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Switcher: comment la baleine s’est noyée

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Jeudi, 23 Juin, 2016 - 05:57

Enquête. Après plus de trente ans d’existence, Switcher est mise en faillite. L’emblématique société vaudoise de textile, qui a marqué toute une génération sensible au développement durable, paie la facture d’une lutte sans merci entre actionnaires. Dont Robin Cornelius, son fondateur, dépassé par la croissance de son entreprise.

Une quarantaine de collaborateurs qui ne se parlent presque pas, un climat de crainte et de tensions qui empoisonne l’atmosphère, deux clans qui se regardent en chiens de faïence: les toujours fidèles au fondateur Robin Cornelius, et les autres. Ces dysfonctionnements, Vincent Blanc, directeur général d’Ismat Consulting, les constate dans l’audit pour lequel il a été mandaté en 2013 par Alban Dupuis, alors CEO de Switcher. Réputée à l’extérieur pour sa dimension sociale, éthique et environnementale, l’entreprise vaudoise, de l’intérieur, offre une image bien différente.

Habituellement, Vincent Blanc commence par une rencontre de tous les dirigeants de la société visitée. Si, comme le dit la maxime, le poisson pourrit par la tête, cette dernière peut aussi revitaliser l’alevin. Mais, durant les dix sessions d’une demi-journée chacune organisées au siège de l’emblématique marque à la baleine jaune, au Mont-sur-Lausanne, Vincent Blanc et Robin Cornelius, président du conseil d’administration jusqu’en octobre 2014, ne se sont jamais croisés.

«Nos objectifs ont été largement atteints, les équipes se sont ressoudées, les affaires ont redémarré», assure aujourd’hui le directeur d’Ismat Consulting, qui avoue avoir été fort surpris d’apprendre la mise en faillite de Switcher, le 26 mai dernier. Pourtant, cette entreprise, qu’il qualifie lui-même de «start-up permanente», pouvait-elle échapper à ce funeste destin? Aux yeux de maints observateurs, Switcher n’aurait pas été à la hauteur de ses ambitions au fur et à mesure de sa croissance, faisant les frais de rudes conflits entre ses différents actionnaires, dont Robin Cornelius lui-même.

Dans le textile plus que dans les autres branches, tous les acteurs doivent s’assurer d’un tricotage très serré, de la conception des articles à la vente, pour éviter toute rupture d’approvisionnement ou, a contrario, tout engorgement des stocks. Une mésentente à l’interne et/ou entre actionnaires finit tôt ou tard par se répercuter sur les fournisseurs et les détaillants. C’est ce qui est arrivé à Switcher.

Comme une légende

Tout commence pourtant comme une légende dorée dans les années 80. Diplôme de HEC et de sciences politiques et quelque 40 000 francs en poche hérités de son grand-père, le jeune Robin, âgé de 25 ans, parvient à séduire des banquiers qui lui permettent de se tailler sa première petite entreprise de production textile au Portugal. L’entrepreneur en herbe fait des allers-retours entre ce pays et la Suisse où il écoule ses premiers polos et t-shirts, aussi relax que les habits de jogging portés par l’ancien président américain Jimmy Carter qu’il a vu à la télévision. «Si tu veux être le roi du t-shirt, il te faut aller dans un pays où pousse le coton», lui soufflent alors ses amis portugais.

De fil en aiguille, Robin Cornelius se rend en Inde et rencontre, en 1985, Durai Duraiswamy, dans le Tamil Nadu. Cet autre jeune entrepreneur, 35 ans, possède un atelier textile qui deviendra plus tard le groupe PGC, avec plus de 3000 points de vente en Inde. C’est le début d’une folle aventure et d’une grande complicité entre les deux hommes. «Pour chaque commande, il y avait au minimum 6000 pièces par couleur», se souvient Robin Cornelius.

L’homme d’affaires vaudois est aussi un entrepreneur à la fibre sociale. Dans les années 90, il investit une part des bénéfices récoltés dans le traitement et le recyclage de l’eau nécessaire à la production. Dans le Tamil Nadu, Robin Cornelius finance l’ouverture de sept écoles en dur et fait rouler deux bus-écoles qui parcourent les villages. Dans la foulée du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992, il s’allie à des organisations telles que myclimate ou Max Havelaar, dans un souci de commerce équitable et de transparence. Pionnier dans la traçabilité des habits dès 2005, il a l’ambition de «développer la conscience du consommateur» et de l’aider à «changer son comportement». La société brandit fièrement son slogan «Switcher, made with respect».

Au fil des ans, la marque à la baleine devient une institution, passant d’une pure entreprise de textile à une «société de services orientée textile». Son créateur signe des contrats avec les responsables de nombreux événements culturels comme Claude Nobs avec le festival de jazz de Montreux ou Daniel Rossellat avec le Paléo à Nyon. Le sponsoring et la sérigraphie s’invitent chez Switcher. Qualité, confort, look et prix, dans l’ordre d’importance, c’est, selon Robin Cornelius, ce qui fait la différence avec la concurrence. En 2007, Switcher emploie jusqu’à 160 personnes au Mont-sur-Lausanne et affiche un chiffre d’affaires de 82 millions de francs. Mais les premiers ennuis sérieux commencent.

Grains de sable

Un système de retour des marchandises beaucoup trop laxiste incite les détaillants à gonfler leurs commandes. Après l’hiver 2006-2007 particulièrement doux, l’entreprise est noyée sous une masse d’articles invendus, qui tous lui ont été réexpédiés. Les pertes sont lourdes. A cette époque, les vendeurs se concentrent en Suisse, où Switcher dispose de six boutiques, de 80 partenaires franchisés ainsi que de gros revendeurs comme Coop et Loeb. Robin Cornelius, dont la famille est d’origine suédoise, fait appel à son demi-frère, qui travaille dans une banque en Suède. Ce dernier lui déniche un investisseur qui, en 2008, entre dans le capital de Switcher à hauteur de 30%.

«Je découvre alors le monde merveilleux des boards, des CEO, COO, CFO, de tous ces O», lâche aujourd’hui Robin Cornelius avec dépit. Jusqu’alors, les cartes de visite ne mentionnaient aucune fonction. Une dame gérait les salaires et la comptabilité, il y avait un responsable des achats et un autre des ventes, tous plus ou moins sur la même ligne. Ce fonctionnement à la bonne franquette est bel et bien fini avec la venue d’Antonio Rubino, en avril 2008, nommé premier CEO de la société vaudoise. Imposé par l’investisseur suédois, il a fait sa carrière dans l’audit et la finance d’entreprise. Le financier Rubino face à l’impulsif Cornelius, «l’âme de Switcher»: le conflit est programmé.

Les deux hommes ne parviendront pas à s’entendre. Même avec trois voix sur cinq au conseil d’administration, Robin Cornelius ne peut malgré tout déboulonner son CEO. Il lui en manque encore une pour cela, comme le stipule le règlement. Un règlement qu’il n’a pas pris la peine de lire attentivement. Le voilà donc qui s’incline et disparaît de l’entreprise. La parenthèse va durer de 2008 à 2010.

Départs à la chaîne

En fait, Robin Cornelius n’a pas vraiment disparu. Opposé à la stratégie de la direction générale, qui vise un chiffre d’affaires de 140 millions de francs, après des vagues de départs en 2008, chèrement payés, au sein de la direction, comme ceux de Daniel Rufenacht (développement durable), Daniel Amrein (achats), Bertrand Baeriswyl (ventes) ou Françoise Vonmoos (RH), le fondateur écarté de Switcher convainc ses amis indiens de PGC de racheter les parts de l’actionnaire suédois. Et de prendre la majorité (51%) de la société en 2010.

Cette même année, la quasi-totalité de la direction est mise sur la touche par Robin Cornelius et l’actionnaire indien. De nouveaux départs qui vont coûter, eux aussi, très cher à l’entreprise. En 2011, PGC rachète encore 35% du capital-actions, laissant à Robin Cornelius 14% des actions.

Avant cette transaction et se fiant à un rapport de PricewaterhouseCoopers, la famille Duraiswamy a évalué des liquidités à 3 millions et un bénéfice net annuel supérieur à 4 millions jusqu’en 2015. Elle pense pouvoir amortir son investissement en trois ans. Pourtant, quelques mois plus tard, elle constate que les liquidités ont disparu et que les chiffres de Switcher sont dans le rouge vif: près de 5 millions de pertes nettes au compteur en 2010. Quant au chiffre d’affaires, il n’en finit pas de glisser (environ 60 millions en 2009, 48 millions en 2010). C’est la douche froide pour les Indiens, qui se sont imprudemment endettés pour relancer l’entreprise, avec son fondateur.

Confrontée à une situation compliquée, la société indienne impose une gestion rigoureuse de Switcher. Ce qui accentue encore les tensions avec le personnel. L’arrivée d’un nouveau CEO n’arrange rien. Patrick Headon, financier gentleman anglais, ne tient qu’un an, de l’automne 2010 à l’automne 2011. Comme avec son successeur, Alban Dupuis, conseiller d’entreprises, Robin Cornelius ne trouve pas non plus de terrain d’entente. Il reproche notamment à ces derniers leur méconnaissance dans l’univers du textile. Robin Cornelius affirme aujourd’hui ne jamais avoir été dans l’opérationnel. «J’avais une approche intellectuelle de l’émotionnel et non de la gestion.»

Jamais dans l’opérationnel? Même s’il ne manque pas de créativité avec le lancement réussi des Geelee et des doudounes, Robin Cornelius se montre toujours aussi interventionniste, lui reprochent certains collègues. Quand des fournisseurs ou des clients s’adressent directement à lui, des membres de la direction se sentent court-circuités. Switcher n’est plus une start-up, elle s’est dotée d’une structure avec ses rouages et ses règles. Robin Cornelius ne l’a jamais vraiment admis. L’entreprise lui a échappé au fur et à mesure de son expansion. Plutôt que d’entrer systématiquement en conflit avec les CEO, il aurait sans doute dû apprendre à écouter, à déléguer, à lâcher prise. Bref, à faire confiance.

Les relations vont sensiblement se tendre, dès 2012, entre Robin Cornelius et l’actionnaire indien. Prem, le fils aîné de Durai Duraiswamy, formé au business anglo-saxon, s’est entouré de managers aux yeux desquels l’actionnaire minoritaire Cornelius n’est plus du tout le génial Uncle Robin des années 90. Et la décision du conseil d’administration de Switcher, en 2012, de se fournir au Portugal au détriment de la famille Duraiswamy, fournisseur historique et propriétaire de la marque vaudoise, déplaît. Famille qui exige, deux ans plus tard, que toute la production retourne chez elle, en Inde.

Un achat excessif auprès du Portugal, sans l’accord du CEO, aurait provoqué un surstockage en Suisse, point de départ du litige. En total désaccord avec cette décision de rapatriement de la production, Robin Cornelius renonce à la présidence de Switcher pour se consacrer à Product DNA SA, société spécialisée dans la traçabilité des objets qu’il a fondée en 2005.

Jusqu’à la mise en faillite de Switcher SA, le 26 mai dernier, la situation ne fait qu’empirer: problèmes et litiges en cascade avec les fournisseurs, non-paiement des salaires, fermeture des magasins, multiplication des procédures de Robin Cornelius contre Switcher pour le recouvrement d’une dette qu’il estime à 700 000 francs, vifs reproches de la famille indienne contre celui-ci, accusé d’avoir bloqué un compte. La coupe déborde. «Nous regrettons de lui avoir fait confiance», écrit à L’Hebdo la société PGC à propos de Robin Conelius, rappelant qu’elle a investi plus de 40 millions dans l’entreprise vaudoise.

Place maintenant à la justice pour démêler l’écheveau. Switcher peut-elle rebondir? «Cette société qui perdait de l’argent en 2011, avec un chiffre d’affaires de 45 millions, a été réorganisée pour devenir bénéficiaire, avec un chiffre d’affaires de 25 millions et une production stabilisée à partir de 2016», affirme l’ancien CEO, Alban Dupuis, dont la mission opérationnelle s’est achevée fin 2015. Il n’empêche que certains fournisseurs, notamment en Chine, n’ont toujours pas été payés et présentent toujours de très lourdes ardoises.

Quel avenir?

Si son approvisionnement est de nouveau assuré, l’entreprise pourra-t-elle vraiment rouvrir ses boutiques après avoir mis à plat sa stratégie de fonctionnement et récupéré la marque qui aurait été vendue à la société Veepee International Resources, à Singapour?

Des repreneurs potentiels seraient sur les rangs, parmi lesquels les propriétaires de la marque de vêtements suisse heidi.com, dirigée par Séverine Meier, ancien cadre de Switcher, qui ne font aucun commentaire. Quant à Robin Cornelius, il souhaite que les nouveaux actionnaires soient Suisses. Il se profile en «rassembleur des fournisseurs historiques de la marque» qui, selon lui, devrait être détenue par une fondation. «Je me porte garant des valeurs de Switcher», clame-t-il. Parole d’un joueur désormais hors jeu ou d’un arbitre toujours crédible?

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Nicolas Righetti / Lundi13
Robin Cornelius
Odile Meylan / Tamedia
Jean-Christophe Bott / Keystone
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