Analyse. Brexit en Grande-Bretagne, 9 février 2014 en Suisse, les dirigeants s’aperçoivent du pouvoir de nuisance d’une populace mécontente de son sort.
«Le peuple! Vous vous souvenez?» Cet appel ironique inscrit sur une pancarte brandie par un manifestant en France contre la loi travail semble vieux comme les protestations. Mais il n’a jamais eu autant de résonance qu’en ces jours agités provoqués par le vote britannique sur la sortie de l’Union européenne (Brexit), causant le désarroi des dirigeants à travers toute l’Europe et au-delà. Il rappelle une vérité: le peuple existe, il peut même voter, de manière parfaitement démocratique, contre les choix de ses élites dirigeantes. Même si, en conséquence, il se tire une balle dans le pied.
Pour les dirigeants désavoués, le réveil est dur: «Il est certain que les élites ont pris trop peu au sérieux les soucis de la population et n’ont pas livré de réponses politiques», admet, dans la NZZ am Sonntag, Heinz Karrer. Le président d’Economiesuisse, organisation faîtière des grandes entreprises, témoigne du désarroi qui frappe toute la tranche des grands décideurs, ceux qui viennent notamment se former à l’IMD, l’une des meilleures écoles de management du monde.
Or l’un de leurs enseignants, le professeur de finance et de gouvernance Didier Cossin, observe: «La grande leçon du Brexit, c’est que les élites dirigeantes ne connaissent plus les sentiments des populations. Le vote britannique est symptomatique de la déconnexion des marchés des capitaux de la réalité sociale.»
Des signaux
Il a donc fallu que 51,9% des électeurs britanniques décident de couper les liens avec le reste de l’Europe contre l’avis de leur gouvernement et de la majorité des grands patrons pour que ces derniers se rendent à l’évidence: les pires menaces de récession et de chômage ne font plus d’effet face à une population désécurisée par l’immigration et les répercussions de la mondialisation. La crise est grave.
Pourtant, les signaux n’ont pas manqué! D’abord par les manifestations altermondialistes des années 90 et 2000. Puis par le succès planétaire, dès 2012, de l’ouvrage de l’économiste Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, qui soulignait le creusement des inégalités. Et, enfin, par la multiplication des votes qualifiés de «populistes», comme la victoire du parti eurosceptique Droit et justice aux élections parlementaires de Pologne d’octobre 2015; ou la montée des partis extrémistes aux élections du Parlement européen de mai 2014; et, bien sûr, la victoire surprise de l’initiative contre l’immigration de masse le 9 février 2014 en Suisse. Autant de scrutins susceptibles de déboucher, à leur échelle, sur des dégâts aussi importants que ceux du Brexit.
«Dissoudre le peuple»
Et pour qui n’aurait toujours pas compris le message, la victoire de Donald Trump aux primaires républicaines américaines en vue de l’élection présidentielle a donné un avertissement supplémentaire. Dont Martin Wolf, gourou du Financial Times, avidement lu par ces mêmes élites, a parfaitement saisi la portée: «Les politiques occidentales sont soumises à des pressions croissantes. Un grand nombre de personnes se sentent méprisées et dépossédées. Cela ne peut plus être ignoré», écrivait-il dans une chronique parue en janvier dernier dans le quotidien saumon de la finance mondiale.
Mais que l’on se rappelle du peuple est une chose. L’autre est: comment va-t-on lui parler? Une indication peu encourageante a été livrée quelques jours avant le Brexit par Joachim Gauck, président fédéral allemand, lors d’une interview sur la chaîne de télévision ARD: «Les élites ne sont absolument pas le problème, c’est la population qui est le problème en ce moment, avec qui nous devons chercher le dialogue de manière encore plus résolue.»
Le président allemand n’a pas forcément tort. Mais, pour un vrai dialogue, la parole doit circuler dans les deux sens. Faute de quoi les dirigeants s’exposent à l’échec que prédisait l’écrivain Bertolt Brecht en 1953 déjà. Dans son poème Die Lösung («La solution»), paru après une révolte populaire à Berlin-Est, il critiquait une position officielle prétendant que «le peuple […] a, par sa faute, perdu la confiance de son gouvernement. Et ce n’est qu’en redoublant d’efforts qu’il peut la regagner.» Et de conclure: «Ne serait-il pas plus simple alors pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre?» Si les élites adoptent la même approche, le chemin risque d’être encore long.