Enquête. Alors que le Conseil fédéral s’apprête à publier son rapport sur le rôle du service public dans les médias, la SSR doit s’attendre à traverser trois pénibles années de turbulences.
Pour la SSR, le danger viendra de Suisse alémanique. Avec son t-shirt jaune, ses jeans noirs et sa barbe très soignée, Olivier Kessler n’a rien d’un poseur de bombes. Et pourtant, ce jeune UDC de Flaach (ZH) est le coprésident d’une initiative au contenu explosif: «No Billag» exige la suppression de la perception d’une redevance radio-TV. Pour lui, cette taxe annuelle de 400 francs que doit payer chaque citoyen, qu’il consomme ou non les contenus de la SSR, est «moralement» indéfendable. «C’est comme si, au restaurant, la personne de la table voisine s’offre une entrecôte arrosée du meilleur vin et vous oblige ensuite à partager l’addition, vous qui n’avez consommé qu’un sandwich», explique-t-il.
Cette initiative est si radicale qu’elle a peu de chances d’être acceptée en votation populaire, même si un sondage en ligne du quotidien gratuit 20 Minuten l’a créditée de 88% d’opinions favorables. Pour la SSR, en revanche, le risque réside bien davantage dans le contre-projet que le Parlement, qui a viré à droite lors des dernières élections fédérales, pourrait lui opposer. Car dans le camp bourgeois, ceux qui s’inquiètent de la politique «expansionniste» de la SSR sont de plus en plus nombreux.
Plutôt qu’un UDC trop marqué «anti-SSR», c’est un PLR qui pourrait incarner l’offensive: Christian Wasserfallen. Vice-président de l’Action liberté de la presse, ce Bernois de 33 ans, qui a renoncé à briguer la présidence du PLR ce printemps, rejette l’initiative «No Billag». Nuancé dans son discours, il est un peu le loup qui se déguise en agneau. La nouvelle redevance pour la SSR? O.K. pour lui. Qu’elle se finance aussi avec de la pub? Encore O.K. La protection des minorités linguistiques? Toujours O.K.! «Il est normal que les Romands, les Tessinois et les Romanches aient droit à un service public audiovisuel plus développé qu’en Suisse alémanique, où l’offre des éditeurs privés est plus abondante», estime Christian Wasserfallen.
Mais ses concessions s’arrêtent là. «La SSR ne doit plus faire ce que les privés réalisent avec une qualité suffisante», insiste-t-il. Plusieurs chaînes musicales – comme Virus, DRS 3, voire Option Musique – ne sont pas prioritaires pour le service public. Quant à la TV, elle pourrait en tout cas réduire son offre dans le divertissement. «Je souhaite une SSR qui permette aux éditeurs privés de vivre.» Avec quel budget? «Un peu plus d’un milliard de francs par an.»
Un budget réduit d’un tiers?
Si le PLR bernois impose sa vision, cela promet un douloureux régime minceur pour la SSR, dont le budget tourne sur 1,6 milliard de francs. C’est dire l’ampleur de la révolte qui se prépare outre-Sarine, où les éditeurs privés, réunis sous la bannière de Schweizer Medien, sont à couteaux tirés avec la SSR depuis des années. Tout a commencé par la dispute concernant sa présence sur l’internet, un vecteur que la SSR aimerait ouvrir à la publicité. Après un long bras de fer, les deux parties ne sont pas parvenues à s’entendre, de sorte que la ministre des Télécommunications, Doris Leuthard, a dû trancher: pas de pub ni de sponsoring sur le Net.
C’était en 2013. Deux ans plus tard, nouveau conflit! La SSR s’allie avec Swisscom et Ringier (éditeur de L’Hebdo) pour mettre en place une régie publicitaire commune. Pour Schweizer Medien – que Ringier a désormais quittée – c’est une déclaration de guerre qui crée une distorsion de concurrence, raison pour laquelle les éditeurs ont saisi la justice. «Avec la SSR, le climat est mauvais. Elle outrepasse largement son mandat de service public», regrette leur président, Hanspeter Lebrument. Celui-ci ne cache pas qu’il saluerait un nouveau modèle de financement pour la SSR, axé uniquement sur la redevance, soit sans les recettes publicitaires. «Je suis persuadé qu’avec 1,3 milliard de budget, la SSR pourrait assumer son mandat de service public. Elle pourrait supprimer certains canaux et devrait arrêter de diffuser de la publicité après 20 heures», ajoute-t-il.
Plus que jamais, la SSR est sous pression. Elle est parvenue à un point de bascule de son histoire. Elle doit aujourd’hui faire le deuil de sa culture de la croissance pour passer à celle du changement.
Trois secousses l’ont ébranlée l’an dernier. D’abord, le Tribunal fédéral a décrété que la redevance n’était pas sujette à la TVA, obligeant la direction générale de la SSR à ficeler dans l’urgence un paquet d’économies de 40 millions de francs. Ensuite, le peuple a failli rejeter le nouveau système de perception de cette même redevance, révélant un grand malaise vis-à-vis de l’institution. Enfin, la SSR n’a plus de pilote dans l’avion depuis la démission de Raymond Loretan de son mandat de président du conseil d’administration. Pire, alors que la procédure quant à sa succession était sur les rails, il est apparu qu’aucune forte personnalité n’était prête à sortir du bois pour imposer les réformes nécessaires, de sorte que Viktor Baumeler, ancien chancelier du canton de Lucerne, assume l’intérim jusqu’à la nomination de son successeur, qui devrait intervenir cet été.
Révolution numérique
Le chantier à entreprendre sans tarder est considérable. Ce n’est pas une évolution, mais bien une révolution qui attend la SSR. «La révolution numérique est un tsunami qui emporte tout sur son passage», relève le directeur de la RTS, Gilles Marchand. La vague n’est pas nouvelle, elle s’est formée dans les années 2000, mais elle est maintenant «énorme». «Elle se joue des frontières, des habitudes, des convictions. Elle change tout.»
Pour comprendre, il suffit d’écouter cinq minutes la conseillère aux Etats Géraldine Savary (PS/VD), membre de la Commission des transports et des télécommunications (CTT), avocate infatigable du service public. La politicienne qu’elle est loue la SSR, qui «offre des programmes généralistes de grande qualité face à la prolifération d’émissions de divertissement qui tombent dans la pornographie de l’image». Puis celle qui est aussi maman de deux filles de 22 et 12 ans lâche ce constat un brin désabusé: «Mes filles ne regardent jamais la télévision de manière traditionnelle. Elles accèdent aux contenus de la RTS par l’internet, ou alors tombent dessus en consultant les réseaux sociaux.»
Le défi est là. Certes, les aînés goûtent encore au rituel du 19h30 de Darius Rochebin, qui réunit 350 000 personnes pour une part de marché de 60%. Mais les générations plus jeunes – et tous les décideurs – n’y sacrifient plus depuis longtemps. Ils consomment les produits TV de manière «délinéarisée», à la carte, la plupart du temps en totale mobilité sur leur smartphone. La RTS? Un acronyme qui ne leur parle pas, eux qui ne jurent que par WhatsApp, Facebook, YouTube ou encore Google.
Si l’on en croit la stratégie d’entreprise de la SSR, sa direction générale est consciente des enjeux. Son tout premier objectif consiste à «augmenter l’audience globale grâce à l’offre en ligne en visant trois groupes cibles: le public mobile, les jeunes et les urbains». Mais du papier à la mise en œuvre sur le terrain, la concrétisation se fait attendre, même s’il faut nuancer le constat. Alors qu’en Suisse romande on s’est préparé au changement, outre-Sarine on fait tout pour retarder d’inéluctables échéances.
Le «Röstigraben» audiovisuel
La votation du 14 juin 2015 sur la redevance n’a fait qu’élargir ce Röstigraben dans l’audiovisuel en Suisse. A Zurich, TV et radios publiques, souvent perçues comme arrogantes et rigides, paraissent paralysées par les enjeux de l’avenir. Leurs chefs, tenants de la culture du linéaire, sont peu enclins à porter l’accent sur le multimédia. Conçus comme il y a dix ans, leurs sites internet n’offrent aucune vidéo adaptée aux réseaux sociaux.
En Suisse romande, le contraste est frappant. Ici, le patron sait où il veut aller. Venu du secteur privé, Gilles Marchand a repris la barre de la TV romande en 2001 et a notamment réalisé le projet de convergence entre radio et TV qui a débouché sur la marque unique RTS (Radio Télévision suisse). Surtout, il a vite compris que le numérique allait tout chambouler. Il charge Bernard Rappaz, aujourd’hui rédacteur en chef de l’actu TV, de piloter le multimédia. Une culture se crée avec Nouvo, d’abord une simple plateforme internet, puis une émission et un fournisseur de sujets intégrés au TJ. Depuis quelques mois, c’est une cellule d’une poignée de collaborateurs qui produisent des vidéos destinées aux réseaux sociaux.
Nouvo est un laboratoire, s’inspirant de sites comme AJ +, Nowthis, voire vice.com. Il travaille selon de nouveaux codes d’écriture, habillant l’image de sous-titres de manière à ce que ses vidéos puissent être comprises sans le son. En maximum 90 secondes, il raconte les déboires du congé paternité en Suisse (325 000 vues uniquement sur Facebook) ou, plus optimiste, présente une jeune femme d’Yverdon qui fait de la teinture bio (190 000 vues). Un succès encourageant, qui incite la SSR à vouloir généraliser les expériences de Nouvo dans toutes les régions.
Responsable du projet, Nathalie Ducommun résume les critères de succès d’une vidéo: un thème dominant, l’actu suisse et régionale, de même que le journalisme constructif et les sujets explicatifs d’une votation par exemple. Le ton est percutant – on y parle des «Parmelin Papers» –, populaire, toujours interpelant. Le spectateur de la vidéo n’est plus passif, il doit être incité à la partager.
L’an dernier, la RTS a aussi innové en développant un serious game – comprenez «jeu intelligent» – dans l’optique des élections fédérales. L’internaute était invité à construire sa Suisse idéale en prenant des décisions sur l’âge de la retraite, la politique énergétique ou des transports, de manière à influer sur le montant de la dette publique. Présenté comme une première pour animer les élections en Suisse, ce jeu n’a pas vraiment séduit son public, certains parlant même de «flop». Il a coûté 290 000 francs et touché 34 000 joueurs, dont certains franchement frustrés, à l’image de l’ancienne présidente de l’UDC Vaud, Fabienne Despot, qui avait été invitée à le tester par l’émission Mise au point. «L’idée initiale est bonne, mais le jeu complexe est vite démotivant. L’influence des choix des joueurs sur l’endettement de la Confédération paraît illogique», déplore-t-elle. Pour elle, ce jeu n’est qu’un gadget n’ayant rien à voir avec le service public.
L’offensive Nantermod
Face aux critiques de plus en plus nombreuses adressées à la SSR, Gilles Marchand tient bon: «Le service public doit être doublement généraliste. Il doit toucher tous les publics et aborder tous les domaines, avec de l’info et de la culture, mais aussi du sport et du divertissement», résume le patron de la RTS.
Il faut dire que ce dernier joue sur du velours en Suisse romande. Il n’a quasiment qu’un seul adversaire dans les milieux politiques: le Valaisan Philippe Nantermod, l’un des membres du comité d’initiative «No Billag». Le tout nouveau vice-président du PLR est bien seul à monter au front, tout en précisant qu’il n’est pas «un fossoyeur de la SSR». «C’est fou. La SSR passe son temps à dire qu’elle fait les meilleurs programmes du monde, mais elle est incapable de s’imaginer qu’elle pourrait les vendre au même prix si la redevance devait être supprimée», ironise-t-il. Philippe Nantermod estime aussi que la SSR aurait tout intérêt à se recentrer sur son mandat d’acteur médiatique. «Ce n’est pas son rôle de financer un orchestre ou d’être le bras armé de l’Office fédéral de la culture.»
Avec ses 7 chaînes de télévision et 17 programmes de radio, la SSR apparaît pléthorique, donnant l’impression de vouloir sans cesse agrandir son empire. C’est la critique du think tank Avenir Suisse, qui a proposé que la SSR abandonne son concept de chaînes pour se concentrer sur un rôle de producteur de contenus. «En fait, la direction de la SSR a envie de développer ses recettes publicitaires et, pour cela, essaie d’augmenter l’audience. C’est un piège. La hausse de la publicité ne contribue pas à la diversité du contenu», déclare Tibère Adler, le responsable romand d’Avenir Suisse.
La SSR a-t-elle atteint la taille d’un mammouth qui écrase tout sur son passage? Son directeur général, Roger de Weck, calme le jeu: «Le nombre de chaînes radio et TV et de plateformes web n’est qu’un moyen, pas un but en soi», souligne-t-il. Le périmètre du service public n’est ainsi pas tabou. «En Suisse italienne, nous voulons remplacer la deuxième chaîne de télévision par une offre en ligne dans quelques années, quand la technologie le permettra», ajoute-t-il. Quant au directeur de la RTS, Gilles Marchand, il souhaite qu’on juge l’entreprise à l’aune de sa véritable concurrence, qui est internationale.
La SSR, c’est 1,6 milliard de budget pour des programmes de TV et de radio en quatre langues. En Italie, le service public coûte 3 milliards, en France 4,4 milliards et en Allemagne 11 milliards, cela pour une seule langue. Toutes ces chaînes étrangères sont actives en Suisse. Quant au rôle de la SSR en tant qu’acteur et producteur de contenus culturels, il profite à toute la scène helvétique. La RTS réinvestit 2,5 millions pour la musique, consacre 10 millions au film et reverse 13 millions en droits d’auteur chaque année.
Gilles Marchand, le visionnaire
Nombreux sont ceux qui le reconnaissent. Gilles Marchand est un visionnaire qui a empoigné le défi numérique à bras-le-corps. Est-ce parce qu’on murmure de plus en plus son nom comme le successeur de Roger de Weck à la tête de la SSR? Toujours est-il qu’il ne cède pas un pouce de terrain lorsqu’on lui propose de réduire l’offre. Gilles Marchand a compris tous les enjeux du futur, mais il reste toujours prudent: il n’a pas le courage de supprimer quoi que ce soit.
La SSR a-t-elle vraiment besoin de 17 chaînes de radio pour remplir son mandat de service public? Pas sûr! Mais l’objection est toujours la même: «On économiserait 10 millions au maximum», estime un cadre. Cette logique de réduire tout effort d’économie à des peanuts pour mieux éviter le débat de l’offre pléthorique irrite les éditeurs privés, qui, eux, multiplient les programmes d’austérité depuis quinze ans. Dans les trois régions, la SSR a mal à ses deuxièmes programmes, dont le taux d’audience dépasse tout juste les 2% pour une moyenne d’âge des auditeurs oscillant entre 66 et 69 ans.
«Lorsqu’un programme devient trop élitaire, on peut se poser la question de la légitimité du service public», note Philippe Nantermod. Mais à la direction générale, à Berne, cette question est taboue. Cet été, la RTS dévoilera sa stratégie pour relancer sa chaîne culturelle, qui lui coûte 11 millions par an. «Nous ne pouvons pas laisser Espace 2 dans cet état-là. Nous allons offrir une toute nouvelle grille de programmes à la rentrée de manière à tenter d’élargir un peu le public», annonce Gilles Marchand.
Les pistes du secteur privé
C’est sûr, à l’avenir, la SSR devra faire mieux avec moins d’argent. En Suisse alémanique, elle devra peut-être revoir sa stratégie de lourdes productions de divertissement comme The Voice of Switzerland ou Die grössten Schweizer Talente, cette émission consacrée à la quête de stars de demain: non seulement celles-ci coûtent cher, mais elles ne sont qu’une copie des chaînes privées allemandes.
Dans le secteur de l’information aussi, les moyens de production s’allègent beaucoup. Personne ne demande à la SSR de suivre la voie de la TV régionale Léman Bleu, qui réalise désormais 80% des contenus de son TJ avec un iPhone depuis l’été dernier. La qualité visuelle et auditive à laquelle les téléspectateurs de la RTS sont habitués en souffrirait. Mais les enseignements de cette quête de légèreté qu’en tire le rédacteur en chef de Léman Bleu, Laurent Keller, sont fort instructifs: «L’audience est en hausse. L’histoire racontée dans nos reportages prime sur l’outil avec lequel ils sont réalisés.»
Pour Roger de Weck, tout dépendra des types de productions. Certaines bénéficieront de technologies plus légères, ce qui fera baisser leurs coûts. Mais d’autres exigeront des investissements plus importants que par le passé. Et de citer l’exemple de l’UHD, une nouvelle technologie qui va se généraliser, avec une résolution quatre fois plus grande que la télévision à haute définition actuelle. «Pour rester compétitive face aux chaînes étrangères, la SSR devra elle aussi s’en équiper à terme. Le problème des coûts est donc plus compliqué qu’il n’y paraît.»
Ce n’est pas l’avis de la plupart des spécialistes hors de la grande maison. Les généreuses conditions de travail qu’offre encore la SSR suscitent l’incompréhension et font des envieux dans les médias privés qui alignent les plans d’économie: ils profitent de la chute des prix des équipements – ordinateurs, caméras ou bancs de montage –, parfois dans une proportion de dix à un. «Aujourd’hui, les chaînes privées françaises ne veulent plus investir un centime d’euro dans la TV traditionnelle, alors que la RTS a consacré 6,5 millions dans un centre de diffusion en 2011 et continue de dépenser dans des infrastructures onéreuses comme un nouveau studio pour les sports», raconte un ancien collaborateur de la SSR.
Certes, cette dernière a gagné de justesse la votation sur la nouvelle redevance en juin 2015. Mais elle n’est pas sortie d’une zone de turbulences qui pourrait se prolonger sur plusieurs années. Si le rapport du Conseil fédéral, attendu pour fin juin, ne remet pas en question son système de financement mixte – redevance et publicité –, en revanche, les débats politiques qui s’ensuivront s’annoncent beaucoup plus houleux. «Je crains le pire, réagit Géraldine Savary. Les politiciens vont vouloir s’immiscer dans le contenu des programmes, alors qu’il faudrait absolument éviter cela.» A force d’avoir tardé à se réformer en profondeur de l’intérieur, la SSR s’expose à ce que le monde politique lui impose une cure draconienne.