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Zalmaï, Armin et les autres: l’exil à 15 ans

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Jeudi, 7 Juillet, 2016 - 05:58

Récit. Il y a trente ans, le mineur non accompagné (MNA), c’était lui, Zalmaï. Comment le photographe s’est retrouvé à Neuchâtel pour rencontrer quelques «gamins». Et traduire même ce qu’ils ne disent pas.

Tu es un ado, tu aimes l’eau, elle évoque pour toi l’été et les vacances. Tu es un ado requérant d’asile, tu as vécu l’épreuve du bateau surchargé entre la Turquie et la Grèce, l’eau ne te fait pas du tout le même effet. Zalmaï se promène à Neuchâtel avec Armin, Morteza et Mohamed et c’est ce qu’il se dit. Ce n’est donc pas un hasard si deux photos sur trois qu’il a choisi de publier dans ces pages parlent d’eux et d’eau.

«Ce petit corps perdu dans une immensité opaque (p. 23) évoque pour moi le sort de ces gamins. Ils flottent dans un océan d’incertitude.» Il sait de quoi il parle, lui, Afghan comme eux, exilé à 15 ans. La troisième image dit comment, sur le chemin, on s’accroche les uns aux autres pour se fabriquer, de bric et de broc, une sorte de famille de substitution: «Le pire cauchemar, c’est d’être seul.»

Ces «gamins», il y a un sigle pour les désigner: MNA, mineurs non accompagnés (Mohamed y échappe, il est là avec sa mère et sa sœur). Ayant appris qu’il pouvait en rencontrer une poignée à Neuchâtel, Zalmaï le photographe, après avoir arpenté la route des Balkans pendant près d’un an pour l’ONG Human Rights Watch, a voulu venir les voir. «J’ai photographié l’Afghanistan en guerre, puis, jusqu’à Calais, les conséquences de ce conflit non résolu. Je veux maintenant accompagner ces gens au bout de la route.»

Ainsi, ce jour-là, les «gamins», ravis de parler leur langue avec un des leurs, ont raconté à Zalmaï leur désir inassouvi de se faire des amis suisses, leur soif de s’intégrer dans un club sportif, là où l’échange passe moins par les mots. Et surtout, en marchant à côté d’une école, leur frustration de passer trop de temps à glander: «Si seulement on pouvait s’asseoir sur un de ces bancs et apprendre!» Car Armin, Morteza et Mohamed flottent aussi entre enfance et âge adulte: trop vieux pour bénéficier de la prise en charge de l’école obligatoire, ils n’ont que des cours de français, plus ou moins bons et nombreux, à se mettre sous la dent.

De Zalmaï à Zahra à Sahar

Mais il faut d’abord raconter comment cette rencontre est advenue. Zalmaï, réfugié afghan devenu citoyen suisse, est d’abord un grand photographe. Ce sont ses images qui parlent. Mais depuis quelque temps, sollicité pour témoigner de son expérience, il découvre, aussi, le poids des mots: «C’est fou l’effet que ça fait quand on parle à la première personne.»

Il dit, par exemple, ceci: «J’avais 15 ans, je ne connaissais pas le mot «réfugié». Je ne savais pas ce qu’était une frontière. Je n’avais pratiquement jamais quitté Kaboul et ma vie protégée. Ce voyage terrifiant à travers les montagnes, c’était ma première sortie sans mes parents.» Ceux qui l’écoutent cessent alors de considérer le «problème des réfugiés» comme une thématique. Ils voient des gens, chacun avec une histoire. Ils comprennent – pour de bon – que ça pourrait être la leur. Pire: celle de leur enfant.

La dernière fois que Zalmaï a témoigné, c’était en mai au Forum des 100. Moment d’émotion intense. Tout le monde a tweeté sa phrase: «Ce n’est pas une crise des réfugiés, c’est une crise de la compassion.» Il entend par là: trouver des solutions au «problème des réfugiés» est difficile, oui. Ça ne nous empêche pas de les regarder, de leur parler, de compatir et d’aider.

Au Forum des 100, Zalmaï a rencontré Zahra. Zahra Banisadr, fille d’Abol Hassan, le premier président de la République d’Iran éjecté en 1981 par la dictature des mollahs. Zahra, réfugiée à 15 ans à Paris, où elle a vécu un an de solitude éperdue sans savoir si elle allait revoir ses parents vivants.

Zalmaï et Zahra se comprennent à demi-mot. Quand ils parlent, par exemple, du «trou noir» qui menace de vous aspirer l’âme quand vous flottez dans un océan d’incertitude. Parce que, à 15 ans, si vous avez perdu tous vos repères, vous êtes en grave danger d’effondrement intérieur. Zalmaï: «Avoir une famille, un pays, s’aimer, se séparer, je n’avais jamais réfléchi à la signification de tout cela. Ça m’est tombé dessus en huit jours, c’était trop. Je n’avais plus envie de vivre, je ne mangeais plus, j’ai perdu 12 kilos. La dépression: ce mot-là non plus, je ne le connaissais pas.»

Heureusement pour lui, Zalmaï voyageait avec son frère aîné: «Il m’a protégé, il m’a sauvé la vie.» Zahra lui fait écho: «Je me souviens, j’étais à l’école, j’essayais de lire, et les lignes dansaient devant mes yeux. Je n’arrivais pas à me concentrer. Aujourd’hui, j’entends dire des adolescents qui essaient d’apprendre le français: «Ils ne sont pas concentrés.» Comment le seraient-ils? L’incertitude, ça vous plombe la tête. Il faut un minimum de tranquillité mentale pour penser et apprendre.»

Zahra vit à Neuchâtel, où une amie iranienne, Sahar Ghaleh, «marraine» plusieurs de ces adolescents: Armin, Morteza, Mohamed et quelques autres, des Afghans venus d’Iran, où la communauté de ces réfugiés sans statut compte un million et demi de personnes.

C’est ainsi que Zalmaï est venu à Neuchâtel. Sahar  y est interprète. Elle-même fille d’une réfugiée au moment de son arrivée en Suisse, à 12 ans. Armin et les autres, elle les a rencontrés dans le cadre de ses mandats professionnels («le dhari d’Afghanistan et le farsi d’Iran, c’est la même langue»). Mais très vite, elle s’est retrouvée à faire plus.

D’abord, avec une poignée d’autres bénévoles, elle a fondé l’association Effet Papillon, qui dispense des sortes de cours d’appui en langue maternelle, pour aider les réfugiés en panne dans leur apprentissage du français. Une aide nécessaire parce que la qualité des cours offerts dans le canton est très inégale. Mais aussi parce que, avec les accidentés du lien, rétablir le courant avec la langue de la sécurité affective est un geste crucial de premier secours. Sur ce terreau, l’apprentissage peut fleurir.

Mais Sahar ne s’en tient pas là avec les «gamins»: «Ce sont des enfants en quête d’affection. Ils ont désespérément besoin de parler, de nouer un lien de confiance avec un adulte avec qui ils se sentent en sécurité.» Les MNA qui vivent dans un centre pour mineurs (lire encadré à la page suivante) ont leur éducateur de référence. Mais lorsqu’ils sont logés, comme Armin et Morteza à Couvet, dans un centre pour adultes, ils n’ont personne. Rien que des Securitas.

Les deux ados afghans ont une tutrice, très utile pour gérer leur dossier et peut-être plus active qu’ils ne l’imaginent pour défendre leurs intérêts (elle n’est pas habilitée à nous parler). Mais ce n’est pas auprès d’elle qu’ils trouvent ce lien qui réchauffe dont ils ont éperdument besoin. Par chance, ils ont rencontré Sahar: ils ont désormais une marraine informelle. «Quand je ne les vois pas, je passe mon temps à leur répondre sur WhatsApp. Armin, par exemple, il m’appelle tout le temps…»

Les «gamins» et les Securitas

Armin, le voilà justement; 15 ans et un sourire à faire fondre un iceberg. Sahar: «Il se cache derrière son sourire. Quand il rigole un peu trop, je sais que ça ne va pas du tout…» Tout en faisant connaissance, Zalmaï traduit: Armin vient de Kashan, il est là depuis sept mois, il raconte le bateau pour la Grèce et le voyage terrifiant surmonté grâce à la protection de son grand frère: «Tout comme moi! s’émeut le photographe. La différence, c’est que dans les années 80, les réfugiés afghans étaient des héros accueillis à bras ouverts.»

Armin a perdu un frère et son père en Iran, mais à leur évocation, les larmes lui montent aux yeux et il change de sujet. Parfois, dans les entretiens avec les personnes qui décident de son sort, il n’arrive plus à parler, il dit: «C’est le chaos dans ma tête.» Sa mère lui manque terriblement, au point qu’il est parfois tenté de repartir, malgré les risques. Ils sont grands.

Zalmaï: «Les réfugiés afghans sont terriblement maltraités en Iran, ils n’ont aucun statut et même pas le droit d’aller dans les parcs publics. Surtout, les garçons risquent à tout moment l’arrestation, avec, à la clé, la terrible alternative: soit tu vas te battre en Syrie, soit tu es expulsé.» Sahar hoche la tête: «Ce que j’entends ici sur mon pays est très difficile à encaisser. Si je me démène autant, c’est aussi dans l’espoir de donner à ces personnes une meilleure image des Iraniens.»

Arrive aussi Morteza, 16 ans. Il vient de Téhéran, et la nuit où il a traversé la frontière turque, il a failli y rester: les gardes iraniens tirent sur les fuyards, c’est un fait avéré par plusieurs observateurs. Morteza est là depuis sept mois comme Armin mais, contrairement à ce dernier, il commence à parler un peu français. Sahar explique: il est parmi les chanceux qui suivent les meilleurs cours du canton, au centre de formation CEFNA, à La Chaux-de-Fonds, dans le cadre du programme JET, jeunes en transition. Armin, lui, n’a eu jusqu’ici que 6 heures de cours par semaine et rien à faire le reste du temps.

Ils racontent le centre de Couvet. Les adultes saouls qui se bagarrent la nuit. Les Securitas, «certains gentils, d’autres beaucoup moins», les petites injustices ordinaires dont ils se sentent victimes, sans oser alerter le directeur. Mille petites anecdotes qui disent: tout ce qui nous arrive est aléatoire et arbitraire. Il y a certainement une logique derrière ce qui leur arrive: mais qui la leur explique?

Morteza doit rencontrer bientôt une famille d’accueil, mais il n’en est pas sûr: «Si c’est vrai, je suis content.» Il ferait donc partie des 20 mineurs qui devraient trouver un foyer d’ici à la fin de l’été: le canton a décidé d’agir, tout le monde admet qu’un centre pour adultes, ce n’est pas un endroit pour les MNA.

Arrive Mohamed, 17 ans, qui parle assez bien le français. Mais pas assez pour être admis au centre de formation CPLN: essayé, pas pu. «Vous écrivez un article? Vous pouvez m’aider? Parce que je suis mineur, on me donne la moitié de la somme que reçoit ma mère. Mais si je veux aller à l’école, on me dit que ce n’est pas possible parce que je suis adulte. C’est bizarre, non?»

«Tu me reconnais?»

Zalmaï a fait une autre rencontre à Neuchâtel. Un homme qui s’est précipité sur lui, la joie sur le visage. «Tu me reconnais? Tu étais en Hongrie, tu nous as aidés!» Le photographe se souvient: «C’était le jour où la frontière hongroise a fermé. Je leur ai dit qu’il était inutile d’attendre et conseillé de continuer sur la Croatie. Quand ces personnes trouvent sur la route quelqu’un qui parle leur langue, elles sont tellement heureuses!» Silence. «Ça m’arrive souvent. A Calais, j’ai revu un homme que j’avais sorti de la mer à Lebsos. Je vis avec, dans la tête, le souvenir de milliers d’yeux qui me regardent en espérant une aide.»

Mais à quoi bon aider quelqu’un qui, au bout du compte, sera renvoyé? Tous ces gestes ne sont-ils pas dérisoires si on ne résout pas le problème global? «Aucun geste n’est dérisoire. Parce que quand on est menacé par le grand trou noir, on s’accroche à la plus infime petite lumière. Tout ce que tu donnes est bon à prendre. Même si celui que tu aides doit repartir, ce sera son bagage d’humanité.» Le smartphone de Zalmaï vibre: encore le WhatsApp d’un ami lointain, rencontré sur la route des Balkans. 


MNA, les chiffres

– Les mineurs non accompagnés (MNA) étaient 2736 en Suisse en 2015, 8 fois plus qu’en 2013. Ils sont en majorité Afghans et Erythréens. Soixante-six pour cent d’entre eux ont entre 16 et 18 ans: ils ne bénéficient donc pas de la scolarisation garantie par la scolarité obligatoire.

– A l’échelle suisse, une minorité seulement de MNA vivent dans des centres spécialisés pour mineurs, dotés d’un encadrement éducatif stable et professionnel. Vaud privilégie cette solution.

– A Neuchâtel, les MNA sont une soixantaine, selon les indications fournies par le Service de protection de la jeunesse. Vingt vivent dans une institution pour mineurs «avec encadrement éducatif léger», 10 dans une institution d’éducation spécialisée, une poignée de presque adultes en studio. Le reste cohabite, comme Armin et Morteza, avec des adultes dans les centres d’accueil de Couvet et de Fontainemelon. Les autorités cantonales se disent conscientes que ce n’est pas leur place. Ce printemps, une action a été lancée pour trouver des familles d’accueil. Vingt familles se sont manifestées (d’autres peuvent encore le faire au Service de protection de l’adulte et de la jeunesse, via le site ne.ch). Le «matching» est en cours. A la rentrée, 20 mineurs non accompagnés devraient avoir trouvé un foyer.

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Anna Lietti
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