Marie Sandoz et Marielle Savoy
Enquête. Le divertissement peut-il être financé par l’argent de la redevance? L’audiovisuel public remplit-il sa mission? A l’heure de la redéfinition du mandat, des personnalités s’expriment. Et proposent des pistes pour l’avenir.
«La SSR est prise dans une contradiction insoluble, analyse la journaliste Joëlle Kuntz. Elle doit rechercher l’audience et le rendement tout en remplissant son mandat de service public.» A l’approche de la votation sur l’initiative «No Billag», qui veut supprimer la redevance, l’audiovisuel public se retrouve au centre des débats. Le Conseil fédéral s’apprête d’ailleurs à publier un rapport à son sujet. Et dans le monde culturel et médiatique, la question passionne.
«Les controverses autour de la mission de la radio et de la télévision publiques sont un phénomène récurrent dans l’histoire de l’entreprise, indique Raphaëlle Ruppen Coutaz, spécialiste de l’histoire des médias suisses. A ses débuts, les critiques étaient d’ordre politique. L’institution a été accusée d’être trop proche du gouvernement puis d’être gauchisante. Depuis les décennies 1980 et 1990, la question est liée au mouvement de libéralisation qui frappe l’Europe et, aujourd’hui, l’enjeu central est financier.» L’interrogation pendante est donc actuellement la suivante: comment redéfinir le rôle de la SSR en temps de difficultés budgétaires?
«La définition consensuelle du service public tient en trois verbes: informer, éduquer et divertir», résume spontanément Jean Ceppi, président de la radio estudiantine Fréquence Banane. Des tâches qu’attribuait déjà le Conseil fédéral à l’audiovisuel public en 1955, preuve que les principes fondateurs de la SSR se sont transmis de génération en génération. Mais bien que tous les observateurs reconnaissent que ce mandat est globalement rempli, son périmètre comporte des zones grises.
La formule 1: du service public?
Les séries télévisées étrangères et les retransmissions sportives se retrouvent régulièrement sous le feu de la critique, accusées de répondre uniquement à des impératifs d’audience. Etant donné que les apports de la publicité représentent une part moins importante que la redevance dans le budget de la SSR, il est légitime de se demander si des après-midi de formule 1 doivent être ou non financés par de l’argent public. Pour l’ancien directeur d’Avenir Suisse et libre penseur Xavier Comtesse, la recherche d’audimat est contradictoire avec le mandat de service public de la SSR: «Qu’elle arrête de diffuser du sport! Il engendre des coûts monstrueux. Laissons-le aux chaînes étrangères.»
La redevance ne doit pas non plus servir à acheter des séries américaines diffusées sur d’autres canaux, estime Hanspeter Lebrument, président du groupe de médias privés Schweizer Medien. «Les seules séries qui ont leur place sont celles qui sont produites chez nous, comme The Undertaker, qui est tournée dans la région d’Aarau et diffusée sur la SRF. La SSR doit impérativement se limiter à proposer des contenus que le privé ne peut pas fournir.»
Selon les acteurs des milieux culturels, il est également impératif que le service public assure la diffusion de contenus que le privé boude. Isabelle Gattiker, directrice du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH), à Genève, souligne notamment le travail essentiel qu’effectue la SSR en termes de coproduction et de diffusion de documentaires: «Les films engagés politiquement sont fragiles. Le privé ne reprendra pas le flambeau si le service public cesse de les soutenir.»
Mais la recherche d’audience n’est pas décriée par tous. Pour beaucoup, une offre diversifiée est primordiale et les programmes publics doivent s’adresser à toutes les couches de la population, comme l’explique la journaliste Joëlle Kuntz: «L’aspect populaire du service public doit être préservé. Tous les téléspectateurs ne possèdent pas trois licences universitaires. Il faut que la télévision offre différents niveaux de langage et réponde à des intérêts parfois antagonistes. Alors oui, pour moi, Game of Thrones, c’est du service public!»
Claude Smadja, anciennement à la tête du World Economic Forum et ex-directeur de l’actualité à la TSR, abonde dans ce sens: «Le divertissement que procurent les séries est un élément parmi d’autres que doivent fournir les médias publics.» Quant aux événements sportifs, ils sont même pour certains de l’ordre de la mission démocratique du service public. Jean Ceppi estime ainsi qu’il est fondamental que les médias publics proposent gratuitement ces programmes généralement payants sur d’autres chaînes.
Mais selon quels critères faut-il assurer la diversité des contenus? La SSR doit rester attrayante, mais dans certaines limites, jugent les observateurs. Et de l’avis de beaucoup, la pondération n’est pas respectée. «La SSR se vante de diffuser la totalité des matchs de l’Euro de football alors que bien des pays plus grands ne le font pas», s’insurge Michael Drieberg, directeur de la société Live Music Production et de la salle Métropole à Lausanne. De son côté, Jacques Hainard, ancien directeur des Musées d’ethnographie de Neuchâtel et de Genève, se dit «anéanti» par la quantité de sport que propose la RTS: «A ce niveau-là, le cadre du service public est largement outrepassé.»
Ce déséquilibre est ressenti d’autant plus douloureusement par ceux qui déplorent le manque d’émissions culturelles et politiques. L’homme de presse Jacques Pilet regrette par exemple qu’il n’y ait pas de vraies émissions littéraires à la télévision et que les débats politiques ne soient pas plus approfondis. «Ces contenus n’attireraient pas une importante audience, remarque-t-il. Mais c’est précisément là que se situe la mission de la SSR!» Un avis que partage Joëlle Comé, directrice du Service de la culture du canton de Genève, qui souhaite que la SSR devienne un meilleur relais des scènes culturelles nationales.
Les régions en peine
A la tête de l’Office de la culture du Jura, Christine Salvadé déplore également le peu de couverture que reçoit le domaine dont elle a la charge, mais aussi l’attention minime apportée à sa région: «La culture et le Jura sont deux éléments négligés à la SSR. Les questions trahissent souvent le regard lémanique. Par exemple, il est fréquent qu’on me demande ce qu’il y a de typiquement jurassien dans ce qui se crée ici. Poserait-on la même question à Genève ou à Lausanne?» Ses remarques visent directement le rôle de vecteur de cohésion nationale que doit remplir la SSR. «Les médias publics doivent créer du lien social et veiller à l’harmonie entre les différentes régions du pays», résume Daniel Rosselat, syndic de Nyon et président du Paléo Festival.
Christine Salvadé n’est pas la seule à relever les défaillances de la SSR dans ce secteur. Philippe Mottaz, ancien directeur de l’information de la TSR et initiateur de tsr.ch, déplore en effet un «grave manquement» de la part de la SSR: «Il faudrait une présence massive de journalistes dans les autres régions linguistiques. En tant que Romand, je n’ai aucune idée de ce qui se passe en Suisse alémanique et au Tessin lorsque je regarde ou écoute la RTS.» Nicolas Willemin, rédacteur en chef de L’Express, a quant à lui observé un décalage entre le traitement des sujets qui concernent l’arc lémanique et ceux qui relèvent des autres régions romandes: «Pour schématiser, la RTS ne parlera de Neuchâtel que pour évoquer l’industrie et du Valais que lorsqu’elle s’intéresse à une question touristique.»
Au sein des discussions, la radio semble préservée des critiques les plus virulentes. Plusieurs intervenants ont effectivement souligné la qualité de son offre. Le fait qu’elle produise l’intégralité de son contenu l’épargne d’attaques dont la télévision est la cible. Elle a en outre l’avantage d’être moins coûteuse et de moins dépendre des revenus de la publicité.
«La télévision, en revanche, est particulièrement fragile car elle est en concurrence frontale avec les chaînes étrangères sur le marché publicitaire, explique l’historienne Raphaëlle Ruppen Coutaz. Sur le plan local, la télévision subit en outre la pression des milieux télévisuels privés qui la jugent privilégiée. A l’inverse, la radio publique a établi une sorte de partenariat avec les radios régionales qui lui sont complémentaires.»
Des solutions pour l’avenir
L’an dernier, les défenseurs de la redevance ont gagné une bataille: la pérennité du financement des médias publics devrait être assurée par la modification de la loi sur la radio et la télévision. Mais pour espérer remporter la guerre, il faudra encore convaincre ceux que l’initiative «No Billag» cherche à mobiliser. Et les observateurs estiment que les médias de service public devront au moins consentir à quelques sacrifices, voire se réformer franchement: «A mon sens, la redevance est indispensable pour garantir l’indépendance du service public, assure Philippe Mottaz. La SSR serait plus forte si elle avait le courage de se réinventer sans recours à la publicité, qui pourrait, elle, servir à financer le développement d’un nouveau système créatif dans l’audiovisuel en Suisse.»
Parmi les pistes proposées, les intervenants du monde médiatique et culturel romand s’accordent sur la nécessité de réformer une entreprise à la structure bureaucratique et aux coûts de production parfois excessifs. «La SSR a une culture de la dépense de luxe qui est d’un temps révolu. Faut-il vraiment tout ce tsoin-tsoin pour un TJ? se demande Joëlle Kuntz. On peut faire de la télévision moins chère. Il n’est pas nécessaire d’envoyer un preneur de son, un caméraman, un monteur et un journaliste pour un reportage de quelques minutes. Il faut repenser les moyens techniques et esthétiques. Le résultat serait peut-être moins beau, mais pas moins bon au niveau du fond.»
C’est la révolution numérique qui devrait permettre au service public d’innover à moindres coûts. Des applications participatives qui serviraient à promouvoir la diversité des régions, des émissions à la demande plutôt que de la télévision 24 h/24, des reportages filmés avec des smartphones ou encore des plateformes internet expérimentales qui engloberaient une multiplicité de contenus, telles sont les suggestions émises pour permettre à la SSR d’aller de l’avant.
Selon Julia Schaad, chargée de communication du Théâtre de Poche à Genève, ces évolutions nécessitent que l’audiovisuel public y consacre des ressources, et ce dès aujourd’hui: «Si l’on veut rester à la pointe, il faut investir pour prospecter sur ce qui marchera dans cinq ans.» Et la jeune femme de confier: «Comme tous les gens de ma génération, sur le web, je trouve ce que je veux quand je le veux. On doit se préparer au fait que tout passera bientôt par ce canal.» Et pour porter ce mouvement vers l’avenir, selon Philippe Mottaz, la SSR gagnerait à se rajeunir: «Les évolutions numériques seront amenées par ceux qui sont nés avec.»