Richard Werly
Portrait. Le président du conseil de surveillance de Canal+ est accusé de dépecer à la hache la chaîne cryptée de ses plus beaux atours. Avec dans sa manche un joker: l’animateur-producteur Cyril Hanouna. Parcours d’un financier hors pair à l’allure de «Citizen Kane».
Depuis son irruption fracassante dans la galaxie Canal +, la comparaison est sur toutes les lèvres: Vincent Bolloré, le magnat breton des transports, de la logistique et des télécommunications, s’apprête-t-il à remplacer le défunt Jean-Luc Lagardère dans le rôle du «Citizen Kane» français?
On se souvient du parcours médiatique de l’ingénieur Lagardère: avant de décéder en 2003 d’une crise cardiaque, à l’âge de 75 ans, il était devenu l’un des suzerains du PAF, le paysage audiovisuel français, grâce à la frénésie d’acquisitions de son groupe Hachette. Lagardère avait même, en mars 1990, conclu un partenariat avec Silvio Berlusconi pour exploiter La Cinq et y importer la télé-paillettes en provenance d’Italie.
Un modèle pas si éloigné de D8. Cette chaîne en clair du groupe Bolloré dont la vedette incontournable, l’animateur-producteur Cyril Hanouna, est désormais l’architecte des ambitions télévisuelles de ce financier hors pair, à la fois actionnaire de Telecom Italia, opérateur de plantations de palmiers à huile et d’hévéas et du premier réseau portuaire d’Afrique.
La méthode Bolloré, en tout cas, n’est guère différente dans le monde très exposé des médias ou sur les tapis feutrés de la finance: du flair, beaucoup de flatteries initiales, puis des décisions brutales qui déboussolent ses concurrents directs. Demandez à Maïtena Biraben, l’ex-animatrice du Grand journal de Canal +, bien connue des téléspectateurs suisses. En août 2015, celle qui fit ses classes sur les plateaux de la Télévision suisse romande est adoubée par le milliardaire français en personne, qui lui promet monts et merveille et la juge «géniale».
Changement radical d’atmosphère moins d’un an après, avec 200 000 abonnés en moins: poussée dehors par ses mauvaises audiences, déstabilisée par ses relations difficiles avec la production, accusée par ses détracteurs d’avoir laissé le milliardaire saborder Les Guignols de l’info, Maïtena n’est plus que l’ombre de Canal +, chaîne en perte vertigineuse d’originalité. Le départ de Yann Barthès, l’animateur culte du Petit journal, semble pour de bon sonner le glas de l’esprit Canal: «Je ne vois qu’une explication: Vincent Bolloré bétonne en vue d’une offensive qui nous surprendra ou d’une revente de son groupe.
Le seul intérêt de vider Canal de ses programmes originaux en clair est d’en diminuer le coût opérationnel et de rendre possibles des alliances contre nature», analyse un investisseur français très actif dans le secteur des médias.
A cette question, l’héritier du groupe papetier créé en 1822 près de Quimper se garde bien de répondre. Mais les observateurs du PAF ne sont pas dupes. Premier actionnaire de Vivendi et de Telecom Italia, racheteur récent de l’éditeur de jeux vidéo français Game Loft et propriétaire depuis 2015 de la plateforme vidéo Dailymotion, Vincent Bolloré raisonne horizontal. Pas besoin de talents iconoclastes et encore moins d’animateurs sarcastiques toujours prêts à mordre la main qui les nourrit: un groupe audiovisuel est, pour lui, d’abord fait pour ratisser large et jeune, c’est-à-dire pour capter cette clientèle d’avenir dont sont friands les annonceurs.
Le théâtre du pouvoir
«L’idée centrale de Bolloré est d’opérer la première plateforme audiovisuelle en langue française et de lorgner plein pot sur le sud de la Méditerranée où il a de gros intérêts économiques. Etre le roi d’un PAF limité à l’Hexagone ne l’intéresse pas», juge un proche de Pierre Lescure, l’un des patrons historiques de Canal. Le projet d’alliance avec la chaîne du sport qatarie beIn, rejeté la semaine dernière par le Conseil français de la concurrence, allait dans ce sens: «Bolloré est obsédé par Netflix qu’il n’a sans doute jamais regardé», ironise un banquier spécialisé dans les médias.
La vision de Vincent Bolloré? Un consommateur qui loue ses voitures électriques, s’abonne à sa plateforme numérique de films et recourt, pour chauffer son domicile ou faire fonctionner son air conditionné, à ses filiales spécialisées dans la distribution d’énergie. Oubliés le Festival de Cannes et son tapis rouge, pendant lequel Canal a été cette année bien plus discrète qu’auparavant: «Bolloré n’aime pas les vedettes du showbiz. Il estime être la vedette, car seul le théâtre du pouvoir des affaires l’intéresse», cinglent Nathalie Raulin et Renaud Lecadre dans leur livre Enquête sur un capitaliste au-dessus de tout soupçon (Ed. Denoël).
«Une stratégie de contrôle»
L’entrepreneur est aussi en mission. Son prédécesseur à la tête de Vivendi dans les années 1990-2000 avait rêvé, en rachetant les studios Universal, d’inscrire son nom dans les génériques des films de Hollywood. Le magnat breton, lui, raisonne géopolitique plus que culture et divertissement. La France, et surtout la Françafrique, sont au cœur de son groupe. Son ami Nicolas Sarkozy est programmé pour se présenter à la primaire de la droite des 20 et 27 novembre, avec une chance réelle de l’emporter. Son fils, Yannick Bolloré, président d’Havas, est en piste pour lui succéder.
«Ils mettent en place une stratégie de contrôle rampant», dénonçait vendredi dernier, dans Le Monde, Yves Guillemot, PDG du groupe Ubisoft, visé par une attaque hostile de Vivendi, aujourd’hui fort d’une trésorerie florissante. Bien vu. «Sa mentalité restera toujours celle d’un raider, confirmait récemment Bernard Tapie, autre personnage haut en couleur du monde français des affaires. Il n’empile pas pour construire, mais pour ramasser la mise à un moment donné, lorsque les conditions seront favorables.»
Et Cyril Hanouna, dans tout cela? L’animateur fétiche des moins de 35 ans rigole et esquive quand on l’interroge sur le sujet. A raison: avec ses blagues de potache et sa répartie en diable, l’intéressé s’est vu assigner le rôle de l’aimant capable de fédérer un jeune public… tout en restant le gardien du temple grâce à sa boîte de production (dont le groupe Bolloré est le principal actionnaire) et à l’incroyable réseau que sa popularité lui a permis de tisser.
D8, la chaîne d’origine d’Hanouna, n’était pas pour rien la chasse gardée du fils Bolloré. Ce dernier et l’animateur s’estiment. Ils savent leur destin lié. «Hanouna est l’écran de fumée parfait dont a besoin Vincent Bolloré», estime un des cadres supérieurs d’Ubisoft. Il est la face sympa et déconneuse d’un financier hors pair au sang-froid. Il permet au «Citizen Kane» français de manœuvrer comme il l’entend.»