étrangers invités par le gouvernement sud-coréen. Des témoins à charge, anciens sujets de la dernière dictature totalitaire de la planète. A défaut de pouvoir se rendre librement en Corée du Nord, le monde s’informe à travers ses fuyards.
Depuis les années 1990, quelque 30 000 Nord-Coréens ont déserté leur patrie pour se réfugier au Sud. Un chiffre qui peut sembler dérisoire en regard des récits souvent terrifiants qu’ils en rapportent. Trois raisons à cela: la Corée du Nord n’hésite pas à exécuter les personnes qui tentent de s’échapper; la Chine, seule voie de sortie terrestre possible, ne leur reconnaît pas le statut de réfugiés et renvoie régulièrement ces migrants vers un destin parfois funeste (200 000 Nord-Coréens résident clandestinement dans ce pays); la Corée du Sud, enfin, ne fait rien pour les attirer.
Après un périple à travers la Chine et un pays tiers, souvent la Thaïlande, ils sont accueillis à Séoul par un débriefing des services de sécurité, une aide au logement et un soutien financier la première année.
De privilégié à paria
Kang Hyeok était un bon tireur. C’est pour cela qu’il a rapidement gradé dans l’armée nord-coréenne: chef de brigade, puis commandant d’une compagnie. Une vie plutôt aisée jusqu’au jour où ses parents sont partis en Chine pour une raison financière. Le soldat modèle devient alors un suspect, dégradé au rang de buraliste postal. Puis un jour, alors qu’il avait emmagasiné des pignons de pin – considérés comme un bien public –, il s’emporte contre les agents de sécurité venus confisquer sa récolte. «J’ai aussitôt compris mon erreur, je savais que je serais envoyé dans un camp de travail si je restais.»
C’est ainsi qu’en quelques mois, il est passé d’un statut de privilégié à celui de paria. Il doit organiser sa fuite au plus vite. Jusque-là, il avait accès à des documents internes du parti, il faisait partie de ce petit cercle qui en savait un peu plus sur Kim Jong-un quand il est arrivé au pouvoir en décembre 2011, à la mort de son père, Kim Jong-il. Il avait connaissance des études à Berne du jeune Kim. «En cas de guerre, j’ai vu un document selon lequel Kim Jong-un pourrait s’enfuir en Suisse, explique-t-il. On dit aussi qu’il aurait caché des milliards en Suisse, mais ça, c’est une rumeur.» Comme beaucoup de ses compagnons, il attendait qu’il change le système. Espoirs vite déçus.
Kang Hyeok a quitté le Nord en 2013. Il est arrivé au Sud en 2014. Sa coiffure, ses vêtements, son attitude corporelle attestent de son récent passé nordiste. Depuis peu, il a trouvé du travail dans l’une de ces radios animées par des transfuges à destination des auditeurs nord-coréens. Un travail de propagande qui n’a rien à envier aux méthodes communistes. Les informations venues du Nord, souvent rémunérées, souvent non vérifiées, sont sujettes à caution. Combien de généraux ou proches de Kim Jong-un annoncés comme morts – soi-disant livrés aux chiens ou aux tirs de DCA à bout portant – sont réapparus un jour aux côtés du maître de Pyongyang…
A travers le 38e parallèle qui sépare les deux Corées depuis l’armistice de 1953, on continue de se livrer à une guerre psychologique. Après onze ans de silence, le Sud a relancé l’été dernier ses programmes diffusés par haut-parleurs à destination du Nord. Il s’agit, explique un militaire sud-coréen en poste à Panmunjeom, seul point de contact entre les deux pays, surtout de chansons, de K-pop et de bulletins d’information. C’était une mesure de rétorsion à la suite de l’explosion sur une mine de deux soldats sud-coréens. Le Nord a aussitôt réactivé son propre réseau de haut-parleurs diffusant des chants militaires à la gloire de Kim Jong-un, des discours du Parti des travailleurs et des insultes contre l’armistice, poursuit le même soldat.
La propagande est aussi convoyée par ballons, en fonction des vents. Ceux du Sud, lancés à l’initiative d’ONG anti-Pyongyang, convoient des CD, des clés USB et parfois de l’argent. Ceux du Nord emportant des colis contenant eux aussi des CD, ainsi que des discours imprimés. Mais les radios sont le principal véhicule de cette bataille des esprits.
Coup d’état ou réforme?
Kim Seung-chul, un ingénieur hydraulique formé à l’Université Kim Il-sung de Pyongyang, ayant fait défection en 1994, a créé la Radio des réformes en Corée du Nord en 2007. Il a ses bureaux à l’Institut coréen pour l’unification nationale, au sud de Séoul. Il est devenu l’une des voix familières des auditeurs de la nuit dans son ancien pays, ses émissions étant diffusées entre 23 heures et minuit, puis entre 5 et 6 heures du matin, durant ces moments où le système de surveillance entre individus se relâche. D’un à dix millions de Nord-Coréens écouteraient, malgré l’interdit, des programmes radio étrangers, estime-t-il. Une prise de risque qui peut se payer par le peloton d’exécution. Des chiffres et des faits invérifiables.
«Mon émission s’adresse aux leaders, aux élites, aux militaires, aux étudiants, expose Kim Seung-chul. Je veux préparer les Nord-Coréens au changement pour éviter les erreurs commises en Libye ou en Egypte. Là-bas, ils n’étaient pas prêts pour le remplacement de leur dirigeant. Les Nord-Coréens doivent savoir quoi faire quand ils entreront dans l’ère post-Kim Jong-un.» Au programme, des émissions sur la lutte contre la corruption, sur le marché libre et la démocratie, et des informations internationales. Les réformes chinoises sont présentées comme un modèle à suivre.
Le contre-exemple est Ceausescu, le dictateur européen le plus proche du modèle nord-coréen, dont les séquences filmées de la fin tragique face au peloton d’exécution nourrissent un des documentaires vidéo réalisés par l’équipe de Kim Seung-chul. Certaines radios, comme La voix du peuple, encouragent un coup d’Etat militaire. Pas Kim Seung-chul, qui est lucide: «La Chine ne laisserait jamais faire. Il vaut mieux miser sur des réformes.»
Contrairement à l’Allemagne fédérale, du temps de la division du pays, Séoul se montre timoré envers ces initiatives. Kim Seung-chul doit émettre en ondes courtes depuis une station située en Ouzbékistan. Son financement de 200 000 francs par an provient de donations privées, dont celle de la National Endowment for Democracy, une fondation créée par le Congrès américain. Le gouvernement sud-coréen explique vouloir éviter les provocations inutiles envers le Nord. «Nous n’avons pas pour but d’augmenter le nombre de transfuges, précise un officiel du Ministère de l’unification à Séoul. Nous n’avons jamais encouragé les désertions.»
Isoler la Corée du Nord
Récemment, pourtant, deux groupes de Nord-Coréens employés dans des restaurants tenus par Pyongyang en Chine ont fait défection vers le Sud. Le Nord accuse le Sud d’avoir organisé un enlèvement, les responsables de ces travailleurs ayant été retournés par des agents sud-coréens. Des sources diplomatiques sud-coréennes expliquent au contraire que c’est l’effet de nouvelles mesures de boycott: Séoul recommande à ses touristes de ne plus fréquenter ces restaurants – il y en a une centaine dans le monde, essentiellement basés en Chine –, car ils seraient l’une des ressources en devises étrangères du régime nord-coréen.
Du coup, les revenus de ces établissements auraient chuté de 50%. Les employés, eux, n’auraient d’autre choix que de fuir en Corée du Sud de peur d’être accusés de traîtrise s’ils retournaient à Pyongyang.
Au mois de mars, l’ONU a voté un nouveau train de mesures restrictives pour sanctionner le quatrième essai nucléaire et divers tirs de missiles de Pyongyang. Alors que l’arme des sanctions est un outil discutable pour faire plier un régime autoritaire, les transfuges nord-coréens sont les premiers à soutenir la ligne dure de l’actuel pouvoir sud-coréen en la matière.
«Il faut isoler complètement la Corée du Nord, c’est le seul moyen de stopper son programme nucléaire et faire plier la dictature», explique Kim Hyung-soo, qui anime lui aussi un programme radio destiné au Nord. Réfugié à Séoul depuis quelques années, ce médecin travaillait auparavant pour les dirigeants, dans un institut de Pyongyang dédié à l’étude de la santé et de la longévité. L’un des élixirs qu’il confectionnait pour améliorer les performances sexuelles se fabriquait à base d’huile d’une espèce particulière de grenouilles femelles, raconte-t-il. «Les paysans recevaient un kilo de riz en échange de quelques grenouilles.»
Kim Hyung-soo a témoigné à Londres et à Genève, au Conseil des droits de l’homme, des conditions de vie en Corée du Nord. Grâce aux pressions de l’ONU, considère-t-il, Pyongyang a fini par changer sa législation en matière de recours à la torture, qui est désormais moins systématiquement appliquée.
Non seulement Kim Hyung-soo soutient les sanctions, comme plusieurs autres transfuges rencontrés à Séoul, mais il dénonce l’aide humanitaire: «Cette aide, nourriture, médicaments, vitamines, est systématiquement détournée et ne profite qu’au 1% de la population la plus privilégiée. Elle ne fait que permettre à Kim Jong-un de se maintenir au pouvoir. Plutôt que de travailler avec Pyongyang, les pays donateurs ou les ONG devraient collaborer avec nous, les transfuges. Nous savons ce qui peut faire changer ce pays.»
La Suisse persiste
La Suisse, principal pays donateur d’aide humanitaire bilatérale à la Corée du Nord, est particulièrement visée par les critiques des transfuges nord-coréens. Stefan von Bulow, porte-parole du DFAE, défend la position de Berne.
En quoi consiste l’aide humanitaire suisse à Pyongyang?
Notre aide s’est élevée en 2015 à 9 millions de francs, dont 60% ont été utilisés pour la livraison de lait en poudre pour le Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU. Distribué sous forme de porridge, il a bénéficié à un million de femmes enceintes et d’enfants âgés de moins de 5 ans. L’aide peut être directe, soutenir des programmes de l’ONU ou d’ONG internationales comme le CICR ou Handicap International. Nous avons par exemple un programme d’aide pour la culture (riz, pommes de terre et baies) sur des terrains en pente, une pratique qui accompagne la déforestation.
Comment s’assurer que l’aide n’est pas détournée?
Nos projets sont régulièrement visités et évalués sur place par des Suisses. Le PAM a un programme de contrôle très strict qui assure une livraison efficace des céréales.
Depuis le 18 mai, la Suisse applique les nouvelles sanctions de l’ONU, qu’est-ce que cela change?
L’aide humanitaire est explicitement exclue de ces sanctions bien que de nouveaux obstacles administratifs puissent apparaître. Le déploiement complet des effets de ces sanctions n’est pas encore connu.
La Suisse a-t-elle été interpellée ou critiquée par les autorités sud-coréennes pour son aide au Nord?
L’aide apportée à la Corée du Nord fait partie des sujets de discussion de notre dialogue politique avec la Corée du Sud. Dans ce domaine, la Corée du Sud s’est exprimée plusieurs fois de façon positive et explicite sur l’engagement de la Suisse.
Que répondez-vous aux transfuges qui demandent à la Suisse de stopper son aide pour renforcer l’effet des sanctions internationales?
L’aide humanitaire étant exclue des sanctions, on ne peut renforcer ces dernières en annulant cette aide.