Sylviane Roche
Non. La beauté nous charme, la laideur nous met mal à l’aise. Pour oser le short, il faut être jeune et belle.
J’ai reçu un tract appelant à une manif de «soutien aux femmes» pour le 1er juillet. Le mot d’ordre est «tous en short».
Cela m’a d’abord plongée dans la perplexité. Je ne voyais pas en quoi l’exhibition de gros mollets poilus (et blanchâtres, avec le printemps qu’on a eu) pouvait faire avancer la cause des femmes. Et puis je me suis souvenue qu’il y a quelques semaines, une jeune femme avait été agressée, avec insultes et voies de fait, par un groupe de filles (oui, des filles) qui lui reprochaient sa tenue impudique parce qu’elle était en short. Cet incident m’avait amenée à réfléchir une fois encore sur la façon dont certaines femmes intériorisent leur statut d’être inférieur et impur au point de s’en faire les avocates et même les farouches gardiennes. De l’excision pratiquée et défendue par les matrones aux brigades des «gardiennes de la pudeur» en Iran, les exemples ne manquent pas.
Donc, je suppose que la manif du 1er juillet est une réponse à cet incident déplorable. C’est une initiative pavée de bonnes intentions. Comme l’enfer…
Car il faut aller un peu plus loin et poser la question de cette fameuse «pudeur» qu’on nous balance de plus en plus et au nom de laquelle certains vont jusqu’au crime…
D’abord, la pudeur se comprend par rapport aux autres. On n’est pas pudique tout seul dans sa salle de bains. Donc elle consiste à cacher ce qui pourrait choquer ou déplaire aux autres, les mettre mal à l’aise.
Or la beauté ne met pas mal à l’aise. Elle ne choque pas, au contraire, elle réjouit les yeux. Si les puritains de tout bord veulent cacher la beauté des femmes alors qu’ils devraient célébrer en elle l’œuvre accomplie du Créateur, ce n’est pas cette beauté qui les gêne, mais les désirs qu’elle fait naître chez eux et qu’ils sont incapables de maîtriser…
Par contre la laideur dérange. Bien sûr ce n’est pas la faute des gens qui ont des varices, des jambons à la place des cuisses, des poteaux ou des allumettes à la place des jambes, trois pneus de tracteur autour du ventre, le cul qui traîne par terre ou dont l’âge a malheureusement avachi les contours… Par contre, personne ne les oblige à en infliger la vue aux autres.
Et c’est là, d’après moi, que réside la pudeur…
Montrer ce qui est beau, cacher ce qui est laid… Que ce gros type cache sa bedaine au lieu de l’exhiber sous un polo ajusté et laisse sa jeune femme réjouir les yeux de tous par sa magnifique chevelure…
Alors, le short? Eh bien oui, le short… C’est le vêtement piège par excellence. L’été, il ne fait grâce d’aucun défaut. Il moule les gros derrières ou les fesses trop plates, il souligne les jambes trop courtes, trop blanches, trop poilues… Chez les hommes, qui ont rarement de belles jambes, quand en plus ils l’agrémentent par des chaussettes blanches, c’est juste catastrophique. L’hiver, avec un collant noir de préférence filé ou déchiré, il est simplement ridicule.
Le short ne supporte que les jambes nues, longues, galbées, bronzées… et jeunes! J’entends déjà les cris: c’est de la discrimination par l’esthétique, les gens «ont bien le droit» de s’habiller comme ils veulent, etc.
C’est vrai. Et oui, c’est injuste. Injuste comme la beauté, injuste comme la jeunesse…
Allez, consolons-nous. Une jupe large et ondoyante est aussi fraîche et bien plus seyante qu’un short.
Aidons vraiment celles qui sont victimes de la discrimination par le sexe. Expliquons sans relâche que personne ne choisit «librement» de s’empaqueter de la tête aux pieds dans trois couches de jersey, d’entraver ses mouvements, de s’interdire de courir, de faire du sport et même d’être belle, comme certaines «féministes» dévoyées veulent le faire croire.
Mais s’exhiber pour ça dans un short catastrophique risque d’aller en sens inverse et de faire désirer une épidémie de burqas…
Patrick Morier-Genoud
Oui. Le bon goût est une notion subjective. Que chacun s’habille comme il veut, indépendamment des diktats.
Oui, en vieillissant, le corps s’affaisse, se fripe, se relâche. Mais aussi, en vieillissant, l’occupant de ce corps gagne en expérience, parfois en sagesse, en connaissances. Il sait, par exemple, que ce qui est à la mode aujourd’hui ne le sera plus demain. Que les mœurs changent. Que la définition de la pudeur varie en fonction des époques, des cultures, des doxas.
Né dans les années cinquante, j’ai par exemple déjà vécu plusieurs «époques» en matière de code vestimentaire féminin. Aucune de mes deux grands-mères n’aurait exhibé en public plus de surface de peau que celle recouvrant leurs jambes – jusqu’aux genoux –, leurs bras et leur visage. Avec juste une exception l’été, quand leur corsage prenait quelques libertés. Ma mère, en revanche, bronzait en bikini, avec des airs d’actrice italienne, pour le plus grand plaisir de mon père.
Ensuite, mes copines n’eurent aucune gêne à montrer leurs seins à la plage, puis leurs fesses, puis leurs toisons pubiennes – à l’époque, les femmes étaient ainsi à poils au propre comme au figuré. Et puis, au changement de siècle, le corps féminin a été prié de se rhabiller. Aujourd’hui, à la piscine, ma fille est plus pudique que ne l’était sa mère. Et peut-être que mes petits-enfants devront adopter les mêmes règles de pudeur que mes grands-parents.
Alors, qui peut décider à qui le short est adapté? Pas la pudeur, on l’a vu, qui trop souvent fluctue. La beauté? Il faut se méfier de ses canons. Les voyages et l’étude des civilisations m’ont montré qu’eux aussi varient en fonction des époques, des cultures et des doxas.
Surtout, c’est un terrible instrument de pouvoir, un embrigadement. «Voilà à quoi il faut ressembler pour être beau», clament les sociétés pour être certaines que les personnes qui les composent ne s’individualisent pas, ne sortent pas du rang. Aujourd’hui, en Occident, c’est une affaire de commerce. D’injonctions consuméristes: «Habille-toi comme ça! Coiffe-toi comme ci! Perds du poids! Rase tes poils! Comble tes rides! Maquille ton visage! Transforme ton corps! Sinon tu seras puni, tu seras laid et personne ne t’aimera, on finira par te jeter des cailloux…»
Les corps sont fascinants, la norme les avilit, comme elle avilit les esprits. Mâle occidental, je suis sommé d’aimer les épidermes doux et tendus, les muscles déliés, les fesses rondes et haut perchées, les seins siliconés, les lèvres gonflées, les vulves nymphoplastées et épilées, les jambes interminables des portemanteaux de la mode, les femmes retouchées avec Photoshop. Et puis quoi? Qu’est-ce que je fais de celle qui partage ma vie, ma complice que j’aime? Je suis censé ne plus la désirer, la mettre au rebut, la cacher honteusement, chercher une jeune maîtresse à la plastique correspondant aux critères du point de vue dominant? Je suis censé choisir mes amies en fonction de leur carrosserie?
La liberté de pensée est une des quêtes parmi les plus palpitantes de la vie. Elle permet de résister aux ça va de soi, aux dogmes de droite comme de gauche, aux diktats de toutes les religions, à la guerre sainte et aux slogans publicitaires.
Que chacun s’habille donc comme il veut. Il y a de la grâce chez les gros, la maigreur peut être émouvante, les poils me plaire, les replis de peau m’enchanter. Comme les habits, les corps ne sont que des enveloppes. Sans importance, avec si peu d’existence. Ce n’est que de l’apparence. Une illusion. Tout le reste n’est qu’idéologie.
Rien ne me choque ni ne me déplaît dans la façon qu’ont les gens de se vêtir. Le bon goût opposé au mauvais goût est une pose, un truc pour lutter contre la névrose, contre la honte de ne pas être soi-même. De ne pas oser.
Etre raisonnable, c’est laisser la morne norme «des autres» résonner en nous. Alors, déraisonnons. En short si ça nous plaît.