Décryptage. Alors que plusieurs cantons ne veulent plus s’en tenir à la stratégie des langues, le ministre de l’Intérieur a bien l’intention d’intervenir.
Les cantons tiendront-ils leurs engagements pris en 2004 d’enseigner deux langues «étrangères» à l’école primaire ou la Confédération devra-t-elle les rappeler à l’ordre? L’heure de vérité a sonné dans cet épineux dossier. Ce 23 juin, la Conférence des directeurs de l’instruction publique (CDIP) se réunit pour tenter désespérément d’harmoniser les pratiques. Comme ses efforts resteront probablement vains, il faut s’attendre à ce que le ministre de l’Intérieur, Alain Berset, intervienne. Il proposera au Conseil fédéral de réviser la loi sur les langues pour y inscrire l’obligation d’une deuxième langue nationale au niveau primaire.
Longtemps, Alain Berset a pris son mal en patience. Cela fait douze ans que la CDIP a adopté une stratégie des langues soulignant l’importance de leur apprentissage précoce. Les cantons sont tombés d’accord sur l’enseignement de deux langues «étrangères» à l’école primaire, dont au minimum une langue nationale. Ce principe a été repris en 2007 dans le concordat HarmoS sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire.
Depuis, rien n’avance comme prévu outre-Sarine. Dans de nombreux cantons, des initiatives ont été lancées, parfois dirigées contre le nouveau plan d’enseignement («Lehrplan 21»), parfois contre la stratégie des langues qu’il intègre. A Saint-Gall, Berne et Nidwald, le Grand Conseil ou le peuple ont choisi la voie de la raison. En revanche, la Thurgovie a franchi la ligne rouge. Son Parlement a repoussé le français à l’école secondaire en y intensifiant son enseignement et en y développant les échanges linguistiques.
«Nous n’enfreignons pas la loi sur les langues. Celle-ci n’interdit pas de concentrer les efforts à l’école secondaire. Notre but reste d’arriver à la fin de la scolarité obligatoire au même niveau en français qu’en anglais», souligne la cheffe de l’instruction publique, Monika Knill.
Il n’en reste pas moins que la Thurgovie enfreint aussi bien l’esprit que la lettre du concordat HarmoS. Le canton crée un précédent, il ouvre une brèche dans laquelle comptent bien s’engouffrer Lucerne et Zurich, où deux initiatives soutenues plus ou moins activement par les enseignants ont abouti. Toutes deux demandent «une seule langue étrangère en primaire», sans préciser laquelle. Inutile de dire que c’est le français qui sera sacrifié sur l’autel d’un plan d’enseignement simplifié.
En Suisse alémanique, la langue de Molière a beaucoup perdu de son attrait. En témoigne cette décision de l’Université de Zurich de supprimer l’une de ses deux chaires de français en raison de la baisse d’intérêt des étudiants. Les Alémaniques sont de plus en plus persuadés que cette langue ne leur servira jamais dans leur carrière professionnelle. «On entre dans un cercle vicieux. A terme, on risque de voir le français relégué au rang de branche facultative à l’école obligatoire», déplore vivement le président d’Helvetia Latina, le conseiller national Jacques-André Maire.
La balle est désormais dans le camp de la CDIP, seul organe à pouvoir ramener les cantons rebelles à la raison. A sa tête, pourtant, Christoph Eymann semble impuissant. «La CDIP n’a pas les moyens d’imposer quoi que ce soit à un canton. Elle ne peut que tenter de convaincre.»
Pour l’instant, elle n’y est pas parvenue. Si la Thurgovie était un cas unique, on ironiserait sur ce canton de Suisse orientale qui fait bande à part alors qu’il ne cesse pourtant de se plaindre d’être mis à l’écart du côté de la Berne fédérale. Mais d’autres cantons risquent de lui emboîter le pas et de provoquer une vraie pagaille dans l’enseignement des langues outre-Sarine. «Je ne vois plus comment on pourra résoudre le problème sans l’intervention de la Confédération», avoue Jean-François Steiert (PS/FR).
En 2006, le peuple suisse a largement approuvé une révision de la Constitution afin d’assurer la perméabilité de l’espace de formation. Il s’agit d’éviter que des familles ne renoncent à déménager d’un canton à un autre parce que leurs enfants se trouveraient confrontés à des programmes scolaires trop différents. «Si on laissait les cantons faire ce qu’ils veulent dans le domaine des langues, il ne serait plus possible d’atteindre cet objectif de l’harmonisation», regrette Jean-François Steiert.
Christoph Eymann ne le cache pas: les premières dissidences des cantons sont «le début d’un développement qui part dans la mauvaise direction». Reléguer le français en secondaire implique qu’on multiplie les leçons pour arriver au même niveau qu’en anglais à la fin de la scolarité, but fixé dans le concordat HarmoS. «Mais à l’école secondaire, le programme est déjà si chargé qu’il est presque impossible d’y ajouter des leçons», s’inquiète Christoph Eymann.
Une raison de plus pour conforter Alain Berset dans son intention d’intervenir en vertu de la compétence subsidiaire dont dispose la Confédération dans le cas où les cantons n’arrivent pas à s’entendre. Pour lui, le Conseil fédéral est «le garant de la cohésion sociale et culturelle du pays». Au risque de passer pour le «bailli des langues» outre-Sarine, le ministre de l’Intérieur a préparé une révision de la loi sur les langues. Il compte y inscrire l’obligation pour les cantons d’enseigner «une deuxième langue nationale dès le niveau primaire».
Verrou Parlementaire
Dans un premier temps, Alain Berset devra convaincre le Conseil fédéral de le suivre, ce qui paraît probable, mais pas encore sûr. En revanche, il devra batailler ferme pour convaincre les Chambres: les deux présidents des commissions de l’éducation (CSEC), la sénatrice Brigitte Häberli (PDC/TG) et le conseiller national Felix Müri (UDC/LU) appellent à la prudence. «La Confédération ne doit pas se mêler de ce dossier», déclare la première. Le second n’a pas non plus envie de s’y brûler les doigts.
Entre respect du fédéralisme et souci de cohésion nationale, le Parlement sera confronté à un cruel dilemme. A l’extérieur de la Coupole, les jeunes générations décideront elles-mêmes si elles ont envie de faire vivre la flamme du plurilinguisme helvétique. En Suisse, la maîtrise des langues est aussi synonyme de pouvoir et de gain d’influence. Flavia Kleiner, coprésidente du mouvement Opération Libero et nouvelle coqueluche des médias depuis son combat contre l’initiative de mise en œuvre sur l’expulsion des étrangers criminels, peut en témoigner.
Cette polyglotte (allemand-français-anglais et un peu d’italien) de Niederhasli (ZH) n’a pas connu l’enseignement précoce des langues. C’est à l’Université de Fribourg, en suivant une filière bilingue en histoire contemporaine, qu’elle s’est familiarisée avec le français. «J’ai souffert la première année, puis c’est mieux allé. Il est important de parler les autres langues nationales», déclare-t-elle. Régulièrement appelée à l’étranger pour participer à des conférences internationales, Flavia Kleiner mesure à ces moments-là toute l’importance du plurilinguisme. «C’est une richesse dont je suis fière.» Le problème, c’est que ce genre de personnalité volontariste devient une espèce en voie de disparition en Suisse alémanique.