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Au cœur de la campagne du Brexit

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Jeudi, 9 Juin, 2016 - 05:57

Eric Albert

Reportage. Le référendum britannique du 23 juin sur une éventuelle sortie de l’Union européenne se jouera sur l’économie. A Solihull, en terre conservatrice, de l’immense usine Jaguar au petit fleuriste, les opinions sont divisées entre haine de Bruxelles et craintes pour le portemonnaie.

Sans lever le nez du bouquet de roses qu’elle est en train d’arranger, la fleuriste Claire Monney résume tout l’enjeu d’une phrase: «Bien sûr, nous voulons tous sortir de l’Union européenne, mais le problème, ce sont les risques économiques que cela représente.» Installée dans sa charmante boutique Fleur de Lis en verre et en bois sur la principale rue marchande de Solihull, dans les Midlands, elle ne vote d’habitude jamais. Les élections et les politiciens ne l’intéressent guère.

Mais elle a parfaitement compris la question de ce scrutin: économie contre souveraineté. Et, consciente de l’enjeu, elle compte se rendre aux urnes. «Cette fois-ci, c’est important.» Son vote? Probablement pour sortir de l’UE. Et tant pis pour ses fleurs qu’elle importe quotidiennement des Pays-Bas par camion. «Je suis sûre qu’on aura les mêmes importateurs. C’est dans leur intérêt de continuer à nous vendre leurs produits. Une sortie de l’UE ne changera rien, même si ça peut légèrement faire augmenter les prix.»

Seuls 10% se reconnaissent européens

A l’autre bout de la rue, Jessie Hancox, 23 ans, ne s’est pas encore décidée. Il y a trois ans, elle a ouvert avec sa mère Jurnie un tout petit magasin de vêtements en coton bio pour bébés. Elle a même lancé sa propre collection, qu’elle fait confectionner au Portugal. «C’est pratique parce que c’est en euros, une monnaie qui est facile à obtenir. Pour les traductions, en revanche, heureusement que j’ai une amie qui parle le portugais…» Elle distribue aussi des marques britanniques à travers l’Europe. «On a au moins une commande par semaine qui vient de l’UE.» Elle envisage de voter pour rester, mais se dit encore très hésitante.

Le 23 juin, les Britanniques voteront pour rester ou non dans l’Union européenne. La décision est historique. En cas de Brexit, ce serait la première fois qu’un pays sortirait de la construction européenne (à l’exception du Groenland, qui s’est retiré au moment où il a pris son autonomie vis-à-vis du Danemark).

Actuellement, les sondages donnent les deux camps au coude-à-coude. Mais, à de rares exceptions près, les Britanniques n’aiment guère l’UE. A peine 10% d’entre eux se reconnaissent une identité d’Européens. Pour eux, les 28 sont avant tout une construction économique. Le grand projet politique rêvé par la France, l’Allemagne et le Benelux après la Seconde Guerre mondiale ne les intéresse pas.

Quel impact économique?

Toute la campagne se fait donc autour de l’économie et d’une question simple: le Royaume-Uni a-t-il financièrement intérêt à rester ou à sortir? Le premier ministre David Cameron, qui mène le camp du maintien au sein de l’UE (Remain), assomme de statistiques les Britanniques depuis des semaines. Selon lui, si le Royaume-Uni sortait de l’UE, les Britanniques seraient plus pauvres de 4300 livres chacun (6000 francs) par an en moyenne d’ici à 2030, le prix des courses alimentaires d’une famille type augmenterait de 310 francs par an et le salaire moyen baisserait de 53 francs par semaine. David Cameron a aussi appelé à la rescousse l’OCDE, le FMI et la Banque mondiale. Tous sont arrivés à la même conclusion: un Brexit affaiblirait l’économie britannique.

Pour savoir si les Britanniques sont convaincus, Solihull est un bon test. La ville, bastion conservateur de 200 000 habitants, située à une trentaine de kilomètres de Birmingham, serait la vingtième plus eurosceptique du pays, selon l’institut de sondages YouGov. Economiquement, l’endroit, bourgeois et aisé, a pourtant beaucoup à perdre. Les belles maisons avec de grands jardins se succèdent, les voitures sont allemandes et les magasins d’alcool remplis de vins français. L’énorme usine Jaguar Land Rover, une marque désormais possédée par le groupe indien Tata, est le premier employeur local. L’aéroport de Birmingham s’y trouve également, de même qu’un grand «business park».

Début juin, George Osborne, le chancelier de l’Echiquier, s’est rendu sur place et a donné un avertissement clair: «Je suis inquiet. Si on quitte l’UE, les West Midlands vont particulièrement souffrir parce que cette région exporte beaucoup vers l’Europe. Un vote pour le Brexit coûterait des emplois.»

James Swain en est convaincu. Visage rond, sourire facile, tout juste la trentaine, il dirige une petite agence de travail temporaire. Sa spécialité: les emplois administratifs (il propose des secrétaires aux entreprises locales). «Sortir de l’UE briserait l’économie», affirme-t-il. Il faut dire que tout va bien actuellement dans ce secteur. «Aujourd’hui, les candidats ont souvent plusieurs offres d’emploi. Ce sont eux qui peuvent choisir. Les salaires augmentent également.» Une secrétaire peut désormais demander un salaire autour de 15 francs de l’heure.

L’immigration, l’autre grand sujet

Pour faire face à la demande des entreprises, James Swain a actuellement recours à de nombreux immigrés européens. Et il a l’embarras du choix: du fait de la libre circulation au sein de l’UE, le Royaume-Uni a connu un fort afflux d’Européens depuis quelques années. Cela a commencé en 2004 avec l’ouverture des frontières aux dix nouveaux membres, pour l’essentiel des pays d’Europe de l’Est, au premier rang desquels la Pologne. Puis, avec la crise de la zone euro, Italiens, Espagnols et Grecs sont venus en nombre. Au total, deux millions d’Européens se sont installés en onze ans.

«Dans les usines du côté de Birmingham, ce sont en grande partie des gens de l’Est qui constituent la main-d’œuvre, commente James Swain. Mais pour des emplois administratifs, nous avons besoin de gens mieux qualifiés. Nous avons beaucoup recours aux Espagnols.» Selon lui, les Britanniques sont simplement «trop paresseux» pour fournir le travail nécessaire.

L’immigration… Après l’économie, c’est l’autre grand sujet évoqué pendant cette campagne. Depuis des années, Nigel Farage, le leader de l’UKIP (United Kingdom Independence Party), martèle que les Britanniques n’ont plus «le contrôle de leurs frontières». La libre circulation complique la réduction des flux. Désormais, les Européens comptent pour la moitié des immigrés arrivant au Royaume-Uni. Les études économiques le montrent: l’immense majorité d’entre eux travaillent et paient des impôts, et leur contribution bénéficie à l’économie. Mais pour de nombreux Britanniques, le flot est tout simplement trop rapide.

C’est le point de vue d’Alan, un agent immobilier spécialisé dans la location. Le commercial au visage un peu rougeaud, cheveux ras et sourire marketing, reconnaît que beucoup de ses clients sont des Européens. «Au début, nous avons loué à des Polonais, mais maintenant, ce sont aussi des Espagnols, des Français… Si on quitte l’UE, on perdra certainement un peu de travail.» Et pourtant, son opinion est faite: «Je suis impatient que nous sortions. Le prix à payer à court terme en vaut la chandelle à long terme.»

Pour lui, le Royaume-Uni est en train de perdre son identité. Ses parents viennent de l’est de Londres, un quartier populaire traditionnel où l’immigration provenant du sous-continent indien a été très forte. «Aujourd’hui, l’endroit est devenu musulman. On ne le reconnaît plus.»

Parti à Birmingham faire ses études, Alan a emménagé à Solihull il y a deux décennies. Avec sa population très largement blanche de classes moyennes, il y a retrouvé l’Angleterre qu’il regrettait. Et il ne veut pas que le même phénomène se produise à Solihull. Mais qu’est-ce que l’immigration du Bangladesh et du Pakistan de l’East End de Londres a comme rapport avec l’UE? «Vous voyez bien que c’est le même problème. C’est notre identité qui est en jeu.» Sans compter la légendaire lourdeur administrative européenne. «Désormais, quand on a besoin de réparer une maison, il faut mettre un échafaudage alors qu’autrefois une échelle suffisait.» Il ne sait pas de façon certaine si cette réglementation vient de Bruxelles, mais peu importe.

Le commercial estime aussi que l’UE coûte une fortune au Royaume-Uni, de par l’argent versé au budget européen. La réalité est que la contribution britannique nette était de 10 milliards de francs en 2015, environ 1% du budget de l’Etat. Mais Alan ne s’intéresse pas à ces détails. «L’Union européenne, c’est comme deux voisins dont l’un vit dans une maison et l’autre dans un abri de jardin. On nous demande de diminuer la taille de notre maison pour aider le voisin. Eh bien, je ne suis pas d’accord.»

Et face à George Osborne qui prédit un effondrement du marché immobilier en cas de Brexit, Alan, pourtant agent de la branche, se réjouit: «Mes enfants pourront peut-être s’acheter une maison. Aujourd’hui, c’est devenu beaucoup trop cher.»

Si l’opinion des petits commerçants est donc très partagée, ce n’est en revanche pas le cas des grandes entreprises. A 80%, les membres du CBI, la principale organisation patronale, veulent rester dans l’UE. Pour eux, l’accès au marché unique européen et à ses 500 millions de consommateurs est essentiel. Pas de droits de douane, pas de problèmes administratifs pour exporter. Et si la part des exportations britanniques vers l’Europe diminue, elle reste de 45%.

Flexibilité de la main-d’œuvre

La présence voisine de Jaguar Land Rover en atteste. L’industrie automobile britannique connaît actuellement une renaissance. Le nombre de véhicules construits est au plus haut depuis dix ans, soit 1,6 million, dont les trois quarts partent à l’exportation, pour une immense majorité dans l’Union européenne. Jaguar Land Rover est aujourd’hui le premier producteur du pays, fabriquant presque le tiers des véhicules made in Britain.

Les grands constructeurs internationaux – Nissan, Toyota, Honda… − profitent de la flexibilité de la main-d’œuvre, relativement bien qualifiée, dans un pays qui a accès au marché unique. «Ils ont utilisé la Grande-Bretagne comme un de leurs principaux centres pour l’Europe», explique Andrew Sentance, économiste et ancien membre du comité de politique monétaire de la Banque d’Angleterre. Ce succès a permis de développer une importante filière de sous-traitants, avec 2500 entreprises liées au secteur automobile et 750 000 emplois directs et indirects.

Selon un sondage de la Society of Motor Manufacturers and Traders, 77% des entreprises de la filière automobile veulent rester dans l’UE. Seuls 9% sont pour un Brexit. Quant aux grandes entreprises du secteur, leur soutien à l’UE atteint 88%.

Conscient de l’extrême sensibilité du sujet, Jaguar Land Rover a choisi de prendre une position officiellement neutre. Mais à demi-mot, l’entreprise ne se félicite pas du référendum. «Nous ne savons pas quelles seraient les régulations après un Brexit, ce qui n’est pas une bonne base pour prendre des décisions», souligne Ralf Speth, le directeur général (allemand) de Jaguar Land Rover.

Ces arguments ne touchent guère Warren Hadley. Voilà vingt-huit ans qu’il travaille sur la chaîne de montage de Land Rover. Mais, en cette soirée de juin, malgré le match de football à la télévision, il a pris la peine de venir à la réunion d’information organisée par l’UKIP, le parti anti-européen, dans une salle polyvalente située juste en face de l’usine. «La majorité des employés veut sortir de l’UE.» N’est-ce pas commettre un véritable suicide économique, contre son propre intérêt? «Personne ne sait vraiment ce qu’il se passera après une sortie», veut-il croire. Pour lui, David Cameron tente de faire peur avec ses avertissements et il n’est pas convaincu. «D’abord, on vend beaucoup de voitures en Chine ou en Inde. Et les Européens ne vont pas arrêter d’acheter nos véhicules.»

Warren Hadley pense qu’un accord commercial entre le Royaume-Uni et l’Union européenne pourra remplacer le marché unique. S’y ajoute un autre argument, plus personnel. Sa belle-mère, âgée et malade, pourrait être prochainement envoyée dans une maison de retraite. «Pour financer cela, nous serons obligés de vendre sa maison. Si le Royaume-Uni ne gaspillait pas l’argent envoyé à Bruxelles, on pourrait investir dans nos hôpitaux et dans les soins pour les personnes âgées.»

Le principe de la souveraineté

Changement de décor. Un café chic au cœur de Solihull. John Allen est un vieux monsieur à l’extraordinaire moustache blanche broussailleuse, en complet cravate orné d’une élégante pochette. Lui a fait fortune avec son entreprise qui fabriquait des camions poubelles et des véhicules de nettoyage. Quand il l’a vendue en 2000, pour une somme qu’il ne dévoile pas, il avait 280 employés.

Ancien membre du Parti conservateur, il a rejoint l’UKIP il y a deux ans. «On parle d’argent, mais ce qui compte, c’est notre souveraineté», argumentet-il tout en sortant une épaisse liasse de billets de 20 livres tenus par un trombone. Son inquiétude concerne avant tout l’immigration. «On ne veut pas que Solihull devienne Bradford (ville à forte minorité originaire du Pakistan).»

Mais son entreprise n’a-t-elle pas bénéficié d’être dans le marché unique? «Pas du tout. Nous sommes allés plusieurs fois faire des démonstrations de nos produits en France, mais les Français savent installer des barrières protectionnistes. Ils s’arrangent pour n’acheter qu’à des entreprises nationales.»

Pourtant, quand il a pris sa retraite, l’homme est parti s’installer au cap Ferrat, sur la Côte d’Azur. «J’en suis reparti quand François Hollande a été élu. Je savais que la France courait à la catastrophe.» Il ne cache pas ses sympathies pour le Front national, tout en soulignant que l’UKIP est différent. «Marine Le Pen et Nigel Farage cherchent à obtenir la même chose par différents moyens.»

Face à cette déferlante anti-européenne, Rob Ericsson s’inquiète. Conservateur modéré, il distribue au petit matin, devant la gare, des tracts prônant le maintien dans l’Union européenne. «Cet endroit devrait être très largement en faveur de rester. Les gens ici sont éduqués, ont de bons emplois… Et, pourtant, beaucoup préfèrent le Brexit.» Face aux craintes économiques, celles liées à l’immigration et à l’identité prennent souvent le dessus. Il reste deux semaines à Rob et à ses collègues pour les faire changer d’avis.

Lire aussi l'interview d'Alain de Botton

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