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Boris Cyrulnik: «Les héros d’aujourd’hui sont éphémères»

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Jeudi, 7 Juillet, 2016 - 05:59

Interview. Le psychiatre Boris Cyrulnik revient pour «L’Hebdo» sur les liens entre sport et résilience et sur notre besoin d’héroïser aujourd’hui les champions sportifs.

L’homme qui a popularisé le concept de résilience dans le domaine francophone sait de quoi il parle. Né en 1937 à Bordeaux, dans une famille d’immigrés juifs, Boris Cyrulnik a survécu à la guerre, caché par ses parents dans une pension. Déportés, sa mère et son père sont morts à Auschwitz.

Dans son dernier livre, Ivres paradis, bonheurs héroïques (Odile Jacob), le psychiatre raconte comment le petit garçon qu’il était a commencé à surmonter la douleur et l’insécurité en lisant des histoires de héros. A l’époque, les héros n’étaient pas des sportifs, comme c’est le cas aujourd’hui. C’était Tarzan, Rémi (du roman Sans famille d’Hector Malot) ou encore Oliver Twist. C’est avec eux qu’il a appris à lire, lui qui n’avait pas le droit d’aller à l’école. «La vie est un champ de bataille où naissent les héros qui meurent pour que l’on vive.»

Depuis, Boris Cyrulnik a fait de la résilience le centre de son approche thérapeutique. En mécanique, la «résilience désigne la résistance d’un matériau au choc, sa faculté de retrouver sa forme initiale après un impact. Au figuré, le mot évoque la force morale d’un individu qui ne se laisse abattre par les événements.»

En 1982, la psychologue américaine Emmy Werner a commencé à utiliser le terme comme métaphore pour décrire le processus de survie et la reconstruction d’un individu après une «agonie psychique», soit un traumatisme psychique extrême. Boris Cyrulnik l’a adopté à son compte. Il n’a cessé depuis de vulgariser cette notion dans ses nombreux ouvrages (Un merveilleux malheur, 1999, Les vilains petits canards, 2001, Le murmure des fantômes, 2003). Nous avions envie de lui demander ce qu’il pensait des héros contemporains: les sportifs. Et de la résilience de Martina Hingis.

La pratique sportive est-elle un moyen de pratiquer la résilience?

Disons plutôt que le sport peut aider des personnes blessées moralement à devenir résilientes. D’abord parce qu’il permet de sortir de l’isolement et donc évite de refouler son traumatisme. Ensuite parce que le sport donne un projet, une motivation, permet de trouver une valorisation et d’exister socialement. Et nous savons maintenant que la pratique sportive a une influence considérable sur le développement de notre cerveau.

A l’inverse, les sportifs «programmés» dès l’enfance pour devenir des champions semblent vulnérables. Comment gérer les défaites et la fin de carrière?

Parfois, les reconversions ne sont pas aisées. Après une vie sacrifiée pour le sport, le vide peut être ressenti comme un traumatisme. Que faire après avoir recherché l’intensité et érotisé la souffrance physique? C’est pour cette raison par exemple que j’avais accepté de présider le colloque Sport et résilience, à Paris, en 2012, qui invitait des sportifs de haut niveau et des entraîneurs à s’exprimer et à mener une réflexion sur le sujet.

Un poids supplémentaire repose sur les épaules des sportifs d’élite d’aujourd’hui. Ils sont, expliquez-vous, investis d’une charge symbolique: celle d’être les héros de nos sociétés contemporaines.

En temps de paix, nous avons besoin de héros éphémères, pour nous faire rêver et nous montrer le chemin. Des héros quotidiens qui nous éclairent, nous font rire, nous procurent des moments de gaieté. La définition du héros, c’est qu’il est un sauveur qui montre la voie, comme une étoile du berger. Ce rôle peut être tenu par Dimitri Payet ou Zidane. Ils sont légendaires, mais on les oubliera rapidement. Si les héros sont aujourd’hui éphémères, c’est pour moi la preuve que nous vivons en temps de paix et en démocratie.

De quoi naît ce besoin d’avoir des héros?

Si on est en difficulté dans son enfance, on a besoin de figures constructives, de figures d’identification. Un sportif, un musicien ou Tarzan! Si on est adulte et qu’on a encore besoin d’un héros, cela veut dire qu’on est soit dans la difficulté, soit que, culturellement, notre groupe social est en difficulté. On cherche un sauveur.

On met souvent en avant des hommes sportifs. Qu’en est-il des femmes?

Elles ont la même fonction, mais il y en a beaucoup moins qui sont héroïsées, c’est vrai. On en trouve dans les sports d’endurance et de risque. J’ai discuté avec de nombreuses athlètes qui entraient dans cette catégorie. Certaines faisaient le tour du monde à la voile, d’autres traversaient les montagnes à pied. Elles m’ont expliqué que l’enjeu, pour elles, était de montrer qu’elles étaient capables de faire les mêmes choses que les hommes. C’est un désir de réparation, une recherche de parité. Ces femmes servent d’héroïnes à d’autres femmes. Prenez la navigatrice Florence Arthaud. Elle a été divinisée, aimée et admirée par des hommes et par des femmes.

Les femmes sont-elles en quête d’héroïsation par le sport?

Non, la plupart préfèrent pratiquer des sports sans héroïsation. Pensez au jogging ou à la culture physique dans une salle de fitness. Pour les femmes, le sport a souvent une fonction de bien-être. Certaines le pratiquent simplement pour le plaisir du jeu. Dans le midi de la France, il y a des équipes de rugby féminines. Ce sont des héroïnes du quotidien, le temps d’un match. Elles font cela pour s’amuser! Alors qu’une femme qui pratique un sport à risque est dans une recherche idéologique de parité.

Qu’est-ce qui fait l’étoffe d’un héros ou d’une héroïne?

Au départ, les héros sont eux-mêmes des «éclopés» qui doivent surmonter leur fragilité. Ensuite, en temps de guerre, ils désirent donner leur vie pour nous, se sacrifier pour la collectivité. Tout dépend du contexte. En temps de paix, on va jouer à la guerre. Ainsi, le sport met en scène un combat. Souvenez-vous, on emploie des mots guerriers pour évoquer un match de tennis. Un bon sportif est un «tueur». Il dira: «Je vais me défoncer pour sauver l’honneur de mon équipe.»

Les grandes sportives sont prêtes à se sacrifier?

Oui, de nombreuses sportives se sont sacrifiées. Beaucoup ont pris des drogues, par le passé. Des hormones mâles, de la testostérone, des hormones de croissance… Cela se voit parce que leurs cuisses n’ont plus de cellulite, leurs deltoïdes sont très développés, elles ne courent plus de la même manière. Leur corps est modifié. Elles l’ont fait consciemment, prêtes à s’abîmer pour gagner une compétition ou un match. L’étoffe des héros est faite de narcissisme. Ils nous disent: «Par mon sacrifice, vous allez m’aimer.»

A qui s’adresse ce sacrifice, au public ou à leurs proches? Martina Hingis, pour revenir à elle, a toujours vécu sous l’influence de sa mère, son mentor.

Généralement, c’est l’emprise des pères qui fait de leur fils ou de leur fille un champion. Je n’emploierai pas le mot de héros, dans ce cas-là. C’est nous qui héroïsons ces vedettes. Mais beaucoup de ces champions, une fois leur carrière achevée, confient qu’ils étaient sous l’emprise de leur père ou de leur mentor, et qu’ils n’étaient pas heureux. Ils étaient bien entraînés, peut-être, mais pas heureux.

Martina Hingis a connu des déboires, mais elle a toujours su revenir au premier plan. Son incroyable capacité à rebondir est-elle le signe de la résilience?

La définition de la résilience et simple: c’est la reprise d’un nouveau développement après une agonie psychique. Martina Hingis a-t-elle vécu une agonie psychique dans les creux de sa carrière? Je ne connais pas assez bien son histoire pour le dire. Il me semble qu’il s’agit plutôt d’une difficulté développementale, qui a comporté des passages à vide et de bons moments. Celui qui déclenche un processus de résilience, quand par bonheur il se remet à vivre après un traumatisme, va radicalement changer de façon de vivre.

Comment pense une personne résiliente?

J’ai travaillé avec des hommes et des femmes touchés par les attentats parisiens du Bataclan. Pour l’expliquer de façon triviale, leur raisonnement est le suivant: «J’ai été blessé, j’ai perdu ma famille, mais je vais m’organiser pour vivre le moins mal possible, et parfois même pour avoir une belle vie. Je ne vais plus perdre une minute et passer l’essentiel de mon temps avec les gens que j’aime.» Le héros désire sacrifier jusqu’à sa vie pour être aimé. Alors que celui qui déclenche un processus de résilience veut vivre!

Le héros se situe au-delà de la victoire et de la défaite, expliquez-vous…

On ne demande pas au héros d’être vainqueur, mais de sauver l’honneur et de donner une noble image du groupe. Comme Roland à la bataille de Roncevaux, ou comme Zidane. Avec son coup de tête, le 9 juillet 2006, lors de la finale de la Coupe du monde de football à Berlin, Zidane se fait exclure et l’équipe de France perd le match contre l’Italie. Mais, lorsqu’on a appris que son adversaire italien, Marco Materazzi, avait insulté sa mère et sa sœur, le coup de tête est devenu un symbole de l’honneur vengé. Il a sauvé l’honneur de la France.

A l’inverse, le public n’a pas pardonné à la main de Thierry Henry d’avoir touché le ballon. Il a fait gagner la France contre l’Irlande, lors du match de qualification pour la Coupe du monde de football 2010. Mais en trichant, il a symboliquement souillé l’honneur du pays. 

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Franck Pennant / AFP
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