Alexis Favre
Ingénieur (1826-1879). Le pionnier genevois du Gothard, ingénieur en chef du plus long tunnel ferroviaire du monde et vainqueur de la forteresse des Alpes, réunissait tous les attributs du héros dans un XIXe siècle de science et de progrès. Mais la postérité s’est montrée cruelle.
Les Genevois sont ingrats. Ils brandissent Jean-Jacques Rousseau, ils célèbrent Henri Dunant, ils ont même fait d’une lanceuse de marmite leur héroïne tutélaire, elle qui a juste su se trouver au bon endroit, au bon moment dans la légende. Mais le souvenir de Louis Favre*, lui, glisse dans une petite boîte en fer-blanc tractée par quelques mineurs il y a bien longtemps, 1000 mètres sous le col du Gothard, dans les profondeurs de la mémoire collective.
Ce 28 février 1880, Louis Favre est décédé depuis sept mois. Après des années de souffrance, les mineurs partis d’Airolo (TI) rejoignent ceux qui ont commencé à creuser à Göschenen (UR). Le plus long tunnel ferroviaire du monde est percé, le rêve de son ingénieur en chef est devenu réalité. Parce qu’il n’est plus là pour le voir, les ouvriers rendent à Louis Favre ce qui lui revient: il sera le premier à emprunter son tunnel. Les forçats font passer dans la galerie la boîte en fer qui renferme son portrait. Au dos, quelques mots qui disent tout: «Qui est plus digne de passer le premier que celui qui nous était patron, ami et père? Viva il Gottardo!»
Les ingrédients du mythe semblent réunis. Mais deux siècles et demi plus tard, alors que le nouveau tube du Gothard relègue son ancêtre au rang de curiosité, Louis Favre n’est plus qu’une rue secondaire à Genève, une place à Chêne-Bourg et deux statues en bronze. Demandez à 100 Genevois qui est Louis Favre, si vous pensez qu’on exagère: la postérité est cruelle. Cruelle, parce qu’il fut tous les héros à la fois.
Celui d’une ascension sociale hors du commun, pour commencer: Louis Favre s’est fait tout seul. Né le 28 janvier 1826 à Chêne-Thônex (Chêne-Bourg n’existait pas) d’un père savoyard et charpentier, il se destine comme il se doit à la charpenterie. Reçu compagnon en 1846 à Neuilly-sur-Marne, il ne tarde pas à viser plus haut. Des cours d’architecture et une formation d’ingénieur en autodidacte le conduisent sur les grands chantiers ferroviaires de l’époque, où il se frotte à ses premiers tunnels et se forge une réputation.
Un geste fou
Des tunnels aux carrières, ensuite. Celle de Seyssel, dans l’Ain, et celle de Saint-Paul-Trois-Châteaux, dans la Drôme, qu’il achète, exploite et revendra. Et puis des tunnels, encore des tunnels. Quand il remporte le concours pour le percement du Gothard, le 7 août 1872, Louis Favre est un homme riche, et il l’assume. Comme un pied de nez à la Genève protestante, il donne une somptueuse fête pour célébrer la nouvelle en son domaine du Plongeon, le futur parc des Eaux-Vives, acheté sept ans plus tôt.
Louis Favre, héros arthurien aussi. Parti à l’assaut d’une montagne comme d’autres à la quête du Graal. Pour décrocher le chantier, le Genevois fait une promesse dangereuse: aller plus vite que ses concurrents et à moindres frais. Il s’engage à percer en huit ans et à assumer les coûts du chantier. La convention qu’il signe prévoit 5000 francs de pénalités par jour de retard, 10 000 au-delà de six mois. Le geste est fou, mais il convainc le tout-puissant commanditaire, Alfred Escher, baron du rail et de la finance helvétique.
Qualifié de «léonin» par son ami l’ingénieur Colladon, le contrat fait fi des imprévus. Difficultés techniques et géologiques, différences de vues avec la Compagnie du Gothard, arguties juridiques et grève des mineurs italiens: Louis Favre s’arrache les cheveux. «Ah, cette convention, soupire-t-il un jour. Comme je devais la tourner et la retourner plus tard! Si cela continue ainsi, nous aurons de jolis démêlés!» Cela continue ainsi et les démêlés sont moins jolis que prévu: une crise cardiaque terrasse le héros du Gothard à 53 ans. Le retard – dix mois – et les surcoûts – 11% – ruineront ses héritiers, poursuivis par la Compagnie.
Louis Favre, héros tragique, enfin. Le 19 juillet 1879, en pleine visite de chantier dans la galerie nord, son cœur s’arrête. «Tenez ma lampe», lâche-t-il dans un dernier soupir, qui lui aussi dit tout: le tunnel, avant sa propre vie. Et avant la prospérité des siens: condamnée à payer 3 millions de francs en 1885, la fille de Louis Favre est contrainte de vendre le domaine du Plongeon.
Triplement héroïque, Louis Favre eut tout de même droit à son heure de gloire. «A la fin du XIXe siècle, la Suisse radicale moderne se cherche des héros, analyse l’historien genevois Bernard Lescaze. Et dans ce siècle de science et de progrès, celui qui a vaincu la forteresse des Alpes est propre à en devenir un. Ce n’est pas par hasard qu’il a eu droit à deux statues dans les rues de Genève, érigées à cette époque.» Pourtant, reconnaît l’historien, à mesure que le XXe siècle voit les prouesses techniques se succéder, «certains de ces héros finissent par être un peu oubliés. Surtout ceux qui sont morts jeunes ou qui n’ont pas eu de descendants déterminés à lustrer la statue du grand homme.»
Si un jour vous passez devant une des statues du pionnier du Gothard, à Chêne-Bourg ou à la place des Alpes, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
* Soit dit à toutes fins utiles: l’auteur de ces lignes n’a aucun lien de parenté avec son illustre homonyme.
En savoir plus
➤ Le 30 juillet 1893, une statue en bronze de Louis Favre est érigée à Chêne-Bourg (GE) par souscription nationale. La Compagnie du Gothard, qui a octroyé une rente annuelle de 10 000 francs à sa fille après l’avoir poursuivie en justice, fait partie des donateurs. Un second buste, érigé à la rue du Mont-Blanc, est déplacé en 1914 à la place des Alpes.
➤ En 1979, pour le centenaire de sa mort, l’historien genevois Bernard Lescaze publie «Louis Favre. Deux écrits», 93 pages de textes commentés qui reflètent notamment la dureté des rapports entre l’ingénieur en chef du Gothard et ses puissants commanditaires.
➤ Les archives de la famille Colladon, consultables à la Bibliothèque de Genève, documentent les nombreux aléas du chantier du Gothard.