Propos recueillis par Mark Schieritz
Interview. Comment s’explique la forte disparité des revenus entre les plus pauvres et les plus riches? Comment ne pas perdre les acquis essentiels, comme une bonne formation? Les réponses de l’économiste serbo-américain Branko Milanovic.
Donald Trump aux Etats-Unis, Marine Le Pen en France, l’AfD en Allemagne: comment l’économiste que vous êtes explique-t-il cet essor du populisme?
Lorsqu’on examine les données économiques, on remarque que l’avènement de ces personnes et de ces groupes va de pair avec le déclin de la classe moyenne dans presque tous les pays industrialisés.
C’est prouvé?
Les revenus réels de beaucoup de travailleurs modestes n’ont qu’à peine augmenté en Occident ces vingt-cinq dernières années, alors que ceux des plus riches ont explosé. Au milieu des années 1970, aux Etats-Unis, le pourcentage le plus riche de la population empochait 8% du revenu national. Aujourd’hui, c’est à peu près 20%. Bien des gens sont déçus, ce qui se répercute sur leurs choix d’électeurs.
Mais avec Donald Trump ils élisent un homme qui appartient précisément à ce pourcentage le plus riche.
Parce qu’il leur promet un nouveau départ et se met en scène comme un outsider.
Si la classe moyenne décline depuis tant d’années, pourquoi n’est-ce qu’aujourd’hui que les populistes ont tant de succès?
Il a fallu du temps pour que les gens comprennent ce qui se passe. Aux Etats-Unis, en tout cas, la crise financière a été un déclencheur décisif. Auparavant, les gens gagnaient déjà peu, mais ils se sentaient plus riches parce que leur banque les fournissait en crédits bon marché et que la valeur de leur maison augmentait. Lorsque la bulle a éclaté, ils ont compris d’un coup qu’il ne leur restait pas grand-chose.
Les Etats-Unis ne sont-ils pas un cas particulier avec leurs énormes disparités de revenus?
Les différences sont particulièrement criantes en Amérique, mais le modèle est le même dans d’autres économies occidentales. L’inégalité n’a reculé dans aucun pays. Même la Suède, avec sa tradition sociale-démocrate, est devenue plus inégale. Or, selon les populistes, c’est la mondialisation qui en est responsable.
Ils ont raison?
Ils n’ont en tout cas pas tout à fait tort. La plupart des économistes attribuent la montée des inégalités à trois facteurs indépendants les uns des autres: le progrès technologique, la politique de dérégulation et une concurrence croissante de la part de pays comme l’Inde et la Chine. Je suis convaincu que ces trois facteurs sont en lien avec la mondialisation.
Dans quelle mesure?
Prenez le progrès technologique: il encourage l’inégalité parce que, pour les entreprises, dans un contexte de baisse de prix des techniques de production, il est plus avantageux de remplacer des hommes par des machines. Prenez l’exemple de l’ordinateur portable: il y a quelques années, un tel outil se vendait à près de 6000 dollars; or, il n’en coûte plus que 400. Pourquoi?
Parce que les microprocesseurs sont devenus plus puissants et moins chers.
Mais pourquoi sont-ils moins chers? Parce qu’ils ont été fabriqués en Chine à des salaires horaires très bas. S’ils avaient été produits en Allemagne, ils seraient notablement plus coûteux et, dès lors, il ne vaudrait peut-être plus la peine pour les entreprises d’automatiser leurs processus de production. La mondialisation joue donc un rôle déterminant. C’est aussi vrai pour la dérégulation: dans un contexte de marchés globalisés, la plupart des Etats ne s’aventurent plus à taxer fortement le capital, car ils craignent qu’il ne s’évade.
Comment expliquez-vous le cas autrichien? Le pays est riche et les inégalités y sont relativement réduites. Or, les populistes y ont aussi le vent en poupe.
En Autriche, le débat tourne autour des migrations, qui sont elles aussi une forme de mondialisation. Sauf que, dans ce cas, ce ne sont pas des marchandises ni des capitaux qui franchissent les frontières, mais des humains. Les populistes promettent de faire tourner la roue de l’histoire en sens inverse.
La plupart des économistes ont toujours prétendu que la mondialisation enrichirait tout le monde.
Et les critiques de la mondialisation ont affirmé que l’ouverture des frontières appauvrirait les pays pauvres et enrichirait les riches. Ironie de l’histoire, c’est le contraire qui s’est produit: dans les pays riches, la classe moyenne est sous pression, tandis que dans les pays pauvres une classe moyenne a vu le jour. N’oublions pas qu’en Chine et en Inde les revenus ont parfois fortement augmenté. Et l’on parle ici de 1,5 à 2 milliards de personnes concernées. Pour ces gens, la mondialisation aura été un bénéfice et ces années passées auront été de bonnes années.
Peut-on chiffrer ce bénéfice?
Depuis la révolution industrielle, l’Occident n’a cessé de renforcer sa primauté économique. C’est ainsi que l’inégalité a augmenté au niveau planétaire. Cette inégalité se résorbe pour la première fois parce que les revenus ont augmenté plus vite dans les pays émergents qu’en Occident. Les disparités sont encore grandes, car on est partis d’un niveau très bas, mais il se peut que nous ayons atteint un tournant historique. Le niveau de revenu moyen en Chine est aujourd’hui à peu près le même que dans des Etats de l’Union européenne comme la Bulgarie et la Roumanie.
C’est une bonne nouvelle ou une mauvaise?
Question de perspective: si vous êtes un travailleur modeste aux Etats-Unis, c’est une mauvaise nouvelle parce que votre revenu n’a pas augmenté. Mais dans l’ensemble, d’un point de vue économique, la terre est devenue aujourd’hui un lieu plus équitable. Une partie de l’humanité s’est appauvrie, mais une proportion beaucoup plus grande s’est enrichie. Reste que presque personne n’adopte cette vision cosmopolite, car l’humanité se divise en Etats.
Nous devons donc accepter les inégalités croissantes en Occident dans l’intérêt de l’équité internationale?
Non. Aux Etats-Unis, l’inégalité a atteint une ampleur qui menace des acquis essentiels. Lorsque l’accès à une bonne formation est interdit à des salariés «normaux» parce qu’ils ne peuvent se payer l’université, lorsque les superriches peuvent, avec leur argent, influencer l’agenda politique, on a les caractéristiques d’un pouvoir ploutocratique dont la stabilité ne peut être assurée que par un appareil sécuritaire sans cesse plus important.
Vous dites que les Etats-Unis ne sont plus une démocratie?
On n’en est pas encore là. Mais nous sommes en route vers la ploutocratie.
Que faut-il faire?
J’agirais avant tout sur l’égalité des chances. Il nous faut un système de formation où c’est la performance individuelle qui compte, pas le portemonnaie des parents.
Vous avez mentionné les hausses de revenus en Inde et en Chine. Ces deux pays ne sont-ils pas des exceptions?
De plus petits pays comme le Vietnam et l’Indonésie sont aussi en progrès. Mais c’est vrai que les progrès se remarquent surtout en Asie. Alors qu’en Afrique il y a des pays où le revenu par tête est aujourd’hui plus bas qu’il y a cent ans.
Parce qu’ils sont pillés par l’Occident?
C’est ce que l’on a longtemps cru et, dans les années 1960, on en a tiré la théorie de la dépendance: la misère du tiers monde serait due à sa dépendance envers les pays industrialisés. Cependant, la réalité dément cette théorie, car les pays qui ont échappé à la pauvreté sont précisément ceux qui se sont impliqués dans la mondialisation.
Alors, pourquoi tant de pays africains sont-ils pauvres?
De nos jours, les économistes attribuent plutôt le phénomène à la gestion désastreuse dans les pays concernés. Mais la vérité est que nous ne le savons pas précisément. En revanche, nous savons ce qui contribuerait à la lutte contre la pauvreté: l’émigration.
Mais encore?
Les pauvres pourraient notablement accroître leur revenu s’ils trouvaient un emploi en Europe ou aux Etats-Unis. Mes calculs indiquent que notre salaire est déterminé à hauteur de 50% par notre pays natal, indépendamment de nos capacités.
Ce qui signifie?
Que votre naissance en Europe vous rend de facto plus riche que presque tous les Africains. Parce que le système de formation est meilleur ou que les salaires sont plus élevés. J’appelle cela la prime de pays. Cette prime attire des gens du reste de la planète. Mais, en général, les populations autochtones rechignent, elles veulent défendre leurs privilèges.
C’est humain.
C’est pourquoi nous devons nous demander comment accroître la disponibilité à accueillir les migrants. Une possibilité consisterait à leur conférer un statut juridique moins sûr que celui des autochtones. On pourrait leur attribuer des permis de séjour limités: après trois ou quatre ans, ils devraient rentrer chez eux. Ou alors on pourrait leur faire payer des impôts plus importants.
Cela équivaudrait à de la discrimination.
Si c’est le prix à payer pour que davantage de gens sortent de la misère, cela en vaut la peine. En matière de migration, il faut être pragmatique. Si je quitte mon village au Nigeria pour travailler à Londres parce que j’y gagnerai plus, je n’ai pas pour autant droit à tous les avantages dont jouissent les autochtones.
© Die Zeit Traduction et adaptation Gian Pozzy