Propos recueillis par Fabien Goubet
Interview. Didier Trono est l’une des chevilles ouvrières de l’initiative Health 2030, qui promeut et valorise le potentiel de la médecine connectée et personnalisée. Il livre sa vision de ce qui sera la médecine de demain: plus qu’une médecine numérique, c’est un projet de société qu’il travaille à mettre en place. Et qui pourrait même servir de modèle à l’étranger.
Didier Trono est un homme aux multiples casquettes. L’un de ses derniers couvre-chefs: une fonction de coresponsable du Centre lémanique pour la santé personnalisée et de l’initiative Health 2030, qui regroupe les forces des universités de Genève, de Lausanne et de Berne, de l’EPFL, des hôpitaux universitaires vaudois, genevois et bernois, ainsi que de l’Institut suisse de bio-informatique (SIB), en vue d’explorer et d’exploiter le potentiel des nouvelles technologies dans le domaine de la santé. Invité à la conférence Swisscom La santé connectée fin juin, il s’exprimera sur les perspectives et les possibilités de l’initiative Health 2030. Il a livré, en avant-première, quelques éléments de réflexion à L’Hebdo.
La santé connectée est un terme à la mode. De quoi s’agit-il?
Dit de manière générale, c’est la médecine du futur, une médecine qui va devenir beaucoup plus numérique qu’elle ne l’est aujourd’hui. Nous assistons depuis une quinzaine d’années à toute une série de développements technologiques très importants pour la gestion de la santé. C’est la convergence de ces progrès qui va nous permettre d’aborder la santé d’une nouvelle façon, que ce soit en agissant beaucoup plus au niveau de la prévention ou en individualisant les thérapies.
De quels progrès technologiques parlez-vous?
Le séquençage de l’ADN à haut débit est certainement l’avancée la plus spectaculaire. Il permet désormais, en quelques heures et pour environ 1000 dollars, de connaître le génome, autrement dit le code génétique, d’un individu. Une telle connaissance va changer la façon d’aborder notre santé, notamment en proposant des traitements plus adaptés à chacun en fonction de ses gènes, ou en identifiant des facteurs de risque afin de pratiquer une médecine plus préventive.
Et pour la partie connectée?
C’est le second volet de cette convergence de percées technologiques: les smartphones peuvent désormais enregistrer et communiquer tout un tas de paramètres individuels (la fréquence cardiaque) ou environnementaux (la qualité de l’air) grâce à divers capteurs, contribuant ainsi à la moisson de données. Mais recueillir autant d’informations ne servirait à rien sans les progrès importants accomplis dans le domaine des technologies de la communication et du calcul de grande puissance, qui permettent désormais de traiter des quantités énormes de données pour en tirer des enseignements substantiels.
A qui s’adresse cette nouvelle médecine?
Tous les domaines sont concernés, même si les applications seront plus immédiates dans certaines disciplines. En oncologie, on peut ainsi prescrire à un patient atteint de cancer les thérapies les plus efficaces sur la base de l’identification des mutations présentes dans le génome de sa tumeur, et les adapter au fil du temps. Dans le traitement du diabète, les médecins peuvent recevoir des informations envoyées par les smartphones des patients, par exemple des détails sur le contenu ou les horaires de leurs repas. Ils ont ainsi accès à bien plus de données que par une simple prise de sang.
Ce genre d’information ne semble pas très pertinent…
Au contraire, c’est ce genre de données qui peut avoir un effet concret. Dans une étude récente, des scientifiques ont analysé les modalités d’alimentation de quelques centaines d’individus en leur demandant simplement de prendre en photo tous leurs repas au moyen de leur smartphone, équipé d’une application qui en enregistrait l’horaire et envoyait ces données au laboratoire. Chez certains de ces individus, réduire le temps s’écoulant entre la première et la dernière prise d’aliments de la journée, sans autre recommandation diététique, leur a permis de perdre en moyenne 3 kilos sur seize semaines et de retrouver un sommeil de meilleure qualité.
Diriez-vous que la santé connectée va accélérer la recherche médicale?
Oui, je le pense. C’est là toute la beauté de ces nouvelles technologies: avant, il fallait suivre des cohortes de dizaines de milliers de personnes durant cinquante ans. Maintenant, on peut imaginer des études sur un million de personnes chez lesquelles on examine beaucoup plus de paramètres sur seulement quelques semaines, pour quand même obtenir des résultats tangibles! Elles ne remplaceront pas les études de cohortes focalisées sur des sous-populations ou des pathologies particulières, mais elles répondront à d’autres questions essentielles.
Comment savoir s’il en sortira forcément quelque chose?
On ne le sait pas forcément à l’avance. Quand on se lance dans ce genre d’analyse, on part un peu à la pêche. Cependant, si l’étude est bien conçue et proprement contrôlée, et si l’on dispose d’une capacité d’analyse adéquate, alors on a de bonnes chances de sortir des résultats intéressants, d’établir des corrélations entre des variables, par exemple entre la qualité de l’air d’un quartier et les allergies de ses habitants. C’est en somme une collectivisation des données environnementales et individuelles qui peuvent aboutir à des recommandations concrètes.
Justement, comment s’assurer de comprendre le sens de toutes ces données?
Nous avons pour cela besoin de nouveaux profils et de nouvelles compétences. L’amélioration de ces technologies nous livre aujourd’hui une somme sans précédent de ce type de données, ce qui réclame, d’une part, que nous formions plus de spécialistes et, d’autre part, que nous ayons recours à toutes les ressources de la data science pour intégrer ces données non plus au seul niveau individuel, mais à grande échelle. Cela implique des ordinateurs capables d’apprendre et de raisonner seuls (grâce à des algorithmes dits de machine learning), afin d’extraire la substantifique moelle de ces quantités colossales de données.
Une fois l’information pertinente extraite, un autre problème se pose: celui de s’assurer une compatibilité entre les formats informatiques, qui vont différer d’un hôpital à l’autre ou d’un pays à l’autre. Y a-t-il une réflexion sur ce sujet?
Bien sûr, la question de l’interopérabilité des données est même essentielle. Elle est loin d’être résolue à ce jour. En Suisse, la plupart des hôpitaux ont numérisé les dossiers des patients, principalement à des fins administratives. Or, nous avons récemment adopté le principe du dossier électronique du patient. Un des grands défis sera de rendre compatibles ces dossiers électroniques avec les dossiers hospitaliers existants. Le tout, évidemment, sans avoir à changer de système. Certains suggèrent pour cela de mettre au point un second système informatique invisible qui ne modifie pas les dossiers médicaux mais «aspire» les données médicales, quel que soit leur format, et les transforme en données interopérables. Mais ce n’est pas le seul défi qui s’annonce.
Qu’y a-t-il d’autre?
Il y a une importante question de sémantique des informations recueillies par les médecins. Une hémoglobine à 12 grammes, c’est une valeur universelle. Mais que dire d’une rougeur cutanée ou d’une fatigue chronique? Il faut qu’un symptôme constaté à Genève corresponde au même symptôme enregistré à Saint-Gall, à Londres ou à Singapour! Cela va nous conduire à revoir totalement les noms des maladies, peut-être en les réduisant à des descriptions de symptômes et signes élémentaires dont la signification sera universelle et stable dans le temps. C’est une des questions émergentes liées à la santé connectée: il y a cinq ans, personne n’aurait imaginé qu’il puisse être utile d’attaquer ce type de problème!
L’une des questions qui concernent le plus le public relève de la confidentialité des données. Que comptez-vous faire pour la garantir?
La priorité, c’est de développer en Suisse le savoir-faire pour produire, gérer, stocker, transmettre et analyser toutes ces données. Et ce de manière à ne pas dépendre d’entreprises étrangères sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir légal. Il faut donc que nous prenions tout cela en main, y compris au travers de partenariats public-privé, pour autant que ce soit avec des règles bien définies.
Des règles qui empêchent toute fuite de données?
Il faut rester pragmatique et anticiper ces fuites en fixant un cadre légal assurant que, quels que soient le bagage génétique ou les paramètres de santé de chacun, la société garantisse une couverture minimale et barre la route à toute discrimination. Je crois que l’avènement de la génomique nous donne l’occasion de revisiter le contrat social de Rousseau sur l’égalité des chances, en admettant comme préambule le caractère unique de chaque individu.
Disposons-nous aujourd’hui des infrastructures adaptées?
Il y a un savoir certain au sein de nos institutions, ainsi que des discussions avec des entreprises, des opérateurs télécom. C’est en train de se mettre en place. Mais nous ne partons pas de zéro, tout cela se fait sur la base de solutions existantes. Les banques transmettent des données confidentielles depuis longtemps, les physiciens ont l’habitude d’analyser des quantités colossales de data, on peut s’en inspirer sans avoir à réinventer la roue.
Comment l’initiative Health 2030, que vous allez coorchestrer, va-t-elle s’articuler avec la santé connectée?
Health 2030 est une initiative qui vise à promouvoir l’éducation, la recherche et les services liés à la médecine personnalisée et à la santé connectée en Suisse occidentale. C’est un projet holistique qui réunit scientifiques, médecins, juristes, informaticiens, éthiciens, économistes et bien d’autres spécialistes encore. Nous n’avons pas de solutions toutes faites; personne n’en a, nulle part. Nous sommes encore dans une période de recherche et développement.
Ce que nous savons, c’est qu’il doit s’agir d’un véritable projet de société. Il sera primordial d’impliquer au maximum le grand public. Nous avons un réel besoin de son feed-back, de ses questionnements, de ses suggestions. J’imagine Health 2030 idéalement comme un projet de recherche appliquée conduit par 3 millions de chercheurs, les 3 millions de personnes vivant dans nos régions.
Conférence: la santé connectée
Le Campus Biotech accueillera le 30 juin une série de conférenciers discutant des innovations de la santé connectée et de la médecine personnalisée.
Projet de société, la santé connectée soulève un grand nombre de questions médicales, techniques, économiques et sociétales. Un cycle de conférences ouvertes au public, dont «L’Hebdo» est partenaire, propose d’en discuter le 30 juin dès 8 h 30 au Campus Biotech, à Genève. Organisé par la Promotion économique du canton de Genève, l'EPFL et Swisscom, il abordera l'innovation des capteurs de santé aux outils de la santé numérique en passant par l'épidémiologie numérique. Didier Trono s’y exprimera à 10 h 50 sur le thème «Health 2030, quelles perspectives futures?».
Programme et invitations sur heb.do/2030