Interview. Pour le géographe français Christophe Guilluy, le Brexit révèle une coupure sociale et territoriale due à la mondialisation, observable partout dans le monde.
L’auteur de La France périphérique voit dans le vote britannique sur la sortie de l’Union européenne l’application de son théorème sur l’«insécurité culturelle». Le résultat de ce référendum est aussi, pense-t-il, le signe de catégories modestes allant vers davantage de sédentarisation, en marche vers un localisme économique et politique.
Quels ont été, selon vous, les arguments déterminants de la victoire du Brexit?
La question des migrations a été très certainement un facteur essentiel de ce vote. A quoi l’on peut ajouter la problématique du souverainisme. Depuis une trentaine d’années, les souverainetés nationales se sont dissoutes peu à peu et sont allées se concentrer à Bruxelles ou ailleurs, dans des territoires hors sol. Les gens, autrement dit les électeurs, relient tout cela à la mondialisation économique, qui produit partout dans le monde les mêmes effets, positifs pour les uns, négatifs pour les autres.
Quels sont ces effets?
Posons le décor. Il est ici avant tout anglais, les Ecossais et les Nord-Irlandais ayant manifestement voté contre le Brexit pour des raisons identitaires diamétralement opposées à celles des partisans du «leave». Il y a, d’une part, une Angleterre périphérique qui a voté pour la sortie de l’Union européenne et, de l’autre, une Angleterre des métropoles, Londres en tête, qui voulait le maintien dans l’UE. Un clivage sociologique recoupe un clivage géographique.
D’une manière générale, la carte électorale, quels que soient les sujets débattus, est divisée autour de territoires mondialisés, qui réussissent dans la mondialisation et qui intègrent tout à la fois les catégories supérieures et les immigrés. Les autres territoires, à la périphérie, sont ceux des catégories modestes, des personnes qui globalement se situent dans des logiques plus identitaires et culturelles qu’économiques. Elles ont l’impression que le système en vigueur ne leur bénéficie pas.
Emergent donc une Angleterre périphérique, une Amérique périphérique à travers le vote Trump, évidemment une France périphérique et bien sûr une Suisse périphérique, la votation du 9 février 2014 contre la libre circulation des personnes l’a montré.
Que voulez-vous dire lorsque vous affirmez que le clivage entre métropoles et périphérie vaut pour tous les sujets débattus?
Il ne faut pas surinterpréter la nature européenne du vote britannique. Je crois qu’aujourd’hui les gens se servent de tout et de n’importe quoi pour crier quelque chose. Tout cela est très rationnel, il n’y a pas de complot. Le fond des choses est que des pans de la population ont été mis à l’écart du modèle économique mondialisé et qu’ils le font payer à la classe dominante, qui n’a pas vu venir le coup. La seule technique de protection qu’elle ait trouvée est de surjouer l’antifascisme ou la question du racisme. Mais l’on sent que ce n’est plus qu’une arme de classe.
Qu’appelez-vous «classe dominante»?
C’est l’hyperclasse, les gens qui sont tout en haut de la pyramide sociale. Mais c’est une définition totalement insuffisante. Beaucoup de gens tirent parti de l’activité de l’hyperclasse. Ce n’est pas 5% de la population, mais 30%, 40%, qui dans l’ensemble épouse la géographie des métropoles. Ce qui diffère dans le monde actuel par rapport aux trente glorieuses, ce n’est pas le choix pervers des élites, c’est le système économique. Dès lors que l’économie repose sur une division internationale du travail – les ouvriers chinois ou indiens travaillant à la place des ouvriers européens ou américains, pour dire les choses très vite – il est impossible que ce modèle n’ait pas de conséquences politiques, sociales et culturelles.
Comment cela se traduit-il?
L’idée qu’on allait partager le monde entre des ouvriers asiatiques et, ici, une classe moyenne supérieure hyperqualifiée pouvait apparaître comme quelque chose de rationnel et de positif. Mais cela ne s’est pas produit. Un clivage est apparu à l’intérieur de l’ancienne classe moyenne, laquelle, selon moi, n’existe plus: tous les partis populistes sont des partis de sortie de la classe moyenne. Une partie de cette classe a pu garder son rang et même monter en grade, alors que l’autre constitue désormais le réservoir des couches populaires. En Angleterre, le taux de chômage n’est certes pas très élevé, mais le taux d’emplois précaires, lui, l’est, et les niveaux de revenus sont très bas. Ce qui est assez logique, puisque la plus-value, avec les services et le marketing, est produite dans les grandes villes.
Que trouve-t-on sur les territoires périphériques? Rien?
Non, justement, il n’y a pas rien. L’idée en vogue faisait passer ces territoires pour vieillissants, promis à une disparition inéluctable. Le vote sur le Brexit montre le contraire. Ils vivent encore et entendent reprendre la main. On y trouve les ouvriers, les petits employés ou encore les paysans. Des chiffres sur la working class blanche – les statistiques ethniques étant autorisées en Grande-Bretagne – montrent une baisse du niveau scolaire. Son accès à l’université est inférieur à celui des immigrés. Ce n’est pas la conséquence d’une discrimination positive, mais d’une localisation, l’enseignement supérieur étant situé dans les métropoles, là où réside la plus grande part de la population immigrée.
Les arguments qui ont présidé à la sortie de l’UE sont-ils l’exact contraire de ceux qui ont prévalu dans l’élection, début mai, de Sadiq Khan à la mairie de Londres?
Oui, c’est l’antivote de Londres. A l’intérieur de chaque pays, il y a bien deux mondes. C’est ça, le défaut dans l’affaire: vous avez un système économique qui marche, et c’est bien pour cela que la critique radicale à la Jean-Luc Mélenchon ne fonctionne pas. Il est faux de dire comme il le fait que l’on s’appauvrit. Le problème est que ce système-là est inégalitaire, ne fait pas société. D’où le basculement de tout un monde populaire dans l’abstention ou le populisme.
Ce phénomène n’est pas dû à une poussée subite d’irrationnel, il est la conséquence de vingt à trente ans de précarisation. Nous avons donc une recomposition économique et sociale, ainsi qu’une recomposition territoriale, et, là-dessus, l’émergence d’une société multiculturelle. Pour des populations elles-mêmes fragilisées socialement, le rapport à l’autre devient très compliqué.
Que veulent les classes populaires?
Vous avez un mouvement en Europe et aux Etats-Unis qui englobe toutes les classes populaires, quelles que soient les origines et les religions, d’ailleurs, et qui vise à préserver ce qui reste: le capital social, le capital culturel. Autrement dit: pouvoir échanger avec son voisin, parler à peu près la même langue, être à peu près d’accord sur les valeurs. Ce qui n’interdit pas l’accueil de gens différents. Cela suppose en revanche de réduire ce que j’ai appelé l’insécurité culturelle, qui est très liée à l’instabilité démographique. Ce n’est pas un hasard si le Brexit a été porté par la question de l’immigration. La Grande-Bretagne a été un territoire d’intense immigration ces quinze ou vingt dernières années, au moment où elle était dans l’UE. Les pro-Brexit l’ont perçu ainsi. Ils se demandent qui, demain, sera majoritaire.
Va-t-on vers moins de flux migratoires après le Brexit?
En France, cela fait quinze ans que 70 à 75% des gens souhaitent la réduction de ces flux. A un moment ou à un autre, cela va arriver. Aborder le sujet est complètement impossible, car il a été fascisé à outrance. Prendre position là-dessus, c’est basculer très rapidement du côté obscur de la force. Le plus marquant aujourd’hui est que les logiques économiques et foncières sont en train de se cristalliser, transformant les métropoles en citadelles. Inversement, les populations de catégories modestes sont regroupées dans les petites et moyennes villes où l’on constate une forte montée de la sédentarisation, des vieux, des actifs et des jeunes.
Cette société-là s’enracine de plus en plus, aussi parce qu’elle n’a pas les moyens de la mobilité. Elle sera du coup d’autant plus sensible à l’implantation d’entreprises et à l’arrivée de populations nouvelles.
Que faire pour éviter une explosion sociale, voire interethnique?
Un modèle économique complémentaire va certainement s’imposer, fait de circuits courts. On s’achemine vers un localisme économique et politique, qui aura sa place à côté des échanges mondialisés. Plus la population mondiale s’accroît, plus les gens seront contraints de rester sur place. Cela contredit complètement le discours sur l’hypermobilité de quelqu’un comme Jacques Attali, par exemple. Le vrai souverainisme n’est pas idéologique: après avoir fait l’analyse que trente ans de mondialisation n’avaient pas entraîné un enrichissement et un bien-être pour tous, les gens vont chercher à s’épanouir dans des logiques de sédentarisation et d’enracinement, un mot que je préfère à celui de repli.
Va-t-on vers des Brexit en cascade?
La stratégie européenne consistera sans doute à ce que la Grande-Bretagne ne sorte pas vraiment de l’UE en validant tous les accords commerciaux. Les dirigeants européens vont probablement vouloir verrouiller les possibilités de nouveaux Brexit. Mais la société avance sans eux, sans les hommes politiques, sans les idéologues, sans les traders. La société change aussi en dehors des votes. Autres Brexit ou non, les gens sont dans la désaffiliation, les catégories modestes ne reviendront pas au bercail, j’en suis certain.