Marie Maurisse
Enquête. Les prescriptions de médicaments opiacés comme la morphine ou l’oxycodone sont en forte augmentation. Problème: ces substances sont fortement addictives...
En quatre ans, la consommation d’oxycodone, un antidouleur dérivé de l’opium, a augmenté de 68% en Suisse. Selon les données de Swissmedic, l’institut suisse des produits thérapeutiques, 280 kilos de cette substance ont été mis sur le marché national en 2014, contre 167 kilos en 2011. En ce qui concerne un autre antalgique opiacé, la morphine, la hausse est également notable: 30% entre 2011 et 2014.
Les chiffres d’Interpharma, l’association des entreprises pharmaceutiques suisses pratiquant la recherche, confirment cette tendance: les ventes d’opiacés ont crû de plus de 20% entre 2011 et 2015. Ces médicaments sont considérés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme les antidouleurs les plus puissants, mais aussi les plus dangereux dans la mesure où ils créent une addiction.
«On estime à 15 millions le nombre de personnes dépendantes aux opioïdes, affirme l’OMS. La majorité d’entre elles utilise de l’héroïne cultivée et fabriquée de manière illicite, mais une proportion croissante consomme des opioïdes délivrés sur ordonnance.» En Suisse, il existe une quarantaine de médicaments de ce type – morphine, oxycodone (souvent vendu sous le nom d’OxyContin)…
Très efficaces contre la douleur, ces médicaments peuvent devenir très vite indispensables à l’organisme. Avec l’accoutumance, les effets se font moins sentir, et le patient peut avoir tendance à augmenter les doses. «A l’échelle mondiale, 69 000 personnes meurent chaque année d’une overdose d’opioïdes», relève l’OMS. C’est le cas du chanteur Prince, décédé le 21 avril à la suite d’une prise de Fentanyl, un opiacé. Les Américains consomment 80% du marché mondial des opiacés, à tel point que les experts parlent d’une véritable «épidémie». En 2014, aux Etats-Unis, 40 personnes par jour mouraient d’une overdose d’opiacés.
Effet de rattrapage
En Suisse, les chiffres sont loin d’être aussi alarmants. Mais l’augmentation de la consommation de morphine et d’oxycodone inquiète tout de même Corine Kibora, porte-parole de la fondation Addiction Suisse. «Nous allons suivre la situation de près, dit-elle. Ce qui est clair, c’est que les patients doivent être informés du risque de dépendance.» Contrairement aux règles qui prévalent outre-Atlantique, la prescription de stupéfiants opiacés est très encadrée en Suisse: des ordonnances à souche assurent la traçabilité des produits et les autorités de contrôle veillent à la gestion des stocks chez les pharmaciens.
Mais une fois les boîtes en sa possession, le patient peut se laisser dériver. Christine Rauber-Lüthy, directrice de Tox Info Suisse, remarque que les appels reçus concernent de plus en plus les opiacés. «L’année dernière, 291 questions concernaient ce type de médicaments, explique-t-elle. C’est trois fois plus qu’en 2000. Dans beaucoup de cas, il s’agit de personnes qui ont pris de grandes quantités de comprimés et qui risquent l’overdose.» Sur les forums de discussion, l’oxycodone est surnommée «l’héroïne du pauvre».
Cependant, les spécialistes se veulent rassurants. Pour eux, la croissance de la consommation d’opiacés est en partie due à un effet de rattrapage: pendant des années, la médecine suisse a moins prescrit de morphine que dans d’autres pays d’Europe. D’autre part, le vieillissement de la population et la hausse des cancers font naturellement croître la consommation de ces stupéfiants légaux.
Pour Johnny Beney, vice-président de l’Association suisse des pharmaciens de l’administration et des hôpitaux, «l’augmentation de l’utilisation des opiacés est quelque chose de positif, car cela signifie une meilleure prise en charge de la douleur en Suisse». Daniele Fabio Zullino, chef du Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève, l’assure: «Ce n’est pas parce que l’on prend des opiacés que l’on devient addict.»
Quelques chiffres
68%
La hausse de la consommation d’oxycodone en Suisse en quatre ans
69 000
Le nombre de personnes qui meurent chaque année d’une overdose d’opioïdes dans le monde
280
Le nombre de kilos d’oxycodone qui ont été mis sur le marché en Suisse en 2014, contre 167 en 2011