Olivier Francey
Auteur (1910-2000). Quand cette autorité intellectuelle, éprise de liberté, publie son ouvrage monumental à l’occasion du vingtième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, elle devient une sommité mondiale.
Elle est la première femme à recevoir, en 1956, le titre de professeur extraordinaire de philosophie à l’Université de Genève. Une récompense pour celle qui n’a jamais cessé de considérer la transmission du savoir comme l’une des clés de la liberté, fragile condition qu’il faut chérir avec responsabilité.
Et pour cause, Jeanne Hersch a côtoyé l’haleine fétide du totalitarisme. Alors étudiante à Fribourg-en-Brisgau sous le rectorat de Martin Heidegger et dans une Allemagne qui voit Adolf Hitler marcher vers le pouvoir, la jeune femme juive de 23 ans se voit contrainte d’assister au salut hitlérien d’étudiants fredonnant plusieurs strophes du Horst Wessel Lied, «vous savez, le chant où l’on dit que les trottoirs sont trempés du sang des juifs». L’expérience est glaciale.
La guerre, la Grande cette fois-ci, marquera aussi les premières années de sa vie. Née à l’été 1910, la petite Jeanne et ses parents – un père originaire de Lituanie et une mère varsovienne, tous deux juifs, ayant fui en 1904 la domination russe en Pologne – occupent un appartement rue John-Grasset à Plainpalais. «C’était presque un quartier de réfugiés, se souvient-elle, où régnait une émulation sociale parmi les intellectuels des pays de l’Est. Je revois alors mes parents comme d’éternels étudiants. Les étudiants, pour mes parents, avaient du prestige. Petite fille, je croyais que tout le monde allait à l’université.» Un lieu où elle rencontrera l’amour: le professeur de langue et littérature latine, socialiste et fondateur de l’Union sociale, André Oltramare.
Militante, socialiste et affichant une profonde méfiance à l’égard des idéologies, la Genevoise passera sa vie à promouvoir la liberté des hommes et, avec elle, les conditions ou les normes qui la rendent possible. «La liberté, c’est le centre de toute l’affaire philosophique. […] Mais il faut être libre maintenant. Sinon, vous ne le serez jamais», prévient celle qui se qualifie elle-même de «maîtresse d’école». A ses yeux, autorité et liberté étaient conjointement nécessaires s’il fallait «éduquer».
Ce besoin de transmission s’explique aussi par le privilège dont elle se sent redevable: «Pendant que j’étudiais, d’autres travaillaient.» Cette dette-ci, Jeanne Hersch s’en est largement acquittée. En enseignant le latin, la littérature française et la philosophie au sein de l’Ecole internationale de Genève entre 1933 et 1956, puis à l’Université de Genève jusqu’en 1978.
Toujours à l’université, la docteur ès lettres fait reconnaître son autorité intellectuelle. Conférencière en Suisse et à l’étranger, Jeanne Hersch est appelée à prendre la direction de la Division de philosophie de l’Unesco entre 1966 et 1968 à l’occasion du vingtième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
A cette occasion, elle publie Le droit d’être un homme, ouvrage monumental sous la forme d’un recueil de textes – plus d’un millier – «issus de traditions et d’époques les plus diverses» visant à rappeler que les principes des droits de l’homme ont été proclamés, soutenus et défendus, en tout temps et dans toute culture. Un coup de génie qui fera de la Genevoise une sommité mondiale. Celle qui ne s’est pas contentée de théoriser la liberté. Mais qui l’a mise en pratique.
En savoir plus
➤ Le plus ancien amphithéâtre académique de Genève porte le nom de Jeanne Hersch. Une visite de cet auditoire situé dans le bâtiment des Philosophes, rénové en 2014, permet d’admirer le mobilier d’origine remarquablement conservé.
➤ Décédée le 5 juin 2000, la philosophe a été ensevelie dans le célèbre cimetière des Rois à Plainpalais. Seuls les «magistrats et les personnalités marquantes ayant contribué, par leur vie et leur activité, au rayonnement de Genève» ont le droit d’y reposer.