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Sri Lanka: les plaies ouvertes

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Jeudi, 7 Juillet, 2016 - 05:54

Vanessa Dougnac

Reportage. L’absence de reconnaissance des crimes de guerre hante le processus de réconciliation nationale.

Elle porte un chemisier bien repassé et le sac à main des grands jours. Balendra Jeyakumari a rendez-vous avec les démons du passé. Pour la première fois en sept ans, elle revient sur la plage de Mullivaikal, dans le nord-est du Sri Lanka. Elle n’habite pourtant qu’à une quarantaine de kilomètres. Mais dans cette région tamoule, personne n’a le courage de revoir la plage maudite et son village.

Le 18 mai 2009, la guerre s’est achevée ici, avec la victoire des troupes cinghalaises de Colombo qui anéantissaient la rébellion des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), classée «organisation terroriste» par la communauté internationale.

Sous des cocotiers noircis et décapités, les maisons aux murs perforés par les balles s’étirent sur des terrains aux courbes façonnées par les bombes. Çà et là apparaissent d’anciens bunkers, fortifiés par des bouts de tôle et du sable emmaillotés dans des saris. Dans ces abris qui ressemblent à des tombes, la population tentait, en avril et mai 2009, de se protéger des bombardements quotidiens de l’armée. Ils étaient 350 000 civils pris au piège sur ce dernier territoire des rebelles en déroute. Avant l’entrée dans le village, l’ultime ligne de défense des Tigres est encore visible, longeant la jungle, le lagon et les marécages.

Alors qu’une pluie dense se met à tomber, les lieux évoquent le naufrage d’un pays entier, une île somptueuse au potentiel prometteur, qui a sombré, en 2009, dans l’horreur.

Balendra Jeyakumari se souvient. Elle désigne le bord d’un chemin, à 200 mètres de la plage. «C’était le 5 mai 2009, raconte-t-elle. Kajivan, mon fils de 19 ans, marchait devant moi. Nous étions sortis des bunkers pour tenter de trouver à manger. Soudain, il y a eu des bombardements et beaucoup de fumée. Mon fils s’est retourné et a crié: «Amma [Maman]!» Quand je l’ai rejoint, il était mort. Une partie de son visage avait été emportée par un éclat. Il y avait cinq ou six autres cadavres. Je hurlais. Tout autour, les gens couraient. Ils m’ont dit de laisser le corps de mon fils. Je l’ai enterré là, en le recouvrant de sable.»

Comme Kajivan, entre 40 000 et 70 000 personnes ont été tuées durant les cinq derniers mois de la guerre, en grande majorité sous les feux de l’armée. Les soldats resserraient alors leur étau sur les rebelles Tigres qui reculaient de village en village avec la population civile, jusqu’à la bande côtière de Mullivaikal. Des élus locaux assurent que le nombre des victimes serait bien plus élevé. «D’après nos registres d’état civil, 142 000 personnes manquent à l’appel dans la région», affirme, à Jaffna, un député parlementaire.

Pour Balendra Jeyakumari, le deuil n’a pas été possible. «Mon vœu est de pouvoir accomplir une pooja (cérémonie hindoue) à l’endroit où mon fils est mort et poser une plaque en sa mémoire.» Nul ne sait, aujourd’hui, où est le corps. Les villageois soupçonnent l’armée d’avoir «nettoyé» le champ de bataille après la guerre, pendant que la population survivante était enfermée durant plusieurs mois dans le camp de Menik Farm, plus au sud.

Mais près d’une autre plage, à Putumattalan, une femme nous guide vers des tombes anonymes, cachées sous des arbres. «Des corps ont été enterrés à la va-vite en avril 2009, raconte-t-elle en s’approchant d’une tombe. Là, c’est mon fils. Il avait 5 ans.» La femme est nerveuse. «Je ne peux pas vous parler», souffle-t-elle. Un camp militaire est à proximité et les soldats surveillent le village. Nous-mêmes serons suivis et interrogés par des membres du renseignement militaire. Au Sri Lanka, le sujet de la guerre est toujours tabou.

Présomption de crimes de guerre

Car les autorités issues de la puissante majorité cinghalaise n’admettent pas les massacres. Les exactions sont mises sur le dos des rebelles, accusés quant à eux d’avoir utilisé leur peuple en bouclier humain. «Mes instructions étaient qu’il ne devait y avoir aucune victime civile», réitère l’ancien président Mahinda Rajapaksa, alors qu’il achève ses prières du dimanche dans un temple bouddhiste de Colombo. Lui se voit en libérateur du pays. Il a gagné sa war against terror, la guerre contre le terrorisme, et ajoute: «Mais je savais que ce serait difficile et qu’il y aurait un ou deux incidents…»

Aux yeux des Nations Unies, si les rebelles sont accusés d’exactions, il existe une forte présomption de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité perpétrés par les militaires sous le régime de Mahinda Rajapaksa. Fin 2015, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a réitéré au Sri Lanka l’exigence d’ouvrir une enquête crédible sur ces atrocités en associant des observateurs internationaux. «Laissez-les faire», rétorque Mahinda Rajapaksa en montant dans sa limousine.

Les promesses du nouveau président, Maithripala Sirisena, permettent à la communauté internationale de croire en un changement positif. Son gouvernement est en train de mettre en place les commissions exigées pour appuyer le processus de réconciliation autour de quatre axes: la «vérité», la «justice», les «personnes disparues» et les «réparations». Il promet une nouvelle Constitution et des droits égaux pour l’ethnie minoritaire dont les discriminations l’avaient portée, à l’origine, à prendre les armes. Si ces bonnes résolutions ne sont encore que sur le papier, il y a cependant quelques gestes.

Réécriture de l’histoire

Sur la péninsule de Jaffna, certaines terres réquisitionnées par l’armée ont été rétrocédées aux villageois tamouls, dans un contexte où 200 000 soldats non démobilisés sont accusés par les Tamouls de «coloniser» la région et d’empiéter sur la vie civile. Le mois dernier, le gouvernement a admis que «65 000 personnes» avaient disparu: la période porte sur 27 années de guerre civile, mais c’est un pas indéniable.

Le Sri Lanka est-il sincère? «Les efforts actuels ne sont pas suffisants, mais une réelle volonté est exprimée», estime, dans son bureau du Parlement, le député R. Sampanthan, leader de l’opposition avec sa coalition de la Tamil National Alliance (TNA). «Ce gouvernement ne peut plus faire marche arrière», renchérit, dans une lointaine banlieue, Mano Ganesan, le nouveau ministre du Dialogue national. Défenseur des droits de l’homme menacé de mort durant la guerre, Mano Ganesan jure qu’il y croit. «Nous, les Tamouls, devons être traités comme des citoyens égaux dans ce pays. Et il faut donner une chance au dialogue.»

En attendant, la paix au Sri Lanka se construit sur une réécriture tronquée de l’histoire: la version officielle, dans la tradition d’une propagande nationaliste qui s’est débridée durant la guerre. Le gouvernement a érigé des monuments glorifiant ses soldats morts. Mais rien pour commémorer les civils tués. L’histoire des Tamouls est effacée. Les cimetières des rebelles ont été profanés, un geste qui a frappé les esprits puisque chaque famille tamoule donnait un enfant à la guérilla.

Au Musée de la guerre, près de Puthukkudiyiruppu, des panneaux vantent «l’opération humanitaire» de l’armée qui a «libéré la population» des griffes des «violents terroristes». Une immense statue représente un soldat cinghalais levant son fusil d’assaut T-56 vers le ciel. Sous un hangar, le musée exhibe du matériel retrouvé dans les caches rebelles: armement, blindés, sous-marin kamikaze, vedettes pour attentats suicides, bombes. Tout est fait pour ne retenir que la férocité des Tigres.

Des questions sans réponses

Gajendrakumar Ponnambalam, avocat et politicien tamoul, découvre ces vestiges ayant appartenu à une organisation pour laquelle il admet avoir éprouvé une «sympathie politique, parce que c’était le projet politique du peuple tamoul». Il dénonce l’immobilisme du gouvernement: «Colombo sécurise sa présence militaire et étend son projet de domination bouddhiste dans nos terres. Il n’y a aucune avancée en matière de solution politique et de fédéralisme, pas de changements constitutionnels, ni de justice.»

A ce jour, les personnalités soupçonnées de crimes sont toujours traitées en «héros», à commencer par le major général Jagath Dias ou le général Sarath Fonseka. Même Gotabaya Rajapaksa, frère de l’ancien président et ex-ministre de la Défense qui fut le farouche partisan de la «solution militaire», n’est pas inquiété. Les coupables seront-ils rattrapés par l’histoire? Et quelle a été la chaîne de commande? «Tout ce que nous demandons est une enquête juste et indépendante», martèle Gajendrakumar Ponnambalam.

Avec une colère sourde, les villageois de l’ancien bastion tamoul s’interrogent entre eux. «Y a-t-il eu intention des autorités de rassembler la population et de la cibler?» lâche Iyachamy. Le vieil homme habite dans l’ancienne no fire zone, c’est-à-dire la zone sécurisée que les autorités avaient délimitée pour mettre les civils tamouls à l’abri. «En réalité, nous étions sous une pluie de missiles et de tirs. Alors comment pouvons-nous nous reconstruire en tant que citoyens de ce pays?»

Accaparés par le quotidien et la pauvreté, les Tamouls voient néanmoins d’un bon œil les nouveaux hôpitaux, routes, écoles et infrastructures. «Mais ceux d’entre nous qui le pouvaient ont fui à l’étranger, notamment en Suisse», explique Prem Nath, un journaliste d’Uthayan, le quotidien tamoul dont plusieurs employés ont été assassinés durant la guerre. Son ancien patron, M. G. Kuganathan, a été sauvagement tabassé en 2011, rejoignant à son tour le flot de la diaspora tamoule en Suisse. La dernière attaque contre son journal remonte à 2013. L’animosité envers ceux qui sont perçus comme les tenants de la «cause tamoule» reste exacerbée.

Et la frustration, dans les villages, s’est inventé une étrange légende. «Notre leader Prabhakaran est vivant», clame ainsi Rajesh (nom d’emprunt), un ex-combattant Tigre qui cache son identité réelle aux autorités. Le 18 mai 2009, le cadavre du redoutable chef des Tigres avait pourtant été exhibé en boucle sur toutes les chaînes de télévision. Rajesh est persuadé qu’il s’agissait d’un «faux». Il y croit dur comme fer: «Prabhakaran va revenir nous venger.»

En attendant, sur une plage oubliée de Putumattalan, le temps s’est figé au printemps 2009. C’est une plage fantôme, parsemée d’objets: chaussures d’enfants, vêtements, bunkers, ustensiles de cuisine… Un livre ouvert qui raconte l’histoire interdite. Epars dans le sable, des dizaines d’albums plastifiés contenant des photos de mariage ont été abandonnés. Sur des silhouettes désormais floues, les visages commencent à s’effacer. 

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Vanessa Dougnac / Mullivaikal
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