Enquête. En France, seul le ministre des Finances peut déclencher une procédure pénale contre un fraudeur fiscal. Un monopole qui pourrait sauter le 5 juillet.
Un autodidacte. Karim B. n’a suivi aucune formation particulière, n’a pas de profession bien définie. Il est l’un de ces «intermédiaires» tels qu’il en existe à foison à Paris, qui évoluent entre les entreprises, les partis politiques et l’administration, qui sont regardés non sans un certain mépris.
Pire, ce Tunisien d’origine vient de Saint-Ouen, aux portes de ce département maudit de Seine-Saint-Denis, le 93, cette banlieue nord de Paris qui incarne les problèmes des cités françaises. Ce quinquagénaire élégant semble tout avoir contre lui, jusqu’à sa condamnation en 2014 à deux ans de prison avec sursis pour avoir fraudé la TVA. Le montant est certes substantiel, 338 922 euros, éludés de janvier à octobre 2010. Mais cette sanction l’a mis en rage.
Il ne décolère pas contre ce qu’il appelle «une injustice». Celle qui fait que lui, un petit, un sans-grade, puisse être poursuivi par la justice pénale française pour un délit fiscal alors que d’autres, riches, célèbres, puissants, y échappent. «La fiscalité est devenue aujourd’hui un outil punitif à cause de la toute-puissance du Ministère des finances à Bercy, alors qu’elle devrait assurer la préservation de la citoyenneté», jure-t-il. Passant de la parole à l’acte, il est parvenu, après une course d’obstacles, à porter sa cause devant l’une des plus hautes autorités françaises: le Conseil constitutionnel. Qui pourrait bien décider, au terme d’une audience prévue le 5 juillet, de mettre fin à la cause de cette injustice, le «verrou de Bercy».
Les conséquences pourraient être «énormes. Elles pourraient déboucher sur une augmentation du nombre de procédures pénales à l’encontre des fraudeurs», relève l’avocat parisien Jérôme Turot, l’une des références en matière de droit fiscal. Des procédures qui pourraient aussi rattraper les banquiers et gérants de fortune qui ont abrité ces fonds cachés, notamment en Suisse, et qui ont pu se sentir jusqu’alors relativement protégés.
Ce «verrou de Bercy» qui révolte tant Karim B. est une spécificité française. Un monopole qui attribue au seul ministre des Finances et des Comptes publics, à Paris-Bercy, la prérogative de saisir la justice pénale contre un fraudeur du fisc. Pour tout autre crime, comme un meurtre, une faillite frauduleuse ou une infraction grave à la loi sur la circulation routière, un procureur peut, en France comme en Suisse et dans n’importe quel autre pays démocratique, ouvrir de sa propre initiative une procédure pénale contre un suspect.
Mais contrairement aux autres pays, le magistrat ne peut pas l’ouvrir de lui-même contre un contribuable indélicat. Le ministre des Finances a donc tout pouvoir d’actionner la justice ou, au contraire, d’en verrouiller l’accès. Certes, le ministre doit soumettre au préalable toute procédure à une commission des infractions fiscales, composée de 28 magistrats et personnalités. Mais il peut aussi décider de renoncer à cette démarche et de ne pas saisir cette commission. Ce système «traduit la volonté des ministres des Finances successifs et des hauts fonctionnaires de Bercy de garder la haute main sur ce sujet sensible», écrit sur son blog, hébergé par le site Mediapart, Roland Veillepeau, l’homme qui a mis au jour l’affaire Falciani.
Ce «verrou» est depuis de longues années sous le feu de la critique en raison de la protection que le ministre des Finances peut apporter à un fraudeur. «Le ministre a refusé de déposer plainte contre un dossier sur dix présentés par le chef du service du contrôle fiscal d’alors, Alexandre Gardette», affirme ainsi un avocat fiscaliste parisien. C’était il n’y a pas si longtemps, en 2012-2013, alors que Bercy était dirigé par l’actuel commissaire européen, Pierre Moscovici.
La faille
La critique de fond porte sur l’atteinte au principe de la séparation des pouvoirs définie par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1789. Ainsi, par exemple, en juillet 2013, un aréopage de hauts magistrats, d’universitaires spécialisés en matière de droit fiscal et de journalistes reconnus, dont Antoine Peillon, lançait une charge dans le quotidien Libération: «Les agents du fisc doivent pouvoir alerter le procureur dès qu’ils décèlent des indices laissant supposer une fraude aggravée. Désormais, dans les cas de fraude en bande organisée, le juge doit être saisi d’office. Il doit aussi pouvoir enquêter sans l’accord préalable du ministre sur les faits de fraude qu’il détecte.»
Certes, le «verrou» a été affaibli ces dernières années. Les procédures pour blanchiment de fraude fiscale peuvent être poursuivies sans aval ministériel depuis 2008, une largesse étendue en 2013 à une équipe de juges spécialisés, le Parquet financier national, spécialisé dans les cas de fraude complexe. Cependant, dans son essence, le monopole ministériel subsiste.
Karim B. a trouvé la faille, que tant de personnes cherchent. Outré de sa condamnation pénale à la suite de sa fraude à la TVA, il a saisi la juridiction administrative suprême en France, la Cour de cassation, lui demandant s’il était correct que certains échappent à la justice et pas d’autres. Cour de cassation qui a estimé, en mai dernier, que sa question était légitime et devait effectivement être portée au-devant du Conseil constitutionnel.
Aussitôt dit, ce dernier est saisi à son tour au moyen d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), portant le numéro 2016-555. Cette question demande si les deux textes de loi conférant le monopole ministériel sont effectivement applicables: le premier article d’une loi «accordant des garanties de procédures aux contribuables en matière fiscale et douanière» votée sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing en décembre 1977; et sa disposition d’application inscrite dans le livre des procédures fiscales.
La question sera examinée par neuf personnes représentant le gratin de la République, désignées par François Hollande, Nicolas Sarkozy avant lui, et par les présidents des deux Chambres du Parlement. L’on y trouve un ancien premier ministre socialiste, Lionel Jospin, un ancien ministre socialiste du Budget, Michel Charasse, ou encore Michel Pinault, ancien membre de la direction générale de l’assureur Axa et ancien membre de la Commission des infractions fiscales, tous placés sous la présidence de Laurent Fabius. L’audience est prévue au matin du mardi 5 juillet.
Qu’un tel aréopage donne raison à un sans-grade sur une question aussi sensible n’est pas encore acquis. Mais de fait, cette perspective bloque déjà plusieurs affaires judiciaires en cours. Parce que si elle est acceptée, «le parquet sera libre d’ouvrir de sa propre initiative une procédure à la suite d’une plainte de l’administration, voire d’un syndicat ou même d’un particulier. Il n’y aura plus de barrières», commente Patrick Michaud, avocat fiscaliste à Paris et auteur d’un blog spécialisé.
Contre les énarques
Eric Planchat, l’avocat de Karim B., se réjouit de l’occasion qui lui sera faite de défendre la QPC qu’il a déposée pour son client. Fiscaliste, «technicien» comme il aime se présenter, son étude n’est séparée que de quelques pas du Palais-Royal, au centre de Paris, où siège le Conseil constitutionnel. Il se réjouit aussi de «mettre fin à un système dont trop de monde a profité». Bref, de mettre fin à ce qui ressemble à une vaste conjuration.
Cette perspective ne réjouit pas tous ses collègues qui, à l’instar de Patrick Michaud, redoutent la disparition d’une «protection en faveur des contribuables». Mais pour Karim B., elle sonne comme une revanche. Le petit gars du 93 parvenu, à force d’opiniâtreté, à faire son trou dans la capitale française jubile à l’idée de «mettre fin à l’épée de Damoclès que Bercy fait peser sur les contribuables». Et, au-delà de sa possible victoire sur les fonctionnaires du fisc, ce qui le grise, c’est de donner un nouveau coup aux «énarques et à leur solidarité corporatiste qui fait tant pour bloquer la France». Rien de moins.